Dernier des Conventionnels, Antoine-Claire Thibaudeau meurt sénateur au début du Second Empire, après avoir traversé tous les régimes tout en ayant conservé un semblant de cohérence idéologique, à commencer son rejet des Bourbons et des Jacobins les plus radicaux.
Adrien Bostmambrun / historien
La longévité fait le charme, comme elle peut finir par ternir une vie publique, de surcroît politique. Nous le savons, les années 1789-1870 ont vu la plus grande accumulation de régimes que la France ait connue et avec elle des figures pour le moins opportunistes. Certains serviteurs ou rescapés de la Terreur se sont fait un nom sous l'Empire, ont continué d'œuvrer sous les rois, qu'ils soient Bourbons ou de la branche orléanaise, tels Fouché, Talleyrand ou Carnot.
Thibaudeau, l'illustre inconnu
Le Second Empire verra s'achever la carrière d'un autre serviteur de l'État, de timide renommée et qui qui ne brille aujourd'hui que par son statut de « dernier des Conventionnels » : Antoine-Claire Thibaudeau (1765-1854). Il a laissé des écrits riches d'enseignement (correspondance, Mémoires, travaux d'historien) édités dès les années 1820. Son portrait physique est connu, tant durant l'époque révolutionnaire que sous l'Empire (où il apparaît comme un quasi sosie de Bonaparte) ou sous la Monarchie de juillet. En 1832, le célèbre sculpteur Pierre-Jean David d'Angers l'a représenté sur un médaillon en plâtre conservé au Louvre.
Né à Poitiers le 23 mars 1765, Thibaudeau devient avocat comme son père à l'âge de vingt-quatre ans. Le père, René Hyacinthe (1737-1813), un bourgeois érudit, a consacré des travaux historiques sur sa province. Il représente le tiers-état du Poitou aux États généraux en mai 1789 et convie son fils à être à Versailles à ses côtés. Cette occasion offre au jeune Antoine-Claire la possibilité d'entamer un début de carrière dans l'enthousiasme des premières années de la Révolution. Revenu à Poitiers l'année suivante, le jeune Thibaudeau crée une société patriotique et, en 1792, représentera son département à la Convention nationale. Il y joue un rôle discret et se tient éloigné de certains Jacobins qu'il estime trop excessifs, à commencer par Robespierre. L'un de ses premiers discours est un appel très vigoureux à la condamnation à mort du roi : « Jugeons promptement Louis XVI et que l'échafaud d'un roi devienne le trône de la République universelle. »
Quelques mois plus tard, lors de la chute des Girondins (mai-juin 1793), il est absent de Paris car envoyé en mission, comme représentant, dans son département et d'autres limitrophes (Mayenne, Deux-Sèvres, notamment) où il est chargé de faire appliquer les directives de la Terreur. Or, jugé trop modéré, il est rappelé à l'été à Paris et est remplacé par des commissaires plus retors, qui multiplient les arrestations, parmi lesquelles celle de membres de la famille Thibaudeau : son père, son beau-père et les parents de sa femme. Ils n'échapperont à la mort – et Antoine-Claire sans aucun doute aussi, vu de solides divergences avec le Comité de Salut public – qu'avec la chute de Robespierre en juillet 1794 (« Quelle sensations délicieuses éprouvèrent alors nos âmes si longtemps oppressées », écrira-t-il trente ans plus tard dans ses Mémoires).
Il se fait, dès lors, plus actif, sous la Convention thermidorienne et le Directoire, dans le cadre de la traque des Jacobins les plus radicaux ayant échappé à l’arrestation de Robespierre (Barrère, Tallien, Collot d'Herbois...). Nommé pendant trois semaines président de la Convention le 16 ventôse an III (6 mars 1795), il exposera plusieurs rapports ou projets de loi. Il sera le témoin direct de funestes journées insurrectionnelles comme celle du 1er prairial (20 mai) où des émeutiers font irruption dans l'Assemblée après avoir massacré un député dont la tête est ensuite plantée sur une pique et présentée au député devenu président à son tour F.-A. de Boissy d'Anglas, lequel la salue sans trembler. En plus de fustiger les anciens Montagnards, Thibaudeau s'attaque au danger royaliste, double péril que doit combattre le Directoire.
Les élections législatives de 1795 lui valent les suffrages de trente-deux départements. Il choisit la Vienne. Peu après, il intègre à Paris le Conseil des Cinq-cents, l'un des organes du Directoire. Ces années ne sont pour autant de tout repos puisqu'il dénonce régulièrement les dérives autoritaires du nouveau gouvernement. Son ton franc le fait alors surnommer « Thibaudeau-Barre-de-fer. Mais le verbe implacable sinon mortifère de la fin 1792 (face à Louis Capet) s'est adouci : « Non, la terreur ne règnera plus sur les Français ; non, les Bastilles ne s'ouvriront plus pour l'innocence ; non, les têtes ne rouleront plus sur les échafauds ! », déclare-t-il au cœur des Cinq-Cents. Certaines attaques frontales contre le Directoire le font passer pour un royaliste, soupçons qui lui valent d'être inscrit sur une liste de suspects à déporter ; de cette liste, il parvient à s'extraire grâce à la complicité d'un député.
