Le tableau d’Adolphe Yvon, La bataille de Solferino est daté de 1861, soit deux ans après la célèbre victoire. Il symbolise bien l’élan nouveau donné par les peintres du Second Empire au genre dit « militaire », complété plus tard par la photographie.
Colonel (Terre) Stéphane Faudais / docteur en histoire, directeur du département histoire, géopolitique et stratégie de l’École de Guerre
Ce tableau porte des messages nombreux à qui veut bien les repérer, car il n’est pas, picturalement, une scène de bataille : il est avant tout un portait – celui de l’empereur Napoléon III -, comme son titre ne l’indique pas. Il aurait pu s’intituler aussi Napoléon III vainqueur à Solferino. Ou bien Le neveu sur les traces italiennes de l’oncle. Ou encore : L’instant décisif. Car si Yvon aime les litotes ou les euphémismes, personne n’est dupe : le personnage important est bien à cheval, au centre de la toile. Laquelle est initialement pendue aux cimaises des galeries historiques du château de Versailles, créées par Louis-Philippe et conçues pour mettre en valeur les splendides collections royales, puis augmentées de nouveaux espaces d’exposition, sous le Second Empire : ce sont les salles dites « de Crimée » et « d’Italie », dans l’aile du nord, qui rassemblent des tableaux à la gloire des campagnes toutes récentes et qui font l’apologie de chefs militaires d’exception, dont les dix-neuf maréchaux du Second Empire. Parmi les peintres qui sont mis à contribution, on compte Yvon, qui exécute cinq grandes compositions, dont La bataille de Solferino.
Il s’agit donc d’une commande artistique, mais aussi militaire et surtout politique, mettant en scène Napoléon III « chef de guerre », à un moment où l’empereur a besoin de voir consolidée son image d’héritier d’une dynastie créée sur les champs de bataille. Un tableau mûri, qui fait l’objet de très nombreux dessins préparatoires conservés au Musée de l’Armée et à Versailles. Un tableau qui entre aussi dans les collections versaillaises en 1995, en même temps que deux représentations d’épisodes de la guerre de Crimée et du siège de Sébastopol . Des versions plus réduites en taille existent par ailleurs, dont celle reproduite ici (9), visibles à Versailles et au musée de Compiègne. Pour une simple raison : les officiers ayant pris part à la bataille souhaitent un souvenir moins encombrant de leurs exploits tactiques (10) ! Si les enseignements politiques de l’œuvre sautent au visage de celui qui observe le tableau, les leçons tactiques d’Yvon sont nombreuses. Quelles sont-elles ?
24 JUIN 1859, MONT FENILE
Les combats ont opposé toute la journée 150 000 Franco-Sardes à 170 000 Autrichiens autour du village de Solferino, en Lombardie. Il est 17 h. Tel est le moment précis de la bataille peint par Yvon. Exactement au centre de la scène, Napoléon III est représenté à cheval, en tenue de général de division, képi sur la tête : c’est d’ailleurs Alfred Dreux, qui, ayant peint un an plus tôt, un Portrait équestre de l’empereur Napoléon III (11), ouvre la voie des œuvres « à cheval » ; car, traditionnellement, Napoléon III préfère être peint à pied, en petit uniforme ou en tenue bourgeoise. Ici, le style est radicalement différent : militaire, voire martial. Impérial au sens romain du terme.
Le ciel est très sombre. Sur le mont Fenile, le souverain est entouré des généraux de sa maison militaire et de son état-major, à la droite du tableau. Il pointe de l’index une tour qui, au loin, émerge des fumées de la bataille. A gauche, les canons français tonnent. Dans la partie inférieure, un général galope et salue l’empereur, qui lui désigne l’objectif. Derrière le cavalier, des hommes au pas de course, prêts à en découdre. Les officiers ont leur épée à la main… On va donner l’assaut. L’heure est plus grave que jamais, elle est décisive.
Solferino est en effet la dernière bataille de la campagne d’Italie de 1859. Résumons-en brièvement le contexte tactique : après la victoire de Magenta, le 4 juin 1859, l'armée franco-sarde veut en finir avec l’armée autrichienne. La manœuvre de cette dernière vise cependant à renverser le rapport de force, qui lui est défavorable matériellement et moralement, en créant la surprise, tout en misant sur la trop grande confiance et sur l’inaptitude supposée des généraux de Napoléon III : après avoir mis en place ses troupes sur les collines morainiques du sud du lac de Garde, l’état-major autrichien veut lancer une attaque latérale brutale, alors que l’ennemi tente de traverser la rivière Chiese, dont les ponts ont été détruits au cours de la retraite.
