top of page

Canova face à Napoléon

Napoléon et Canova

Le 13 octobre 2022 a marqué le bicentenaire de la mort de Canova. Celui-ci, à deux reprises a été amené à côtoyer Napoléon : en 1802 et en 1810. Il a été un serviteur objectif mais non servile de Bonaparte puis de Napoléon.

Lionel Marquis / historien



En septembre 1802, Bonaparte a trente-trois ans, Canova quarante-cinq. Les deux hommes se connaissent. Bonaparte a conscience de la réputation du sculpteur à travers les œuvres qu'il a vues en Italie et dont certaines ont été emportées pour garnir le Musée National du Louvre (1). Et Canova connaît Bonaparte pour ces raisons, ne ressentant aucune sympathie particulière pour l'homme qui a pillé les trésors artistiques de son pays et mis fin à l'indépendance de la République de Venise, laquelle lui versait une pension, l'obligeant à « émigrer » dans sa ville natale, Possagno (2).


L'artiste, usé par le travail, est déjà un homme âgé – Napoléon et bon nombre de ses maréchaux mourront la cinquantaine à peine dépassée (3) – lorsque lui parvient l'invitation à se rendre à Paris pour y rencontrer le Premier consul dont la politique de réconciliation commence à faire ses premiers effets, sauf dans certains « départements réunis » (4). Le Concordat et la paix d'Amiens avec l'Angleterre sont signés (5) et , le 2 août, le vote censitaire a décidé de nommer Bonaparte consul à vie. Trois éléments très importants dans la vie politique française de l'époque, que Bonaparte ne peut manquer de marquer d'une pierre blanche. Blanche comme une sculpture de Canova. Et des sculptures, en 1802, Canova en a exécuté pas moins de dix (6).


Un artiste prolifique


En 1773, Canova a seize ans et crée sa première œuvre, Orphée et Euridice, laquelle, selon les opinions, s'inspire du Bernin. Rapidement, il rencontre succès et fortune, et s'installe à Rome en 1779. Il a alors vingt-deux ans. En 1802, Canova est un homme honoré par le public et les autorités – surtout Pie VII – qui voit en lui le défenseur des valeurs catholiques dans un « retour à l'ancien » face à la politique antireligieuse menée par la France depuis la fin de l'Ancien Régime. Et si le sculpteur est honoré de l'estime du pape, c'est parce qu'il a sculpté les monuments funéraires de deux de ses prédécesseurs : Clément XIII, pape de 1758 à sa mort en 1769, un monument funéraire achevé en 1792, et celui de Clément XIV, successeur du précédent, mort en 1774 et achevé en 1787. En 1796, alors que Canova travaille à la statue de Ferdinand IV (achevée en 1819, Naples, Museo Nazionale) ainsi qu'à la Madeleine pénitente (Gênes, Palazzo Bianco), les troupes françaises envahissent les « Légations » (7) et Pie VI est contraint à signer l'armistice de Bologne (23 juin 1796) dont l'article viii lui impose la cession de cent œuvres d'art, aggravé à Tolentino (8).

Canova n'est pas seulement sculpteur, mais peintre. De 1792 à 1799, il exécute pas moins de vingt-deux tableaux, dont d'ailleurs il se montre fort peu satisfaits. Un autre élément joue en faveur du sculpteur dans cette « reconquête de la foi » : le souvenir de l'éphémère République romaine qui, jusqu'à sa chute en 1799, a organisé une chasse aux prêtres, aiguisant ainsi la révolte contre les autorités et favorisant l'intervention napolitaine. Naples reste sous la férule d'un Bourbon soutenu par un clergé tout puissant. Et les œuvres de Canova de cette période sont empreintes de cette intention.


La rencontre de deux géants


À Possagno, sa ville natale, où il a élu domicile depuis mai 1798, Canova voit avec plaisir en mars 1800 l'élection au pontificat de Pie VII. Ce dernier désire aussitôt recevoir en audience celui qui lui a été dépeint comme un révolutionnaire, un ardent et dangereux jacobin. En lieu et place de ce peu fréquentable individu, il est frappé par l'humanité de l'homme en face de lui, par son langage à la fois serein et franc. Alors, les rapports avec le souverain pontife deviennent plus intimes ; c'est Canova lui-même qui suggère au pape le Motuproprio de 1802 qui interdit d'emporter hors de Rome les monuments antiques de la ville.