Du Consulat au Second Empire
Après le coup d'État du 18 Brumaire, Napoléon Bonaparte, daignant rallier les révolutionnaires modérés, lui offre un siège au Conseil d'État. Or, Thibaudeau l'avoue : son ralliement au Consulat ne signifie pas une franche adhésion mais « Bonaparte […] admettait, rejetait, choisissait son monde. Républicain ou royaliste, aristocrate ou Jacobin, tout lui était égal, pourvût qu'il puisse s'en servir à ses fins. » (Mémoires, 1799-1815, 1913). Le Premier consul l'a, de son côté, surnommé le « Jacobin poudré ». Le conseiller d'État Thibaudeau est fait commandeur de la Légion d'honneur en 1804 et puis comte de l'Empire en août 1809, grade et titre qu'il dit davantage subir qu'accepter. On le place à la tête de la préfecture de la Gironde (1800-1803) puis celle des Bouches-du-Rhône (1803-1814), un poste réputé difficile qu'il percevra comme une forme d'exil, d'où, sans doute, les conflits qui surgissent entre lui et certains notables provençaux. Jean Tulard écrit : « Thibaudeau a des qualités d'administrateur et le département est avec lui dans des mains solides. Mais son caractère entier et hautain ne facilite par les relations avec les autres personnalités ».
Il s'installe dans un ancien hôtel particulier que la municipalité marseillaise a été contrainte d'acquérir à sa demande (l'hôtel Roux de Corse aujourd'hui lycée Montgrand, 6e arr.). Il ne revient à Paris qu'occasionnellement, lui qui souhaite pourtant retrouver pour de bon la capitale, ce dont il se plaint auprès de l'ex-impératrice Joséphine un jour de 1810. Et cette dernière de lui répondre franchement : « Vous avez la réputation d'un caractère qui ne convient pas aux courtisans ni à l'Empereur. » À Aix-en-Provence, il procure à son ancien camarade de la Convention Joseph Fouché tout juste privé de son ministère de la Police (1810) un hôtel particulier où il séjourne un an. Thibaudeau se rendra par la suite au château acquis par Fouché à Ferrières-en-Brie à l'est de Paris. Avec la Restauration, Thibaudeau est « libéré » de ses fonctions préfectorales mais, résolu comme en 1792 à combattre la royauté qui frappe aux portes de Paris en 1814 puis un an plus tard après Waterloo, il monte dans la capitale. Le 28 juin 1815 à la Chambre des Pairs, il déclare, treize jours après la défaite : « Si ce sont les Bourbons qu'on veut nous imposer, je déclare que jamais je ne consentirai à les reconnaître. Je le dis à la face de l'ennemi qui assiège la capitale, je le dirai à la face des Bourbons eux-mêmes. » À l'inverse, Fouché, en bon calculateur, approuve le retour de Louis XVIII.
En plus de la Terreur blanche qui sévit contre les Bonapartistes, les édits royaux (ordonnance du 26 juillet 1815) s'abattent sur ceux qui avaient soutenu l'« Ogre » ; à tout juste cinquante ans, avec son fils Adolphe (1795-1856), Antoine-Claire Thibaudeau doit fuir la France, sans probablement imaginer les conséquences de ce départ. Il est arrêté en août à Lausanne pour avoir en sa possession un faux passeport (mais aussi, pense-t-il, parce qu'il a été dénoncé par des royalistes provençaux comme ancien jacobin et bonapartiste). Il est remis aux Autrichiens, va de résidence surveillée en résidence surveillée avant d'être autorisé à s'établir à Prague. Louis XVIII ayant, entre-temps, décrété par la fameuse loi du 12 janvier 1816 l'interdiction le sol français des députés qui avaient voté la mort de son frère Louis XVI, son statut se proscrit s'alourdit.
À Prague, il retrouve Fouché, banni en 1816 pour les mêmes raisons, et, en Bohème, il rencontre deux frères de Napoléon, Jérôme et Louis Bonaparte (père du futur Napoléon III). Il s'installera ensuite à Vienne et à Bruxelles avant que la révolution de juillet 1830 ne lui permette de retrouver sa terre. Durant ces années d'exil, il a entamé une œuvre d'historien et de mémorialiste particulièrement dense. En 1824, l'argent venant à manquer, il publie à Paris, grâce à son fils qui peut s’y rendre, des écrits portant sur la Révolution, le Consulat et l'Empire. Ils seront diversement reçus à leur parution à Paris : Mémoires sur le Consulat (1827), le monumental (dix volumes) Le Consulat et l'Empire ou histoire de la France et de Napoléon Bonaparte de 1799 à 1815 (1834-1835) ou encore Histoire des États généraux (2 vol., 1843).