Mais, contrairement aux suppositions des Autrichiens, et grâce à l'efficacité des sapeurs, le gros de l'armée franco-sarde a déjà traversé la Chiese au cours de la journée du 22 juin et il se prépare à avancer rapidement vers la rivière Mincio ; les Français sont encouragés par les rapports des patrouilles de reconnaissance qui, quelques jours plus tôt, ont pu vérifier le repli de l'ennemi et par la conviction partagée par Napoléon III, que la bataille aura bien lieu sur les rives de cette rivière. Les plans autrichiens semblent déjoués !
Les combats nombreux et brefs, entre patrouilles de reconnaissance, qui se produisent par la suite, convainquent les Autrichiens qu'ils ont intercepté les avant-gardes franco-sardes et, de façon symétrique, ces derniers pensent avoir établi le contact avec l'arrière-garde autrichienne, tout comme à Melegnano. Mais on ne va plus loin : aucune reconnaissance en profondeur n’est effectuée ; on se satisfait de renseignements parcellaires qu’on ne croise pas avec ceux des Sardes… En fait, les deux armées sont déployées sur deux lignes parallèles très proches l'une de l'autre et étendues, du nord au sud, sur seulement vingt kilomètres. Les Autrichiens vont jusqu’à planter leurs tentes à quelques centaines de mètres des bivouacs français, sans que ceux-ci ne s’aperçoivent de rien. Serait-on aveugle et sourd ?
Le vendredi 24 juin, vers 4 h du matin, les colonnes se heurtent frontalement. Par hasard. Des montgolfières sont pourtant déployées pour préciser le renseignement. En vain. Les enseignements tirés des batailles précédentes n’ont servi à rien : absence de renseignement ; inexistence d’un plan de manœuvre ; surprises tactiques qui s’annulent ; effets déterminants de la météo. Mais à la différence de Magenta, les effectifs qui s’affrontent sur le terrain sont considérables, puisque trois fois supérieurs : 320 000 soldats se battent pendant quinze heures sur une bande de 20 km par 1 km.
De plus, de part et d’autre, les troupes sont éreintées par leur mise en place nocturne : elles n’ont reçu aucune nourriture, si ce n’est le café du matin pour les Français, une double ration d'eau-de-vie pour les Autrichiens ; les soldats se battent donc à jeun et épuisés, la chaleur estivale étouffante venant durcir progressivement les conditions de combat. Les mûriers et les vignes sont autant d’obstacles naturels pour la progression ; de larges fossés empêchent les chevaux d’avancer ; une pluie incessante d'obus, de bombes et de boulets décime à l’aveuglette, mais rapidement, les rangs à très courte portée. L'absence de plan de bataille ordonné, l'équilibre initial des forces, l’emploi de canons rayés modernes et l’endurance inextinguible des soldats des deux camps provoquent inexorablement des pertes considérables.
Mais Napoléon III voudrait mettre un peu de liant entre ces combats de rencontre juxtaposés, qu’il observe, dès l’aube, depuis le clocher de Castiglione, l’œil rivé à sa lorgnette : il a pris de la hauteur au sens propre comme au sens figuré. Afin de débloquer la situation qui s’enlise désespérément et afin de créer une véritable dynamique tactique, l’empereur décide d’articuler sa manœuvre autour d’une haute tour carrée, de couleur rouge, appelée « Spia dell’Italia » , qui domine Solferino. Ce village devient dès lors le point-clé de la bataille ; celui qui s’en emparera gagnera la bataille, voire la campagne.
LE CHEF, UN MODÈLE DE COURAGE PHYSIQUE
Yvon nous montre un empereur stoïque, quoiqu’un peu raide, alors que la mort plane. Il reste d’ailleurs indifférent aux cadavres et à la main tendue du blessé autrichien, qui gisent aux pieds de son cheval – que fait-il là d’ailleurs, cet Autrichien ? Ici, le peintre veut avant tout diffuser un message d’ordre politique : Napoléon III est le digne héritier de son oncle, Napoléon Ier.
