Après avoir connu un âge d'or au xviiie siècle, Bordeaux, premier port de France, sort exsangue de la période révolutionnaire, miné par les désordres politiques et la guerre maritime menée par l'Angleterre. Il a vu disparaître un tiers de sa population et la ruine de son commerce, fondé en grande partie sur l'esclavage. Aussi, l'arrivée de Napoléon au pouvoir suscite-t-elle un espoir et quelques motifs de satisfactions. Du moins, au début...
Une affaire municipale
Si la ville retrouve une certaine stabilité après 1800, la municipalité reste divisée en trois entités (nord, centre et sud) depuis le Directoire, mesure de rétorsion qui faisait suite à l'insurrection « fédéraliste » de 1793. Dès lors, coordonner leurs actions tient de la gageure. Il faut attendre la loi du 6 mars 1805 pour voir un maire et un conseil municipal uniques (l'édile, six adjoints et trente conseillers). Du fait des promotions, départs, décès et, surtout, d'un absentéisme chronique, le conseil ne siégera jamais au complet.
Deux maires nommés par Napoléon incarnent la période impériale. Laurent Lafaurie de Monbadon (1805-1809), ancien conseiller du Parlement de Bordeaux, a peut-être été choisi en raison de son lien de parenté avec les Tascher de la Pagerie, la famille de Joséphine. Reconduit en 1808, il démissionne pour rejoindre le Sénat. Et Jean-Baptiste Lynch (1809-1815), ancien président aux requêtes au Parlement, emprisonné sous la Terreur et rentré d'émigration, lui a succédé et est reconduit dans ses fonctions en 1813. Par ces choix, l'Empereur montre sa volonté de s'appuyer sur les anciennes élites sans pour autant évacuer le problème de la sincérité des ralliements et donc de la solidité du régime lorsqu'on voit le choix de Lynch de rallier les Bourbons dès mars 1814.
Les conseillers sont également choisis par l'État parmi les notables qui, par leurs activités professionnelles et leur notoriété, lui paraissent représenter le mieux les intérêts de la population, même s'ils jouent un rôle effacé à côté des adjoints et du maire. Sans surprise, le conseil est dominé par le négoce avant d'être peu à peu remplacé par les propriétaires fonciers, signe des difficultés du commerce bordelais. Le préfet, par essence fonctionnaire mobile, connaissant peu son département, se repose souvent sur les recommandations du maire qui compose son entourage à sa guise. Les derniers conseillers choisis par Lynch ne devaient pas être de fervents partisans de l'Empire car peu ont démissionné en 1814.
L'emprise de l'État reste toutefois forte. Les villes ne peuvent en effet faire aucune dépense sans une autorisation de l'administration. L'administration centrale contrôle très étroitement les finances locales par l'intermédiaire du préfet, celui-ci donnant son appréciation sur chaque ligne budgétaire avant que le ministre de l'Intérieur ne fasse ses propositions. Napoléon approuve ensuite le budget. La lourdeur de ces procédures et l'éloignement dû à la guerre ne font que retarder l'approbation impériale. On estime qu'il y a en moyenne 212 jours de délai pour obtenir son accord. Le budget bordelais de 1806 est ainsi signé le 25 janvier 1807 à Varsovie où se trouve Napoléon. Le maire est alors bien souvent obligé de commencer l'année budgétaire sans avoir reçu d'autorisation... En raison de finances publiques exsangues, le budget de la ville ne donne pas de grandes marges de manœuvre pour les dépenses : administration générale (36%), maintien de l'ordre (21%), soutien aux différents hospices (31%), urbanisme, travaux publics, instruction publique et culture (12%).
