La jeunesse de Stendhal a été bercée par le son des trompettes et le bruit des sabots de chevaux sonnant sur les pavés de la place Grenette de Grenoble. Ce n’était là que le brouhaha ordinaire agitant une ville de garnison en période de guerre. Grenoble était alors l’une des « plaques tournantes » de la cavalerie depuis que la guerre était engagée contre les armées coalisées qui tentaient de s’emparer du Piémont. Comment ce spectacle aurait-il pu laisser insensible un enfant d’une dizaine d’années ?
Né le 23 janvier 1783, Henri Beyle, le futur Stendhal, a eu le malheur de perdre sa mère à l’âge de sept ans. Les multiples occupations de son père, Chérubin Beyle, ne permettant plus, dorénavant, à celui-ci de s’assurer de l’éducation de son fils unique (1), celle-ci a été confiée à son grand-père maternel, le docteur Henri Gagnon. Ainsi, Stendhal a quitté l’austère maison de la rue des Jésuites où il est né, pour s’installer chez son aïeul dont les fenêtres donnent sur la place principale de la ville, cette place Grenette d’où l’enfant peut, à satiété, suivre les évolutions des régiments de la garnison ou de ceux de passage dans la ville, partant au combat ou en revenant.
Quel avenir ?
Ce qui frappe particulièrement le jeune Henri, ce sont ces cavaliers au casque d’or enrubanné et à la longue crinière noire : les dragons. Ces redoutables guerriers au sabre droit qui bat le flanc de la bête, environnés du cliquetis de tout le fourniment militaire, ont un aspect redoutable et ne peuvent qu’impressionner un enfant. « Quand je serais grand… » ! Combien de fois Henri a-t-il déclaré qu’il serait « soldat »… Sa famille est cependant peu encline à la chose. L’enfant, au lycée, a été brillant élève. Lorsque, le 18 brumaire an viii (30 octobre 1799), le général Bonaparte s’empare du pouvoir, Henri Beyle est sur le point de s’installer à Paris en vue d’entrer à l’École polytechnique (2). Il emménage provisoirement dans un hôtel proche de l’établissement qui doit le recevoir, mais il tombe malade et est recueilli par la famille Daru, des cousins, dont l’un, Pierre, détient une importante fonction au ministère de la Guerre.
Une carrière paperassière ?
Or, au lieu d’intégrer l’École polytechnique ainsi qu’il a été convenu à son départ de Grenoble, Stendhal, au début de l’année 1800, entre… comme commis surnuméraire au sein du service que dirige son parent ! Tandis qu’il rêvait de gloire, le jeune homme apprend là, à l’hôtel de Castries où se tiennent les bureaux de l’administration de la Guerre (3), à rédiger rapports sur rapports, que relit, sans aucune concession, son illustre cousin, avant qu’ils soient présentés au premier Consul. La tâche est rude − il se fait souvent rabrouer − mais très formatrice, cependant dépourvue d’espoir d’avancement. Mais c’est de la sorte que Stendhal, sans sortir de ce bureau, met « le pied à l’étrier » dans l’administration française.
La paix qui a suivi le traité de Campoformio a vécu. La seconde campagne d’Italie, suite à la réoccupation de la vallée du Pô par les Autrichiens, est désormais ouverte et Stendhal marche dans les pas de son aîné, inspecteur aux revues, dont Napoléon dira à Sainte-Hélène : « Il joint le travail du bœuf au courage du lion. » C’est donc en civil que le Grenoblois se met en route pour l’Italie, sa première campagne. Il passe le Grand-Saint-Bernard. « Ce n’est que ça ! », fanfaronne-t-il, après le passage de ce col où bon nombre de ses semblables ont laissé leur vie. Son baptême du feu a lieu sous le fort de Bard, dans la vallée qui conduit à Aoste. Parvenu à Milan, il est affecté à l’état-major et poursuit son travail de rédaction. La bataille de Marengo, longtemps indécise pour les Français, a une fin heureuse. Jamais Beyle n’y a paru, ni comme acteur ni comme témoin, contrairement à ce qu’il a parfois pu laisser croire. La guerre semble désormais achevée.