Le 10 août 1802, Canova est nommé Inspecteur général des beaux-arts de Rome et de l'État pontifical, charge agrémentée d'une pension de 400 écus d'argent alors qu'au printemps précédent, tandis qu'il terminait la statue Creugante et Damosseno et sur l'insistance de l'ambassadeur français François Cacault (9) – qui était également amateur d'art – ainsi que du secrétaire de l'ambassade, Canova a finalement finalement accepté de se rendre à Paris pour, dans un premier temps, portraiturer puis sculpter une statue de Bonaparte. Cependant, après reflexion, il a refusé l'invitation du Premier consul, prétextant que ses maux divers et variés ne lui permettaient pas un aussi long voyage. En fait, c'est l'homme qu'il ne veut pas rencontrer.


Il faut l'intervention du pape pour le faire changer d'avis car ce dernier craint que son refus ne nuise aux relations diplomatiques à peine rétablies entre le Vatican et la France et du même coup, espère que Canova lui servira d'ambassadeur pour que le Premier consul amorce une politique catholique plus conservatrice. Pie VII aussi espère que Canova convaincra Bonaparte de restituer au Vatican tout ou partie des œuvres d'art dérobées par le traité de Tolentino, ce qui n'adviendra qu'après 1815.


Le 22 septembre 1802, Canova se met en route pour Paris. Ils sont trois dans la voiture dépêchée par le Premier consul : Canova, Giambattista Sartori (10) et un domestique. Après deux semaines de voyage, l'artiste et sa suite arrivent à Paris le 5 octobre. Dans la capitale française, c'est d'abord au cardinal Giovanni Battista Caprara Montecuccoli (1733-1810), légat pontifical à Paris à la demande de Bonaparte (11), quelques mois plus tôt (12), qu'il présente ses lettres de créance et l'accompagne pour le présenter à Bourrienne, alors secrétaire du Premier consul. En attendant, les voyageurs sont logés dans un appartement luxueux de l'hôtel de Montmorency (13) et, à l'aube du 7 octobre, l'artiste est prêt. Il se présente au ministre de l'Intérieur qui l'envoie directement au château de Saint-Cloud (14), l'une des résidences de Bonaparte, où l'attendent Bourrienne et Duroc.


« Vite ! Le Premier Consul attend ! » Rapidement, ils montent le grandiose escalier d'honneur, Canova devant. Essouflés, ils lui indiquent une porte dorée qui donne sur un salon resplendissant de miroirs. Au fond, un homme revêtu d'une redingote grise anonyme se promène, penseur, les bras dans le dos. « Premier Consul, nous vous présentons le sculpteur, chevalier Canova. » Sans attendre que Bonaparte l'invite à parler, Canova regarde le chef de l'État droit dans les yeux et dit : « Monsieur le Premier Consul doit m'excuser ; je n'avais pas reconnu sa physionomie ; évidemment les portraits que je connais ne sont pas ressemblants... Je suis habitué à parler simplement et les astuces courtisanes ne sont inconnues et de cela je m'excuse également. » Bonaparte sourit et réplique : « Je ne m'intéresse pas au cérémonial et regarde plutôt les portraits peu ressemblants. J'ai fait venir le plus habile des sculpteurs pour avoir finalement un portrait fidèle. Bienvenue à Paris ! » Il lui sert alors la main et l'invite à prendre place dans un des fauteils dorés du salon, tandis que d'une oeillade impérieuse il renvoie Bourrienne et Duroc. Assis en face de Canova, il lui pose des questions sur son voyage, sa santé et la situation italienne. Avec une respectueuse franchise, Canova répond et va même jusqu'à lui demander de déposer les armes. Puis le Premier consul en vient au motif de l'invitation : il lui demande s'il accepte de faire sa statue. « Dans quelle posture ? » répond le sculpteur. « Dans celle que vous désirez, répond Bonaparte, aux génies aucune loi n'est prescrite. » La gentillesse de Canova fait forte impression sur Bonaparte qui note que chaque fois qu'il en vient à parler de Pie VII, lui viennent les larmes aux yeux.

Les séances de pose


Trois jours après cette première rencontre, un messager vient chercher Canova. Bonaparte est prêt pour poser. Ce dernier, très satisfait du sculpteur, reste avec plaisir en sa compagnie, en présence de Joséphine envers laquelle, écrit Canova à son ami, « il [Bonaparte] faisait toujours assaut d'amabilités envers elle, l'embrassait et la serrait contre lui comme je l'aurais fait avec ma chère moitié. » Canova discute avec Joséphine, prend même le café et ensemble établissent que la lumière la plus adéquate pour immortaliser le Premier consul est celle du jardin. Et tandis que Canova sculpte, Bonaparte, la pose prise, expéde le courrier et lit les rapports officiels. Souvent, Joséphine les rejoint et ensemble ils se mettent à plaisanter, car elle sait mettre son mari de bonne humeur tandis qu'il se montre bourru et irrité avec les courtisans.