Le maire doit s'efforcer d'avoir de bonnes relations avec les autres autorités locales (préfet, commissaire général de police, archevêque) qui sont autant de freins à ses prérogatives. Soucieux de leurs libertés locales, les Bordelais ont du mal à se faire à cette mise sous tutelle. L'État s'immisce en effet dans tous les aspects de la vie municipale et le maire se doit d'établir une collaboration étroite avec le préfet, ainsi qu'avec le commissaire, pour agir de concert. Mais il a souvent à se plaindre des initiatives étatiques qui paralysent sa marge de manœuvre. Aussi n'est-il pas anodin qu'il soit parfois remis à sa place par le préfet. Les prélèvements fiscaux du régime, de plus en plus élevés, suscitent une secrète désaffection pour un gouvernement dont l'avenir paraît de plus en plus incertain à l'heure des défaites.
Vivre dans un cloaque
Tous les témoignages s'accordent pour constater que cette ville de 62 000 habitants (contre 92 000 en 1789), dont l'urbanisme enthousiasmait les voyageurs vingt ans plus tôt, n'est plus que l'ombre d'elle-même au début du xixe siècle. Un rapport est sans appel : « Quel spectacle dégoutant ! […] Partout des immondices, partout de la boue où ne savoir où poser le pied […], il n'est point de cercle où la saleté de nos lieux publics ne fournissent matière aux plaintes. De quoi se composent les bourbiers dont les rues sont couvertes ? Du balayage des maisons où se mêlent confusément les débris de cuisine, des restes de végétaux, de gibiers, de poissons surtout, substance éminemment corruptible ; joignons à cela les urines, des fumiers de toute espèces, et ne soyons pas étonnés de l'odeur insupportable qui s'exhale de toutes nos rues. » Le maire Lafaurie se trouve confronté à un immense défi qu'il tente de relever en faisant montre d'une intense activité réglementaire pour lutter contre les abus et parer aux problèmes les plus urgents comme le pavage ou l'éclairage des rues, notoirement insuffisants. Mais les difficultés financières sont telles que la municipalité ne parvient plus à rétribuer ses employés !
Dès lors, il n'est pas étonnant que des poussées de « fièvres » se manifestent entre 1803 et 1810. Le pouvoir cherche alors à sensibiliser la population. Les premières vaccinations ont lieu en 1801. En 1804, des comités d'arrondissements sont créés et contribuent à populariser l'inoculation vaccinale. En 1807, un dépôt de vaccin est établi dans l'hospice des enfants abandonnés. Notons toutefois une certaine inertie de la population, ce qui explique les quelques flambées d'épidémies varioliques. En 1808-1809, de nouvelles poussées sont liées à l'afllux des prisonniers espagnols et des nombreux blessés français dans les hôpitaux de la ville et dans les établissements provisoires, vite encombrés. Témoin de ces épidémies, le docteur Berthet signale que l'on compte en ville 2 000 à 3 000 malades.
Les grands travaux d'urbanisme de la fin du xviiie siècle ont pratiquement été interrompus par la Révolution, laquelle a été une véritable période d'anarchie. La Société de médecine souligne les « maisons hideuses, obscures, mal distribuées et mal bâties que l'on retrouve ». D'importantes zones humides subsistent en ville. Faute de moyens, de nombreuses institutions (écoles, hospices, lycée) ne sont pas ou peu entretenues. Quelques projets voient toutefois le jour sous le Consulat : le Théâtre français (aujourd’hui cinéma), construit par l'architecte Dufart (1801), percement des rues Montaigne et Montesquieu qui assurent un passage direct entre le cours de l'Intendance et les allées de Tourny, la place des Grands Hommes qui devient un marché. En 1808, l'architecte départemental Louis Combes édifie un vaste dépôt de mendicité (actuel lycée G. Eiffel).
Commerce : déclin ou catastrophe économique ?