Faisant preuve d’une exactitude photographique, le peintre semble totalement ignorer la bataille, qu’il ne détaille pas, pour se concentrer sur une seule figure : l'empereur, parangon du chef militaire. Fils de Louis Bonaparte, Louis-Napoléon, futur Napoléon III, est attiré très tôt par une carrière d’officier, mais son expérience militaire ne va pas plus loin qu’un bref commandement dans l’armée suisse : il en naît une sorte de complexe d’infériorité. Il se pose ainsi une question lancinante, qui semble trouver sa réponse au moment précis croqué par Yvon : « Suis-je bien un imperator ? » Cet héritage est symbolisé par l’aigle impériale (13), qui orne le sommet du drapeau, peint à la gauche du tableau. Mais tout cela n’est qu’illusion…
En fait, Solferino est le tournant majeur de la vie militaire de l’empereur. Son ambition est annihilée par l’horreur du sang et par le poids trop lourd des responsabilités du chef au combat, liées à la mort, sur lesquelles il a peu réfléchi. Car, à l’aube du 25 juin, la campagne italienne est jonchée de cadavres noircis par la chaleur torride, mais aussi de blessés gémissant ou appelant au secours, assaillis par des nuages de mouches : 12 000 Français, 6 000 Piémontais et 22 000 Autrichiens. L’empereur demande à entrer dans une ambulance : il s’évanouit presque en voyant le spectacle du chirurgien coupant des membres à la scie, entassés ensuite au pied de la table d’opération. Sa vision de la guerre est cauchemardesque et le dégoûte définitivement de celle-ci ; ce spectacle, auquel tout chef militaire doit pourtant s’attendre et se préparer, le feront avancer très prudemment sur le chemin des conflits futurs, quitte à se cacher la réalité. 1870 en sera le révélateur brutal.
En revanche, le peintre nous donne une bonne leçon tactique : Napoléon III est un modèle de chef, par son courage physique. La tour de Solferino n’est en effet qu’à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau ! Pour trois raisons principales : au plus près des combats, il veut se faire sa propre idée de la manœuvre, il veut aussi donner l’exemple et fédérer les troupes. C’est cette présence exemplaire et courageuse qui faisait dire au généraux de Napoléon le Grand : « lorsque l’empereur est présent, l’armée vaut dix fois plus ».
Ainsi, l’Empereur a tenu à diriger lui-même une bataille qu’il veut décisive, quitte à prendre des risques importants : peu avant 17 h, sur ce même mont Fenile, le baron Larrey, son chirurgien, a son cheval tué sous lui, et plusieurs Cent-gardes de l'escorte sont atteints par des balles autrichiennes. Tout le monde a alors en tête un épisode de la campagne de France, qui a lieu le 20 mars 1814, à Torcy, au coucher du soleil. Les combats font rage : 5 000 hommes de la ligne et 2 500 cavaliers de la Garde tiennent vaillamment tête à 14 000 Alliés dont 8 000 fantassins ; l’empereur observe la scène, impassible, à portée de canon ; soudain, un obus éclate : Napoléon tombe à terre dans un nuage de fumée ; le cheval est tué, mais lui se relève. Indemne. Napoléon III, lui aussi, veut être un chef courageux.
LA HAUTEUR DE VUE TACTIQUE
Yvon met en scène une double hauteur « impériale » : Napoléon III est à cheval… sur un point haut. Tout d’abord, si l’on y prête attention, la longueur des jambes de sa monture est disproportionnée ; elle renforce le caractère vertical de la figure. Ensuite, Napoléon III occupe un véritable poste d’observation ; le mont Fenile, haut de 134 m, d’où il peut saisir les hauteurs occupées par les Autrichiens, notamment deux points importants : le mont des Cyprès et la tour de la colline de Solferino, qui domine la plaine de Medole. De ce point, il peut en effet embrasser l’intégralité des mouvements des troupes françaises, qui tentent de chasser les troupes autrichiennes de leurs positions. Bazancourt note alors : « Sa Majesté, du sommet du mont Fenile, domine tous les mouvements du premier corps et l’ensemble général de l’action. »
Cette domination, physique, mais aussi morale, symbolise un ascendant, voire une supériorité : c’est la hauteur de vue tactique du chef. Celui qui, d’un coup d’œil exercé, comprend et synthétise. Pour renforcer cette idée, Yvon reprend une technique artistique éprouvée ; la bataille n’est pas directement évoquée, si ce n’est à travers trois éléments : le panache de fumée qui s’élève au loin, le canon qui tonne, les blessés et les morts qui gisent au sol, aux pieds du cheval de Napoléon III.