« Les gaités de l’escadron »
Pierre Daru a de l’ambition pour son cousin venu de province : élève à Grenoble, Henri avait montré son grand intérêt pour les mathématiques. Une carrière dans le corps des commissaires des guerres paraît tout indiquée. Mais, pour intégrer ledit corps, il y a des impératifs. Daru connaît parfaitement le règlement puisqu’il en est lui-même le rédacteur. L’arrêté du 9 pluviôse an viii (29 janvier 1800) fournit le sésame : tout prétendant à cet emploi doit passer un examen et est à choisir parmi les officiers français comptant trois années de service, être âgé d’au moins vingt-et-un ans et présenter un certificat de bonne conduite délivré par l’autorité militaire dont il relève. Or, pour le moment, Stendhal, d’une part, n’a pas encore l’âge requis − il s’en faut de quatre ans, l’attente sera longue pour cet impatient qui n’a porté de sabre que le temps de la traversée des Alpes, vêtu d’une redingote civile et « chaperonné » par un acariâtre autant qu’obscur capitaine du 3e de cavalerie du nom de Burelvillers. Quant à la bonne conduite… Et c’est pourquoi Beyle, pour un certain temps, va devoir goûter des « gaîtés de l’escadron ».
Usant de son entregent, Daru va donner un « petit » coup de pouce à son cousin. Ainsi, le 18 octobre 1800, le général de division Oudinot, chef de l’état-major de l’armée d’Italie au quartier-général à Milan, peut-il adresser au Grenoblois, au nom du général Brune, commandant en chef, un « brevet provisoire pour tenir rang de sous-lieutenant », lequel, daté du 23 septembre précédent, ordonne qu’Henri Beyle, « enrôlé volontaire », soit reçu et reconnu comme tel par l’unité au sein de laquelle il sera affecté. Dans l’attente de cet événement, Beyle est rattaché à l’état-major à Milan. La première étape est franchie.
Toutefois, tout bourru qu’il soit, Daru n’en possède pas moins l’esprit de famille. Et, contrairement à ce que peut penser Beyle, il suit son affaire de près. S’il en est une preuve, il suffit de lire le courrier qu’il adresse, dès le 22 octobre, à Henry Durosnel, chef du bureau des troupes à cheval au département de la Guerre : « Vous connaissez, mon cher citoyen, le citoyen Beyle qui travaillait avec moi dans mon salon doré, et que son courage a emporté sur les traces du premier Consul au-delà des Alpes. Il y a si bien mérité que le général en chef l’a nommé à une sous-lieutenance. En attendant qu’on puisse lui désigner un corps, c’est-à-dire qu’il se présente une vacance, il a été attaché à l’état-major […]. Je vous prie de faire de votre mieux pour qu’il soit compris sur le tableau que le ministre arrêtera des officiers de l’état-major de notre armée. Ceci n’est point une recommandation comme tant d’autres. Beyle est mon parent, et il a griffonné dans les bureaux de la Guerre. Ainsi vous voyez bien que vous ne pouvez pas en faire moins qu’un sous-lieutenant. Dans quelques mois, je vous demanderai pour lui du galon. En attendant, je charge Martial (4) de vous tourmenter jusqu’à ce que cette affaire soit finie et, s’il le faut, je vous enverrai pour vous séduire la Vénus de Médicisque Mazeau est chargé d’enlever. [signé :] Daru. »
Bien sûr, cela prête à sourire. Pas tant pour le « détournement » de Vénus, car la chose a fait l’objet d’un très long marchandage. Mais, foin d’honnêteté : la hauteur des « mérites » du futur Stendhal ainsi que le « courage » qui l’a « emporté sur les traces du premier Consul au-delà des Alpes » sont, certes, des arguments qu’un chef de bureau parisien ne saurait récuser lorsqu’ils sont avancés avec tant de hardiesse à Milan !
Le 6e régiment de dragons
Heureuse nouvelle : l’affectation de Stendhal au 6e dragons, datée du 23 octobre, lui parvient enfin. Mais les arcanes de l’administration étant ce qu’ils sont, il reste désormais à obtenir confirmation de cette nomination. La libération du poste par la mise à la retraite du sous-lieutenant Millot ne devenant effective qu’en février 1801, ce n’est que le 7 mai suivant que le ministre de la Guerre se trouve en mesure de proposer au Premier consul la confirmation de l’affectation provisoire. On ne met pas la charrue avant les bœufs. L’arrêté n’est donc signé que le 24 juin. Beyle reçoit la confirmation dans son grade et dans son affectation, avec effet du 1er brumaire an ix (23 octobre 1800), par une lettre du ministre de la Guerre datée du 1er juillet 1801.