À l'aube du Consulat, le bureau du commerce de la ville fait ce constat pessimiste : « La source de ses richesses est tarie, sa culture est découragée, sa navigation est anéantie, tous les ateliers maritimes sont paralysés et tous ses moyens de prospérité ont disparu. » Il en est de même de Lorenz Meyer, frère du consul de Hambourg, en 1801 : « L'antique splendeur de Bordeaux n'est plus […]. La dévastation et la perte des colonies ont anéanti le commerce et ruiné du même coup la richesse de la principale ville de France. On s'en aperçoit partout. La Bourse regorge bien de négociants, mais la plupart n'y vont que par habitude. Les affaires sont rares. »
La situation s'améliore rapidement avec le retour des navires américains (1801) et avec la paix d'Amiens (1802), saluée avec allégresse car elle permet la réouverture des routes maritimes traditionnelles. Les échanges coloniaux reprennent avec l'Océan indien et avec les Antilles sucrières même si les troubles à Saint-Domingue sont loin d'être apaisés. Les négociants bordelais se tournent aussi vers les côtes américaines. Grâce à une série d'excellentes récoltes viticoles (1798,1801,1802), les chais sont pleins.
La reprise des hostilités avec l'Angleterre (1803) ne remet pas en question (du moins, au début) cette reprise. Les armateurs ont en effet recours aux navires neutres (américains et danois surtout). Mais la guerre continuelle avec Albion sous l'Empire met à rude épreuve le commerce bordelais. Sur cent ciquante-cinq navires alors en mer, soixante-trois sont pris par les Anglais. Des relations persistent néanmoins avec le consentement plus ou moins tacite des deux gouvernements : de 1803 à 1807, le commerce des vins se poursuit dans des conditions à peu près normales grâce à l'utilisation de la navigation neutre. Le blocus naval, mis en place par les Anglais en mai 1806 (on l'oublie souvent), reste assez souple, même si certains secteurs d'activité de l'arrière-pays commencent à souffrir. Tout se complique quand Napoléon met en place son Blocus continental, tarissant les sources de revenus. En effet, le décret du 23 novembre 1807 ordonne la saisie de tout navire ayant relâché dans un port britannique, ce qui touche les navires neutres. Représailles des Anglais qui interrompent cette semi-prospérité. En 1808, cela se traduit par un arrêt presque complet du trafic. Le consul américain observe que « l'herbe pousse dans les rues de cette ville. Son splendide port est désert, à l'exception de deux goëlettes de pêche de Marblehead [dans le Massachussets] et de trois ou quatre navires vides. »
Le commerce bordelais réussit à éviter l'asphyxie totale par le cabotage et la contrebande. Grâce à l'exportation de vins vers l'Angleterre sous couvert d'expéditions simulées vers la Norvège et une politique de licences très libérale délivrées par le gouvernement britannique, l'économie connaît un redémarrage sensible en 1809-1810, cependant compromis dès 1811. La même année, une enquête industrielle permet de dresser un tableau assez sombre de la crise économique : les constructions navales et l'industrie du raffinage (neuf contre trente en 1790) sont sévèrement touchées.
Néanmoins, la guerre de course permet de donner une activité aux marins, mais elle n'est qu'un faible palliatif. Napoléon tente alors de relancer l'économie en accordant un prêt pour soutenir les vignobles girondins ne trouvant plus de débouchés. En 1812, il court-circuite son propre blocus en instaurant lui aussi un système de licences pour les navires ou en concédant des permis américains. Ainsi, les vins peuvent être de nouveau exportés en Angleterre. En échange, les navires sont en droit d'importer du sucre, café, indigo. L'Empereur lance aussi la construction de bâtiments de guerre et crée une manufacture de tabac. Mais tout ceci n'est au mieux qu'un pis-aller. On ne saurait occulter les faillites retentissantes, le repli global de l'activité économique et la réorientation vers les biens fonciers qu'ont pratiqué les négociants.