Celui-ci est un point fixe, au milieu de la toile, alors que les mouvements de soldats et la galopade du général Camou, en particulier, qui semble se précipiter, l’entourent. Les fusils et les baïonnettes – évocation indirecte des combats en cours –, dans la partie inférieure du tableau, ne sont pas parallèles, ils créent la confusion, contrastant avec le caractère vertical, presque marmoréen, de la figure de l’empereur, qui est le « pendant » pictural de la tour de Solferino, au loin. L’empereur domine. Malgré tout, si l’on compare l’iconographie du troisième du nom, par rapport à celle du premier, certains peuvent remarquer : « La représentation du chef de guerre est beaucoup moins affirmée […] L’attitude du personnage a quelque chose de figé, presque d’inexpressif. »
Un effacement dû à un autre détail. Napoléon III et ses généraux portent la même tenue ; ce qui fait dire à Henri Ortholan : « Il se distingue d’autant moins facilement, alors que l’on remarquait sans peine la silhouette du Petit Caporal, avec sa légendaire capote grise et son fameux chapeau bicorne. » Et les mauvaises langues affirment d’ailleurs, voyant le tableau lors de sa première exposition : « L’empereur domine, mais il n’a pas les pieds sur terre… ». Un défaut possible du chef tactique.
LE DOIGT TENDU
Le geste de Napoléon III est assuré : il tend résolument l’index vers la tour de Solferino. Artistiquement, un geste polysémique. N’insistons pas sur le sens le plus évident ; il montre à ses troupes ce qu’il faut regarder : une tour. Un doigt symbolique, aussi, qui rappelle celui de la main de justice royale, qui fait partie des regalia. Mais surtout un doigt historique, celui de son oncle, que l’on imagine agir de la sorte. Pourtant, contrairement à l’avis commun, Napoléon Ier a été rarement immortalisé dans cette posture (18), tout simplement parce qu’il n’a pas besoin de rappeler aux généraux ce qu’il a planifié précisément la veille, avec eux…
Quoi qu’il en soit, le neveu fait ici coup triple. D’aune part, il apparaît dans une version fort classique du « leader » : celui dont l’index nu suffit à se faire comprendre – notons qu’il n’ouvre pas la bouche – dans une attitude presque divine, à la Michel-Ange. D’autre part, tactiquement, il dirige l’action, au double sens du verbe latin dirigere : montrer le but et déclencher le mouvement. Enfin, politiquement, alors que la campagne d’Italie est la « guerre de trop » pour beaucoup de Français, il se pose en « dirigeant » moderne : « Je montre la direction, vous suivez ! » Cet index, c’est donc le doigt du chef. Celui qui pointe précisément l’endroit ou la direction de l’attaque, mais qui donne surtout le sens de l’action.
Aussi Napoléon III veut-il être peint – le tableau est un souhait impérial, ne l’oublions pas – à un moment où il commande, lui qu’on croit timide et velléitaire. C’est son moment de gloire. Car, l’histoire de l’empereur est celle d’occasions opérationnelles ratées : il aurait pu commander en chef le corps expéditionnaire de Crimée, en 1854, mais il en est dissuadé par le haut commandement, qui n’ose pas prendre le risque de le voir tué, et, de manière indirecte, par les Britanniques, qui ne veulent pas de lui sur place. Quoiqu’il en soit, il suit avec précision les opérations, mais il s’oppose mollement à la volonté d’indépendance du général Pélissier qui commande à Sébastopol : « J’ai confiance en vous et je ne prétends pas commander l’armée ; cependant, je dois vous dire que mon opinion est que vous devez en tenir compte ». On est bien loin des colères noires de Napoléon Ier…
Commander, tout chef tactique en est capable… Décider est plus difficile. Or, ici, l’empereur décide plus qu’il commande : « J’ai compris, il faut engager la Garde et tout de suite ! » Mais ici, Napoléon III décide seul. Yvon souligne cette impression par trois moyens. Le premier : une distance de « sécurité » existe entre l’empereur et ses voisins, sur la toile ; une sorte d’aura solitaire soulignée par la couleur claire du sol. Le second : les maréchaux et les généraux sont tenus à l’écart. En effet, l’empereur est accompagné, tout au long de cette journée, par le maréchal Vaillant, major-général de l'armée, le général de Martimprey, aide-major-général, du comte Roguet, du comte de Montebello, du général Fleury, du prince de la Moskowa, des colonels Reille et Robert. Tous sont représentés par le peintre et ils sont reconnaissables. Sa maison militaire le suit aussi, avec l’escadron des Cent-gardes chargé de sa protection, et dont on aperçoit les casques brillants, à droite, au-dessous de l’horizon. Le troisième, plus subtil : les maréchaux ont les cheveux très blancs : l’empereur incarne le renouveau et la fougue tactique ; eux, ils incarnent le passé.