Pour obtenir l’expédition du fameux brevet, faut-il encore produire les justificatifs des services annoncés. Aussi, Beyle envoie-t-il au ministre de la Guerre, le 22 juillet 1801, les documents exigés qu’il a lui-même minutieusement cotés et paraphés. « Or, à bien y regarder, seul, l’un d’entre eux est sans ambigüité : son acte de naissance ! » En revanche, il ne peut en être dit autant des deux autres pièces. La première consiste en un certificat, daté de Lody (sic) le 20 octobre 1800 : « Le Baron, chef de brigade, commandant le 6e régiment de dragons, atteste que le citoyen Henri-Marie Beyle, natif de Grenoble, est entré au corps comme enrôlé au corps [sic] le 6 thermidor [25 juillet 1800] et a fait partie d’un détachement stationné à Sarreguemines ; que, sur le compte qui m’a été rendu par le commandant de ce détachement de la conduite du citoyen Beyle et de ses connaissances, j’avais envoyé l’ordre de le faire recevoir brigadier et maréchal-des-logis pour solliciter une sous-lieutenance, qu’il est parti du détachement avant l’arrivée de l’ordre de sa réception, et qu’il a rejoint les escadrons dont il fait partie. [signé :] Le chef de brigade Le Baron. »
Une autre, enfin, est une confirmation de la déclaration du chef de corps par le conseil d’administration du régiment : il est attesté que Beyle a bien fait partie du détachement de Sarreguemines du 6 thermidor an viii au 1er vendémiaire an ix (25 juillet au 23 septembre 1800) !
L’on attrape le vertige dans ce tourbillon de dates − notons, d’ores et déjà, que, en ce qui concerne la courte carrière militaire d’Henri Beyle, tout, ou presque tout, demeure à l’état d’hypothèse −, mais qu’importe puisque le ministre n’y voit, pour l’instant du moins, rien à redire : Henri Beyle est désormais, à dix-sept ans, officier chez les dragons, avec les avantages que procurent et l’emploi et l’armistice qui vient de s’ouvrir.
Trente-cinq années plus tard, rédigeant La vie de Henri Brulard, l’autobiographie de sa jeunesse, il se souviendra de cet heureux moment où, « sous-lieutenant riche à 150 fr. », admis à la table du général Moncey, commandant l’aile gauche de l’armée, il ne « doutai[t] de rien ».
Stendhal à Sarreguemines ?
La lecture des documents qui entourent l’incorporation de Stendhal dans une unité combattante laisse donc perplexe. Plusieurs raisons à cela. Car, de toute évidence, sans que l’on en saisisse, au premier chef, le véritable sens, il semble que, pour ne pas faire, sur le papier du moins, du Grenoblois un sous-lieutenant de dragons dès son arrivée à l’armée, il a paru bon de faire figurer sur ses états de services un passage, si court soit-il, parmi la troupe ! Ainsi, serait-il entré au 6e dragons, comme simple cavalier, le 22 mai 1800, voire le 25 juillet suivant, aurait-il été promu brigadier puis maréchal des logis, avant d’être élevé au grade de sous-lieutenant le 1er vendémiaire an ix, c’est-à-dire le 23 septembre de cette même année 1800 (5).
Il a dû être nécessaire à Beyle de se justifier, ce qui explique, dans son dossier militaire, certaines mentions telles que celle apposée sur un certificat du conseil d’administration du régiment : « entré au corps le 6 thermidor an viii [25 juillet 1800] », et affirmant que « de cette date jusqu’au 1er vendémiaire an ix [23 septembre 1800], [il] a fait partie d’un détachement stationné à Sarreguemines et cela en activité aux escadrons de service » (6). Beyle lui-même crut bon d’ajouter, pour expliquer le mutisme des contrôles, que la date de départ de ses services avait été ramenée au 1er vendémiaire an ix « suite à la mauvaise tenue des registres » ! Encore que le contrôle des officiers du régiment mentionne, en tout et pour tout : « Henry-Marie Beÿle [sic], né à Grenoble, département de l’Isère, le 23 janvier 1783 ; dragon le 1er vendémiaire an ix ; sous-lieutenant le 1er frimaire an ix (7) ; démissionnaire le 13 vendémiaire an xi »(8). Cet embrouillamini a, en réalité, pour but de cacher une simple réalité : la nomination d’Henri Beyle à un grade auquel il ne peut réellement prétendre. Car, pour devenir sous-lieutenant, « à moins d’être nommé sur le champ de bataille », il était réglementairement indispensable d’être issu de l’école militaire des officiers. En l’occurrence, à défaut de cette initiation au métier, le futur Stendhal avait un seul atout : il était le cousin de Pierre Daru ! Et, pour couronner le tout, lisons avec plaisir l’appréciation flatteuse, portée au crédit de l’impétrant, figurant sur le décret provisoire de nomination signé par Brune, commandant en chef : « Nomme le Cien Henri-Marie Beyle au grade de sous-lieutenant en récompense de sa bonne conduite et de ses talents. »