Globalement, le secteur économique a beaucoup souffert sous l'Empire. Nombre de capitaux ont été perdus, les éléments de la prospérité n'existant plus comme Saint-Domingue devenu indépendant (Haïti). L'Angleterre s'est emparée des marchés nordiques de vente des denrées coloniales. Quant aux Neutres, grâce à la guerre, ils ont découvert les routes directes menant au marché anglais et celles du monde hispanique.
L'équerre et le goupillon
La maçonnerie est en pleine reconstruction au début du xixe siècle, après sa mise en sommeil sous la Révolution. Ayant entrepris de constituer des corps intermédiaires consacrés à la réunion des élites et au soutien de son régime, Napoléon souhaite tirer profit d’une renaissance maîtrisée de l’activité des loges. La contrepartie de cette renaissance est la concentration des loges dans une seule obédience officielle et aux ordres du pouvoir napoléonien. L'Essence de la paix est ainsi la première loge bordelaise à reprendre ses travaux en septembre 1800. Ces loges connaissent toutefois des problèmes financiers récurrents, révélant ainsi la situation d'un port dont l'activité économique est entravée par le blocus. En 1807, le trésorier de la loge L'Anglaise (la plus importante et ancienne de la ville) est même obligé d'emprunter pour payer le loyer du local !
Les cultes sont également réorganisés. Bonaparte affecte au culte réformé l'ancienne chapelle du couvent des sœurs de Notre-Dame qui devient le temple du Hâ. Après la formation du Consistoire national israélite de France (1808), un consistoire régional est crée à Bordeaux la même année. Un an plus tard, une grande synagogue est bâtie rue Causserouge (elle brûlera en 1873).
La signature du Concordat (1801) avec le Saint-Siège met fin aux divisions révolutionnaires. Évêques et archevêques sont désormais nommés par le chef de l'État avant de recevoir l'investiture canonique. Charles-François d'Aviau du Bois de Sanzay devient ainsi le nouvel archevêque de Bordeaux en 1802. Ce Poitevin, qui a refusé la Constitution civile du clergé et émigré en Italie, occupait jusqu'en 1801 le siège archiépiscopal de Vienne. Accueilli avec enthousiasme par la population, il constate l'ampleur de sa tâche : la cathédrale Saint-André est inutilisable à cause des dégradations survenues pendant la Révolution. C'est l'église Notre-Dame, à proximité, qui fait office de cathédrale le temps des réparations. Il entreprend la reconstruction de l'archidiocèse : sur le plan matériel, il fait remettre en état de nombreux lieux de culte délabrés.
Sur le plan humain et spirituel, l'archevêque entend se faire respecter : les prêtres jureurs désireux de se réconcilier avec l'Église seront réintégrés sous réserve d'un acte d'adhésion de leur part. Ce dernier point est un sujet de friction avec le préfet de la Gironde, Dieudonné Dubois, qui trouve inadmissible que ces prêtres ne soient pas réintégrés d'office. Soutenu par ses évêques, d'Aviau s'adresse au Premier consul qui tranche en sa faveur. Le préfet est remplacé par l'ancien ministre Charles-François Delacroix (père d'Eugène) en 1803. Une autre fois, c'est un prêtre qui décide délibérément de se marier avec la fille d'un maire avec laquelle il entretient déjà une relation. D'Aviau fait intervenir le ministre des Cultes pour interdire aux officiers d'état civil de recevoir l'acte de mariage. Au fil du temps, d'Aviau devient une figure populaire parmi ses ouailles.
En 1811, il est convoqué au Concile de Paris, rassemblé par Napoléon dans le but de transférer l'institution canonique papale à l'archevêque métropolitain et d'approuver sa conduite envers le pape retenu prisonnier. D'Aviau se prononce contre. Resté royaliste de cœur, il accueille avec empressement le retour des Bourbons en 1814 et reçoit en grande pompe le duc d'Angoulême, neveu du roi, à la porte de la cathédrale de Bordeaux. Il restera en place jusqu'à sa mort en 1826.