Cependant, une heure auparavant, Napoléon III avait eu bien du mal à décider. L’incertitude était totale, la victoire à portée de main des deux camps. Ainsi, à Guidizzolo, le prince Charles de Windisch-Graetz, colonel autrichien, quoique grièvement blessé, continue à crier ses ordres à ses soldats, dont certains l'ont pris dans leurs bras : la rumeur circule alors que les Autrichiens sont immortels ! Mais rien ne décourage les Français, qui sont fermement décidés à s'emparer des positions ennemies : tous mettent sac à terre pour aller plus vite au contact. Le corps à corps s’engage, à la baïonnette, au sabre. On s’assomme à coup de crosse ou de pierres si la lame fait défaut. Dunant écrit même : « Il n'y a plus de quartier, c'est une boucherie, un combat de bêtes féroces, furieuses et ivres de sang; les blessés même se défendent jusqu'à la dernière extrémité, celui qui n'a plus d'armes saisit à la gorge son adversaire qu'il déchire avec ses dents. »
Et au moment où tout peut basculer, comme à Magenta, Napoléon III perd pied ; il semble complètement dépassé par les événements. Le général Fleury lui parle, mais l’empereur ne réagit pas. Puis, haussant la voix, il le somme respectueusement de « ne pas faire comme [son] oncle à la Moskowa ». Cette référence historique, plutôt tragique, fait réagir l’empereur. Il prend alors une décision de chef : donner l’ordre d’attaquer à la dernière division de la Garde. Cet engagement de la réserve au moment crucial créé la surprise et emporte la décision. C’est cet instant que peint Yvon.
Mais l’armée impériale n’est pas passée loin de la défaite. Car, contrairement à l’histoire officielle racontée par Yvon, Napoléon III n’a pas été un grand tacticien, ni même un grand stratège. Ses excellentes idées sur l’emploi des armes n’y ont rien fait. La combinaison pratique du mouvement et du feu, au combat, est une autre affaire.
LA SAISIE DU MOMENT DE RUPTURE TACTIQUE
Solferino ; 17h : la bataille se joue ici et à cet instant. Un instant qu’il faut saisir, pour Napoléon avec son doigt, Yvon avec son pinceau. Pourtant, le rapport de forces est favorable à l’empereur... En une manœuvre, une seule, il faut impérativement amplifier le déséquilibre vers l’avant de l’ennemi et provoquer sa chute, exploiter l’avantage, faire fructifier les talents dépensés. Son plan de manœuvre est simple : surprendre, prendre l’ascendant, renverser définitivement la situation. Son état-major l’observe, inquiet…
« Il faut donner la Garde impériale ! » : immédiatement, le général Camou (19) galope à la rencontre de l’empereur ; il est représenté sur son cheval gris pommelé et dégingandé. Il s’agit de surgir de derrière le mont Fenile – la réserve a été dissimulée, comme le montre Yvon - et d’appuyer la division Forey alors que les Autrichiens reculent. Napoléon tend son doigt lentement, pendant qu’au loin, on se bat à coup de pierre, de manche de pioche et qu’on se tue à la baïonnette : la Furia francese fait parfaitement son office. Le ciel s’obscurcit et d'épais nuages remplissent le ciel, le vent se déchaîne, déplaçant des masses gigantesques de poussière. Des trombes d’eau finissent par tomber. C’est à la voix que les officiers autrichiens rassemblent leurs unités. Vers cinq heures trente du soir, le combat s’achève au milieu des éclairs, du tonnerre et de la grêle, puis de l’obscurité.
C’est le baron de Bazancourt qui synthétise parfaitement les enjeux du moment : « L’Empereur comprend tellement que sur les hauteurs de Solférino est le gain de la bataille, qu’il n’hésite pas à engager dès à présent sa Garde, son unique réserve. »
Le chroniqueur, qui n’est pas un officier d’état-major, n’emploie pas des termes tactiques réglementaires, mais le résumé est parfait. Trois idées sont mises en avant. La première : « Les hauteurs de Solferino » sont le point-clé du terrain. Le « gain de la bataille » : ce n’est pas que le fait de « gagner », de remporter la victoire, qui importe. Il s’agit ici de « créer l’évènement », comme le disait Napoléon. De générer, à un moment bien précis (20), une rupture tactique qui fait basculer le rapport de force. Napoléon III a déjà gagné en pointant la tour du doigt : il incarne même, à cheval, le célèbre effet majeur ! L’« unique réserve » : c’est bien là la raison d’être principale de ce corps d’élite, représentée dans d’admirables tableaux (21), comme l’atteste Lecomte : « La Garde impériale, petite armée bien choisie, privilégiée, devant, dans l’origine, être toujours presque au complet et servir de réserve tactique sur les champs de bataille. » (22) La Garde, dont le chef galope déjà vers la victoire, n’est autre que la résurgence, elle aussi impériale, des triarii romains, troisième ligne composée des soldats les plus anciens et les plus aguerris. Mais surtout, on en fait un instrument de « décision tactique » : elle sert à infléchir le cours de la bataille, à un moment choisi.