En cinq séances, le croquis est presque terminé. Mais à la sixième, Bonaparte se montre presque ennuyé, préoccupé qu'il est par son prochain voyage (15). Cependant, il tient à revoir Canova à son retour. Ce que ce dernier refuse, malgré l'insistance du Premier consul. Durant les deux semaines d'absence de Bonaparte, Canova déjeune chez David et Gérard, un ami du peintre, en profite pour faire son portrait ; il va saluer Fontaine qu'il connaît depuis Rome, visite le musée national. Le sculpteur est également l'invité de Murat au château de Neuilly. Joséphine désire posséder un chef-d'œuvre de l'artiste et, pour elle, Canova sculpte une réplique de sa statue Hébé qu'il avait créée à Venise en 1796-1798 (Berlin, Alte Nationalgalerie).


Le 30 novembre 1802, Canova, après avois salué Joséphine, part. Il a hâte de retrouver Rome et son atelier. Dans une caisse rembourrée, la tête en plâtre de Bonaparte fait partie du voyage. Sur le chemin du retour vers Rome, à Lyon il est l'hôte du cardinal Fesch ;  à Turin, il est logé chez la marquise de Priero, aujourd'hui Piazza San Carlo ; à Milan, il est reçu par Murat et Francesco Melzo d'Eril, vice-président de la République Italienne. Quant au plâtre du buste de Napoléon de 1802, il peut être admiré à Possagno, au musée Canova. On ignore si l'artiste en a tiré un marbre…


Le second séjour parisien


Fin août 1810, Canova reçoit deux lettres. La première est signée Duroc : l'Empereur l'invite à Paris pour exécuter la statue de la nouvelle impératrice Marie-Louise. La seconde est de Daru, intendant général, qui lui écrit que « Sa Majesté vous souhaite à Paris, soit temporairement, soit de manière définitive ». En réalité, Duroc sait que Napoléon veut avoir Canova sous la main, car il souhaite lui confier la décoration et l'embellissement de tous les édifices publics. « Personne n'a plus de goût que lui, écrit Napoléon, et personne ne peut donner de meilleurs conseils en matière de peinture, sculpture et architecture. » Canova, qui déteste se sentir contraint, répond : « J'exécuterai le portrait de l'impératrice dès mon arrivée à Paris et le ferai autant de fois qu'il sera nécessaire pour que Sa Majesté le trouve à sa satisfaction pour ensuite retourner à Rome et à mon atelier et penser à l'exécution de la statue de l'Impératrice et à toutes les commandes entamées… la quantité d'affaires en cours ne me permet pas de m'éloigner trop longtemps de mon atelier sous peine de grand désordre. »


Le 11 octobre, Canova et son demi-frère sont de retour à Paris (17). C'est le 13 octobre, vers midi, que Duroc le présente à Napoléon qui déjeune en compagnie de Marie-Louise. D'emblée, l'Empereur remarque que l'artiste a maigri « C'est le travail », répond le sculpteur. Napoléon lui parle ensuite de la statue colossale qui le représente et qu'il aurait préféré voir vêtue (16).

Le 15 octobre, Canova commence à modeler les traits de Marie-Louise et cela au cours de plusieurs séances, « durant lesquelles j'eus toujours l'occasion de parler avec l'Empereur sur divers sujets, parce que c'était toujours au moment de son déjeuner, et qu'alors il était libre de toute occupation […]. »


Le 29 octobre (18), le modèle en plâtre est terminé et Canova va le porter à Fontainebleau, alors que l'impératrice joue avec ses dames. Elle se met alors dans la même attitude que pour mieux le faire juger par son entourage. Pour Canova, il est temps de partir. Le 7 novembre, alors qu'il s'apprête à quitter la capitale poure regagner Rome, il a la surprise d'apprendre que les discussions avec l'Empereur ont eu un écho et que les demandes de l'artistes ont été écoutées : à l'Académie de San Luca, à Rome, Napoléon accorde 100 000 francs dont 75 000 pour la restauration de monuments antiques ; 300 000 francs sont également répartis, avec 200 000 pour les fouilles archéologiques et 100 000 pour le soutien aux artistes.