Bordeaux et Napoléon : je t'aime, moi non plus
La ville a accueilli quatre fois l'Empereur en raison des affaires d'Espagne, du 4 au 13 avril 1808, du 31 juillet au 3 août 1808 puis au cours de deux passages éclairs le 1er novembre 1808 et les 20-21 janvier 1809. En avril 1808, les Bordelais font bon accueil au couple impérial avec des festivités grandioses. Reçu avec faste l'année précédente, Cambacérès avait pu observer le bon esprit public. Pourtant, Napoléon ne cache pas sa mauvaise humeur lorsqu'il arrive en ville, filant directement au palais Rohan (l'actuel hôtel de ville, mais préfecture alors), où il est hébergé. En homme pressé, il n'a guère apprécié la double contrainte de la traversée par bateau de la Dordogne et de la Garonne. Il ne reste que quelques jours pour recevoir les doléances des responsables locaux et des négociants, pour flatter la population et soigner son image. Il attend en effet la venue des souverains espagnols qu'il a convoqué à Bayonne. Après son départ, Joséphine prolonge malgré elle son séjour à Bordeaux (du 10 au 26 avril) alors que les rumeurs de divorce circulent déjà.
Lors de ses visites, Napoléon a constaté les améliorations qu'il est urgent d'apporter à la ville. Le 25 avril 1808, il signe à Bayonne un long décret (cinquante-cinq articles) dans lequel il précise toutes les mesures qu'il cautionne pour l'aménagement et le développement de la ville : transfert de l'hôtel de ville (à l'époque accolé à la Grosse cloche qui en est le beffroi), transfert de la préfecture à l'hôtel Saige, destruction du Château-Trompette (actuelle place des Quinconces) et du fort Louis, comblement et assainissement des anciennes douves, fossés et marais, construction d'un palais de justice, d'un grand hôpital, d'un dépôt de mendicité (qui servira d'hôpital ou de caserne), etc. La municipalité s'empresse d'adresser au chef de l'État le témoignage de sa reconnaissance. Dans un décret particulier du 26 juin 1810, Napoléon ordonne la construction de ce qui sera le Pont de pierre, financé à égalité par l'État et la ville. Il reprend ainsi une vieille idée envisagée par les intendants de l'Ancien Régime. Censé à l'origine faire gagner du temps aux soldats en partance pour l'Espagne, les travaux sont arrêtés faute d'argent. Le pont ne sera mis en service qu'en... 1822. De nombreux chantiers resteront en effet sans lendemain : « Ces projets sont beaux mais trop vastes pour le temps », dira, avec raison, l'avocat Bernadau dans ses Tablettes.
Par ses annonces, Napoléon espère prouver sa sollicitude et gagner les cœurs. Dans un premier temps, un accueil très chaleureux est réservé aux soldats qui défilent en 1808. On les admire avant de maudire leur va-et-vient incessant entre la France et l'Espagne : 350 000 hommes traversent ainsi Bordeaux entre 1807 et 1810. Leur passage devient alors une source de tracas et de dépenses. Le maire doit recruter, nourrir et loger soldats et chevaux, éviter les violences et les désordres. Les blessés d'Espagne affluent dans une ville mal équipée pour les recevoir et les soigner. Tout cela coûte très cher. La municipalité doit à son tour puiser l'essentiel de ses ressources dans les droits d'octroi abolis au début de la Révolution et rétablis aux portes de la ville dès 1798. À cette vive déception s'ajoutent les difficultés économiques en raison du blocus. Le chômage sévit tandis que les insoumis (endémique dans le Sud-Ouest) et les déserteurs se multiplient. Napoléon devient alors synonyme de guerre, de ruine et de misère.