En définitive, le tableau d’Yvon ne représente qu’une chose. La vraie liberté tactique du chef, celle qui est presque consubstantielle à son état : engager sa réserve, après qu’il a défini initialement un subtil dosage de ses forces. C’est ce que Sun Zi décrit en distinguant la « force ordinaire » de la « force extraordinaire » (23) : « La réserve permet, dans l’offensive comme dans la défensive, d’introduire la notion de surprise en cours d’action : dans l’offensive, de créer ou dans renforcer l’action. » Ce que Clausewitz énonce différemment : la réserve permet « d’abord, de prolonger et de renouveler le combat, ensuite de servir en cas d’imprévu ». Selon lui, la réserve permet en fait de dissiper le brouillard de la guerre chez l’ami tout en l’épaississant chez l’ennemi. Elle a directement trait à la saisie de l’initiative et à la concentration des efforts, dans une sorte filiation tactique, bien connue, du principe de liberté d’action du chef.
Mais on est souvent rattrapé indirectement par ses vices ! Napoléon III, qui ne souhaite pas répéter l’erreur de Magenta, donne l’ordre de poursuivre l’ennemi afin de profiter de sa faiblesse et de lui infliger des pertes telles que la capitulation s’imposera. C’est Mac-Mahon qui l’en dissuade : « Les hommes sont exténués et ne peuvent pas fournir un tel effort, Sire ! ». Décidément, l’exploitation n’est pas le fort de l’armée française ; d’autant plus que la cavalerie, qui a peu combattu, est intacte. Elle aurait pu facilement harceler l’ennemi et rendre sa retraite « infernale ». L’empereur se laisse convaincre sans trop résister. Faiblesse ou magnanimité ? Les deux sans doute. Résultat : les Autrichiens se replient sur l’Adige.
POUR L'AVENIR
Napoléon III retire trois idées fortes de la bataille de Solferino et, plus tard, de la campagne d’Italie de 1859. Au combat, il ne sera jamais Napoléon le Grand, malgré la belle mise en scène d’Yvon. Ses maréchaux ne l’ont pas impressionné par leur sens tactique : Solferino a été un combat de rencontre, et on n’a pas voulu exploiter cette belle et coûteuse victoire tactique, même si l’empereur a su employer sa réserve à bon escient.
La capacité à engager intelligemment sa réserve et à « exploiter » n’est-elle pas, finalement, l’une des marques des grands chefs tactiques ? À condition de se garder de l’hubris… Solferino dissuade surtout Napoléon III, définitivement, d’être un « va-t’en guerre ». Ce 25 juin au matin, il ne supporte plus les visions crues de la guerre, telles que relatées par Dunant :« Il faut panser leurs plaies ou laver ces corps sanglants, couverts de boue et de vermine, et il faut faire cela au milieu d’exhalaisons fétides et nauséabondes, à travers des lamentations et des hurlements de douleur, et dans une atmosphère brûlante et corrompue. » (24) Sa sensibilité l’honore, mais il n’a pas ni le sang-froid, ni le pragmatisme des vrais chefs. Lorsqu’on lui annonce que la victoire a coûté 40 000 morts et blessés, soit 15% de pertes, il ne peut s’empêcher de pleurer et de penser au flegme de son oncle face aux 25% de pertes de la bataille de Leipzig.
Lors de la campagne de 1870, il est trop malade pour être un chef lucide et un tacticien créatif : il renonce au commandement, transféré à Bazaine sur le Rhin et à Mac Mahon à Châlons. Malgré tout, sa volonté généreuse et toute napoléonienne d’incarner coûte que coûte l’institution militaire s’est finalement retournée contre lui : la défaite de l’armée française est devenue la sienne. Philosophiquement, Napoléon III n’a aimé ni les batailles, ni la guerre. Mais Yvon saisit l’instant où l’empereur triomphe encore.
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