Louis-Philippe assure à son foyer une pension qui lui permet de vaquer à ses occupations littéraires dans une jolie maison avec jardin de Château-Lafitte. Politiquement, il reste effacé. Lorsque survient 1848, il est l'un des derniers survivants de la Grande Révolution. Beaucoup de révolutionnaires sont morts, parfois en exil, dans les années 1820 (Fouché, Carnot, Barras) et 1830 (La Fayette, Talleyrand, Sieyès, l'abbé Grégoire). De ceux qui ont, avec lui, bien connu Robespierre et Danton, il ne subsiste plus guère que le Montagnard Bertrand Barrère, qui vit jusqu'en 1841. Une autre personnalité, à la carrière on ne peut plus modeste, ayant fréquenté les bancs du Conseil des Cinq-Cents comme Thibaudeau et octogénaire comme lui, Jacques Dupont de l'Eure connaît avec 1848 un beau regain d'activité en devenant président du gouvernement provisoire. Avec cet homme du passé, la IIe République entend rappeler ses racines. Si Dupont, né en 1767, décède un an après Thibaudeau, en 1855, c'est à ce dernier que revient le titre de « dernier des Conventionnels » car Dupont n'avait pas été député de la Convention.
Sénateur sous Napoléon III
Le 26 janvier 1852, dès la toute première promotion sénatoriale, Antoine-Claire Thibaudeau devient sénateur à vie du nouvel Empire (qui rétablit le Sénat comme tel). Sa nomination a été suggérée à l'Empereur par le prince Jérôme Bonaparte, dernier frère de Napoléon alors en vie et dont on avait vu les liens établis en exil après 1815. Le vieux Conventionnel siège parmi des militaires, des anciens serviteurs de la Monarchie de Juillet, des hommes de 1848 ou des industriels. Le nom de Thibaudeau suscite des réactions réservées comme le rapportera bien plus tard le journaliste Ph. Audebrand dans le mensuel L'intermédiaire des chercheurs et curieux: « Un régicide devenant chef de fil d'une auguste assemblée ! Le fait fut remarqué et ne pouvait point ne pas l'être. Achille Jubinal, alors député de Tarbes, qui était un fervent bonapartiste, me disait à moi qui ne l'étais guère : “Comment ! Vous ne voyez pas ce qu »'il y a dans ce choix ? Par cette nomination et en lui donnant le premier rang, le prince-président a voulu faire voir qu'il ne renie pas la Révolution française et même qu'il ne répugne pas à glorifier la condamnation de Louis XVI.” Et de nuancer aussitôt : “Il se peut que Louis Bonaparte ait eu cette pensée mais j'incline plutôt à croire à surtout eu en vue de rattacher son pouvoir à celui de son oncle.” »
En 1853, Thibaudeau est fait grand officier de la Légion d'honneur et obtient en tant que sénateur une pension de 30 000 francs. On dit que Napoléon III l'a surnommé « Nestor », en référence à un vieux souverain de la mythologie grecque (dans L'Iliade et L'Odyssée) qui avait survécu à tant de péripéties. Le grand âge restreint en tout cas son implication au Sénat. Antoine-Claire Thibaudeau expire le 8 mars 1854, emporté par une crise de goutte, à quasiment quatre-vingt-dix ans, soixante ans après l'exécution de son ami Danton. Quelques heures après, son fils Adolphe, qui se chargera de poursuivre l'édition de ses œuvres et qui décédera brutalement en 1856, reçoit une lettre de l'Empereur en personne : « Monsieur, vous savez que le mérite, le caractère, les honorables services et le dévouement de votre père à l'empereur Napoléon Ier m'ont toujours inspiré une estime particulière. C'est vous dire combien je suis touché du malheur qui vous frappe. Croyez donc à mes regrets sincères et à mes sentiments. »
L'année qui précède la mort de Thibaudeau, Alphonse Aulard (1849-1928), devenu plus tard historien de la Révolution et auteur d'une biographie de Danton, croise sur son chemin, alors qu'il a tout juste quatre ans et qu'il se promène avec son père, le vieux révolutionnaire. Dans Aulard historien de la Révolution française (paru en 1949), Georges Belloni rapporte ces mots écrits par Aulard longtemps après avoir rencontré Thibaudeau, comme un beau passage de témoin entre les générations : « C’était un vieil homme droit et sec qui me parut très grand et qui, à le voir venir, me fit un peu peur par son air froid et hautain. Je pris la main de mon père, qui salua respectueusement le passant et qui me dit ensuite : “Rappelle-toi bien, petit, que tu as vu un Conventionnel. Oui, ce monsieur est un Conventionnel : mets cela dans ta mémoire.” »
Bibliographie
Pierre Brasme, Dictionnaire des révolutionnaires français, CNRS éditions, 2014. I Thérèse Rochette, Le dernier des régicides. Antoine-Claire Thibaudeau, Centre vendéen de recherches historiques. 2000. I Jean Tulard, Dictionnaire du Second Empire, Fayard, 1995.
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