Bordeaux la frondeuse
À la fin de l'année 1813, les défaites fragilisent l'Empire. Les troupes napoléoniennes sont chassées d'Espagne et poursuivies par l'armée anglo-portugaise qui envahit le territoire national. Toutefois, Bordeaux n'aura pas à souffrir des opérations militaires. Au Corps législatif, Lainé, député de la Gironde, se plaint de « l'odieux fléau » de la conscription. « Le commerce, poursuit-il, est anéanti, l'industrie expire et il n'est pas un Français qui n'ait pas sa fortune ou dans sa famille une plaie cruelle à guérir […]. Il est temps que les nations respirent. » Napoléon, furieux, ajourne l'assemblée et qualifie Lainé de « méchant homme ».
Au printemps 1814, le régime impérial suscite chez beaucoup de Girondins un sentiment de rejet. Après des années d'espoir, la paralysie du commerce et la guerre n'ont guère renversé la tendance. Cette grogne est exploitée par les royalistes qui jouent la carte du pacifisme. Le journaliste Edmond Géraud, ancien « bonnet rouge de 93 » passé au royalisme par haine de la guerre, résume, par un trait d'esprit dans le Mémorial bordelais, le sentiment de ses concitoyens : « La ville de Bordeaux, surtout, était travaillée d'un mécontentement aussi profond que légitime. » Les royalistes sont en effet de plus en plus nombreux car l'esprit public leur est de plus en plus favorable. Ils mettent sur pied une organisation paramilitaire, l'Institut philanthropique, qui se met en contact avec les représentants de Louis XVIII à Londres pour une prise de la ville. Il existe d'autres ramifications comme la société secrète des Chevaliers de la Foi. La propagande se fait de plus en plus active au sein de la bourgeoisie.
Lynch, au courant de ce qui se trame en sous-main chez les royalistes, se garde bien d'en informer Napoléon. Resté fidèle à l'ancienne dynastie – sa devise n'est-elle pas Semper Fideis ? –, ses liens s'étaient renforcés par sa fréquentation des milieux royalistes à Paris et par la dégration de la situation en France. Jouant désormais double-jeu, il assure encore le 20 janvier 1814, de l'indéfectible fidélité des Bordelais. Après la défaite du maréchal Soult à Orthez (27 février) et son repli vers Toulouse, la route de Bordeaux est ouverte. Dans une ville désabusée, un groupe d'hommes dévoués aux Bourbons, profite de l'incompétence, du découragement et de la démission des autorités pour convaincre Wellington et le duc d'Angoulême de diriger des troupes vers la ville en leur assurant qu'elles seraient bien accueillies. La Garde nationale a d'ailleurs été noyautée.
Le 12 mars, Lynch et Lainé se rendent au-devant des troupes anglaises pour se présenter au général Beresford. Drapeau blanc de la monarchie hissé, le duc d'Angoulême fait son entrée sans avoir tiré un coup de feu. Cet événement n'est pas sans influence sur le soutien que les coalisés consentent à apporter à Louis XVIII, dont le retour ne suscite pas un enthousiasme unanime parmi les adversaires de Napoléon. Quant aux Bourbons, ils ne cesseront d'honorer cette « cité fidèle » à l'origine de leur restauration.
Après cette « révolution », le duc d'Angoulême et ses partisans tentent d'instiller dans les esprits, via la presse, un contexte de « Grande Peur », mettant en avant ces « soudard de l'empire » qui déferlent dans les campagnes pour saccager et piller, pour mieux mettre en avant la nécessité d'établir une autorité politique, celle des Bourbons. Mais cette campagne n'a que peu d'écho dans les milieux populaires. Voulant rassurer la bourgeoisie qui a su profiter du changement, Angoulême et Lynch décrètent le 13 mars l'amnistie générale, l'abolition de la conscription, celle des droits réunis, l'assurance que les acquéreurs des biens nationaux ne seraient pas inquiétés, la liberté de conscience.