Sans aucun doute, ses compétences, en matière militaire, avaient-elles été jugées à partir de l’excellence de son orthographe quand il écrivait, dans les bureaux de son cousin, « cela » avec deux « l » au grand dam de ce dernier ! Mais, surtout, cet ajout donnait-il à croire que la promotion faisait suite au brillant comportement de Beyle sur un champ de bataille. Il n’y avait pas même lieu de préciser lequel. Et qui dit « présent au combat », signifie également « déjà présent sur les contrôles de la troupe et des sous-officiers » ! Il y a lieu de remarquer que n’y figurent nullement les grades de brigadier et de maréchal des logis que fera valoir Beyle ultérieurement. Mais, dès lors, tout était réuni pour faire valider la promotion en question. Au prix de quelques négligences et exagérations…
Dès lors, moyennant un peu de patience, le futur Stendhal pourra gagner ses barrettes de lieutenant et se présenter au concours de commissaire des guerres. Or, c’est une autre route que va bientôt choisir le Grenoblois. La qualité des officiers du 6e dragons n’a pas l’heur de le satisfaire. Il n’y a trouvé, écrit-il, que des êtres « vulgaires », voire « grossiers, dépourvus de la moindre parcelle de culture » ! Comment pourrait-il, dès lors, se sentir en harmonie avec de tels gens ? Les remarques d’inspections relatives à cette unité, à la veille de Marengo, ne vont pas dans un autre sens : l’unité est alors « en retard sur toutes les parties essentielles de la tenue, de l’instruction et de la discipline ». Les officiers sont qualifiés, pour les uns, d’« ivrognes », pour d’autres d’« absolument nul, indolent », « sans moyens », « mauvais sujet » ; trois d’entre eux sont mêmes de véritables analphabètes. Quant aux jours de bataille, il se trouve, pour commander la troupe, plus d’absents que de présents ! La revue en question a eu ceci de bon qu’une mise à la réforme des lâches et des illettrés a donné un meilleur aspect au corps.
Il est aisé de comprendre le dégoût qu’a ressenti Henri Beyle et ce qui l’a poussé à se rapprocher du général Michaud, commandant la 3e division cisalpine qui était à la recherche d’un aide de camp. Mettant à profit une absence de Pierre Daru, il quitte le 6e dragons et se fait accepter par le général en mal de personnel. Le sort du Grenoblois est ainsi lié pour un temps à cet officier général. Or, le 4 juin 1801, tout s’effondre. Si Michaud n’a pas regardé de trop près le règlement, il est rappelé au jeune sous-lieutenant qu’il se trouve en bien fâcheuse position. En effet, pour exercer l’emploi d’aide de camp, il est impératif de réunir deux conditions : être au moins lieutenant et avoir à son actif un minimum de deux campagnes. Le douteux jeu d’écriture sur les contrôles du 6e dragons passe encore, mais faire élever Beyle au grade supérieur du jour au lendemain ! Quant à la seconde campagne…
Force est donc d’ordonner au jeune sous-lieutenant d’avoir à rejoindre son unité d’origine sans tambour ni trompette. Michaud rédige alors un certificat assurant que le jeune homme a su se montrer à la hauteur de la tâche qui lui était impartie, faisant état de « sa manière délicate et distinguée de servir ».
Le futur Stendhal est amer et peste en lui-même. « Je n’ai point de conseil, point d’ami », confie-t-il à son journal. Il s’exagère même ses propres mérites lorsqu’il poursuit : « Je me suis pourtant déterminé, persuadé qu’à force d’audace et de persévérance, je parviendrai à être aide de camp du général Michaud. Alors je ne devrais ce succès, comme tous les autres, qu’à moi-même. »
« Qu’à moi-même » ? Comme il y va ! Il fait traîner les choses et ce n’est que le 18 septembre 1801 qu’il fait ses adieux à son nouveau protecteur. Bientôt, il tombe malade et sollicite un congé de convalescence. Il rentre à Paris et, dans les premiers jours du mois de juillet 1802, adresse sa démission au ministre de la Guerre. Là encore, Henri Beyle n’est pas très regardant : se trouvant au cœur même de la capitale, il postdate le document du 20 juillet à Savigliano, localité où se tient le 6e dragons. Mais, cette fois, cet écart est explicable : pour suivre le règlement, la lettre de démission doit être présentée au chef d’unité, seul habilité à la transmettre au ministère. Cette fois, en quelque sorte, un faux en demi-teinte seulement.
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