Canova arrive à Rome à la fin de décembre 1810. Il ne reverra plus jamais Napoléon. Mais, en 1813, il est invité à Naples par le reine Caroline et Murat pour faire leur portrait. Quant à la statue de Marie-Louise, elle est à Parme, à la Galleria Nazionale.


(1) En 1802, le Louvre prend le nom de musée Napoléon et son directeur n'est autre q  ue Vivant Denon. C'est à Paris que sont exposées les œuvres prises dans les terres conquises. Et en 1802, Bonaparte décide de faire du Louvre un « musée national », en chassant les artistes qui y vivent encore. En 1806, Fragonard y meurt. C'est le dernier locataire du palais.

(2) Ville de Vénétie, à environ 67 km au nord-est de Vicenza (Vicence).

(3) Augereau a cinquante-trois ans à sa mort, Masséna cinquante-huit, Davout cinquante-trois et Suchet, cinquante-cinq.

(4) Les « départements réunis » sont les neuf départements créés à la suite de la conquête des Pays-Bas autrichiens et de l'évêché de Liège en 1795. Certains d'entre eux acceptent difficilement les nouvelles autorités et la conscription, le Concordat et la politique antireligieuse menée jusqu'alors.

(5) Respectivement le 15 juillet 1801 et le 25 mars 1802.

(6) Il s'agit de Dédale et Icare (1779), Thésée et le Minotaure (1781-1783), Amour et Psyché (1787-1793), Adonis couronné par Vénus (1789), Vénus et Adonis (1789-1794), Madeleine pénitente (1793-1796), Hébé (1796), les épisodes de l'Illiade, l'Odyssée et l'Enéide (1787-1792), Hercule et Lichas (1795-1815), Creugante (1795-1806), Damosseno (1795-1806), Persée triomphant (1797-1801) et le monument funéraire à Marie-Christine d'Autriche (1798-1805).

(7) Les Légations est le nom de la région de Bologne et de la Romagne quand elles faisaient partie des États de l'Église. Celles-ci sont intégrées dans la République cisalpine.

(8) Le 19 février 1797. Le Pape doit payer la somme de 15 000 000 de livres tournois de France, dont 10 000 000 en numéraire, et 5 000 000 en diamants et autres effets précieux, sur celle d'environ 16 000 000 qui reste due suivant l'article ix de l'armistice signé à Bologne le 3 messidor an iv (23 juin 1796).

(9) François Cacault (1743-1805), favorable au 18 brumaire, devient ministre plénipotentiaire puis ambassadeur à Rome et participe aux négociations du Concordat. Il est remplacé en 1804 par le cardinal Fesch et se retire à Clisson où il crée un musée.

(10) Giovanni Battista Sartori (1775-1858) est le demi-frère de Canova. Né du second  mariage de sa mère, il vit aux cotés de l'artiste à partir de 1801, date à laquelle il le rejoint à Rome, et devient son secrétaire.

(11) Il est un des rares cardinaux à voter en faveur de la signature du traité de Tolentino.

(12) Du 24 août 1801 au 6 juillet 1809, date de l'arrestation du pape.

(13) C'est aujourd'hui l'hôtel Thiroux de Lailly, au n°5 de la rue de Montmorency.

(14) Le château, construit en 1500, a été le théatre du coup d'État de brumaire. Devenu résidence des Bonaparte au moment de l'élévation à l'Empire, il sera incendié par les canons français au cours de la guerre franco-prussienne de 1870.

(15) Le 29 octobre, à 6 h du matin, le cortège consulaire quitte Saint-Cloud pour la Normandie. Il est de retour le 13 novembre. Le 2 novembre, le général Leclerc, beau-frère de Bonaparte, meurt de la fièvre jaune à Saint-Domingue.

(16) La statue, commencée en 1803, est achevée en 1806. Placée au Louvre, mais non exposée au public (l'Empereur y figure nu), elle est vendue 100 000 francs par Louis XVIII à Wellington. En 1811, une copie en bronze de dimension réduite est réalisée sur ordre d'Eugène de Beauharnais et placée en 1813 au milieu de la cour du musée Brera à Milan.

(17) De ce séjour, Canova a laissé un opuscule, Entretiens de Napoléon avec Canova, qui sera publié à Paris en 1824, donc deux ans après la mort du sculpteur.

(18) Canova parle du 4 novembre (Conversation avec Napoléon, p. 30).


Comments


bottom of page