L'épisode des Cent-Jours ne change rien à sa désaffection à l'égard de l'Empire, même si la ville abandonne rapidement la cause royale, la duchesse d'Angoulême ayant vainement tenté d'y organiser la résistance. Insoumis et réfractaires sont toutefois nombreux. L'abstention est record lors du plébiscite pour l'Acte additionnel. Les nobles refusent de servir. Le général Clauzel a beau maintenir le drapeau tricolore sur le Château-Trompette jusqu'au 22 juillet 1815, le retour de Louis XVIII est acté depuis Waterloo...
Au final, les vingt-cinq années de Révolution et d'Empire ont brisé l'expansion urbaine spectaculaire du siècle des Lumières tout en étant un révélateur des faiblesses structurelles anciennes, en particulier d'une économie très exposée à la conjoncture. Éliminé des grands marchés coloniaux et négriers, le repliement du commerce maritime bordelais dans le cadre national est désormais acté. Ces années ont également profondément modifié les équilibres sociaux en ruinant une partie de la société parlementaire qui dominait la cité et ce, même si la ville retrouve quasiment sous l'Empire sa population d'avant 1789. Malgré les efforts méritoires de certains politiques et négociants, Bordeaux ne parviendra pas, après 1815, à reconstituer la prospérité de son ancienne économie coloniale.
La vie intellectuelle et artistique
La vie intellectuelle tente de reprendre ses droits. Celle-ci est animée par la Société des Sciences, Belles-Lettres et Arts fondée en 1791 et par le Muséum (1801) auquel se substitue en 1808 la Société philomatique. Entre 1802 et 1803, quatorze écoles privées deviennent des écoles secondaires et le lycée ouvre ses portes. Mais les collections du cabinet d'histoire naturelle et le dépôt antique ont été réduits à peu de choses. En 1805, la municipalité est même contrainte de vendre 7 000 volumes de la bibliothèque publique. Quant à la vie artistique, elle est dominée par l'œuvre du peintre bordelais Pierre Lacour qui fonde le musée des Beaux-Arts (1801). Cette galerie de tableaux voulue par le gouvernement n'offre guère d'œuvres majeures. Pour l'enrichir, quarante-quatre toiles sont prélevées dans les collections de l'État entre 1803 et 1805. Mais le conservateur Lacour qualifie de « misérables copies données pour des originaux, ou des originaux plus misérables encore ». Les Bordelais avaient la réputation de peu s'intéresser à l'art...
Une crise sociale
Ce chaos a des conséquences sociales majeures : un rapport souligne qu'à la fin de l'Empire, 12 000 individus (sur près de 90 000 habitants) ont recours à l'assistance publique alors que « la plupart étaient occupés autrefois dans l'exploitation des vins et dans les travaux relatifs aux armements ». Une crise sociale couve en ville. A contrario, les grands négociants ne sont pas impactés par ces difficultés quotidiennes car ils disposent de plus de « flexibilité », immobilisant leurs affaires en attendant, ils émigrent ou transfèrent leurs capitaux dans des régions ou des secteurs plus favorables.
Une maçonnerie influente
C'est une véritable maçonnerie des notables que le régime impérial met en place, fusionnant au sein des mêmes ateliers les élites d’horizons les plus divers tout en les détournant de l’action politique, du moins l’espère-t-on. Sur les 1 868 maçons bordelais recensés entre 1800 et 1815, 1 215 appartiennent (sans surprise) au petit commerce, malgré quelques consuls et grands noms du commerce international. Viennent ensuite les militaires (211), autre force maçonnique. Le maire Lynch est également maçon. Mais cette maçonnerie « officielle », censée être un pilier du régime, tend à suivre les aléas politiques : si le 18 septembre 1806, la loge L'Anglaise se réjouit de recevoir le portrait de Napoléon qu'elle expose dans sa grande salle, le 19 mai 1814, elle ne perd pas de temps pour donner un banquet afin de célébrer « l'heureux retour des Bourbons en France », sans savoir que la chute de l'Empire entraînerait celle de la maçonnerie.
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