En septembre 1870, après la capitulation de Sedan, Napoléon III est fait prisonnier et son épouse, Eugénie, se réfugie au Royaume-Uni, dans le Kent, à Chislehurst, dans une superbe propriété dite de Camden Place, avec son fils unique, Louis. En mars 1871, l’empereur vaincu est libéré par les Prussiens et rejoint immédiatement sa famille.
Gildard Guillaume / avocat honoraire, écrivain et historien, administrateur de l’Institut Napoléon, membre titulaire de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts d’Angers
À Camden Place, le couple, comme s’il voulait oublier la chute de l’Empire, continue à mener grand train : on reçoit beaucoup et dans des conditions luxueuses, on y fait des grandes fêtes, on y organise de grands tournois. On raconte volontiers que l’impératrice Eugénie porte en ce lieu des créations somptueuses en soie lyonnaise de son couturier anglais Charles Worth.
Camden Place
Le rapport entre le futur Napoléon III et Camden Place a commencé – du moins en théorie – en 1823. Cette année-là, Emily Rowles naît à Camden Place. On lui prêtera une liaison ultérieure avec Louis-Napoléon, rien n’est moins sûr… On éprouve des difficultés à savoir si ce dernier a réellement visité Chislehurst et Camden Place quand la famille Rowles y résidait…
En 1860, Nathaliel William Strode achète Camden Place et modifie substantiellement cette propriété. Il connaît Louis-Napoléon depuis1846. Il est aussi l’administrateur d’une femme très riche, Elizabeth Anne Haryett, plus connue sous le nom de Miss Howard, et qui est ou a été une maîtresse de l’empereur Napoléon III. Il semblerait que Strode ait reçu 900 000 francs, somme prélevée sur la liste civile française, soit pour rembourser Miss Howard d’un prêt consenti à l’Empereur, soit pour financer des travaux à Camden Place, soit pour une autre cause… sans qu’on puisse être plus précis. Du moins, Strode met gratuitement Camden Place à la disposition de l’impératrice Eugénie. Petites observations : les portes en fer forgé qui équipent l’une des entrées monumentales du parc proviendraient de l’Exposition universelle tenue à Paris en 1867. Les boiseries de la salle à manger, d’époque xviiie, proviennent du pavillon de chasse du château de Bercy, près de Compiègne. Camden Place deviendra à la fin du xixe siècle la maison du Chislehurst Golf Club.
Le décès de Napoléon III
La santé de l’Empereur va déclinant. On a diagnostiqué un calcul dans la vessie, de la grosseur d’un œuf de pigeon. On se résout à une opération et, le 2 janvier 1873, à Camden Place, dans la chambre de l’ex-Empereur transformée en salle d’opération, on commence une intervention chirurgicale délicate, qui doit se faire en plusieurs étapes et qui consiste pour l’essentiel à briser et fragmenter progressivement le calcul. Parmi les chirurgiens, il y a notamment Corvisart.
Le 9 janvier 1873, à 10 h 45, Napoléon III est victime d’une crise d’urémie et expire : ses reins, détériorés et enflammés, ont cessé leur fonction de filtre et le sang vicié a provoqué le coma.
Pratiquée à 17 h, l’autopsie révèle que la pierre fatale, brisée en deux par les chirurgiens, pesait vingt-deux grammes et mesurait cinq centimètres de long sur trois d’épaisseur. Napoléon III, c’est évident, aurait dû être opéré depuis fort longtemps. On imagine en tout cas le martyre que cet homme a dû souffrir lorsqu’il montait à cheval (3).
Les obsèques ont lieu le 15 janvier 1873, dans l’église Sainte-Mary de Chislehurst. Il fait froid mais le soleil brille. De Camden Place, le char funèbre, tiré par huit chevaux caparaçonnés de noir, met une demi-heure pour atteindre la modeste paroisse de Sainte-Mary.
Dans la petite église, la foule se presse. Des milliers de Français ont fait le déplacement mais seuls quelques privilégiés ont pu prendre place à l’intérieur. Il y a dans cette foule une absente de marque : Eugénie elle-même. Pour quelles raisons ? On l’ignore. Sans doute n’a-t-elle pas trouvé le courage nécessaire…
À la sortie de l’église, le Prince impérial est acclamé : « Vive l’empereur ! » Le jeune homme s’approche de la foule et, d’une voix soudain très mûre, lance : « Non, mes amis ! Ne dites pas : Vive l’empereur ! L’empereur est mort ! Dites plutôt : Vive la France ! » Mais la foule s’obstine : « Vive Napoléon IV ! »
La dépouille de Napoléon III est inhumée dans un caveau provisoire de l’église Sainte-Mary. Neuf mois plus tard, une chapelle est édifiée dans cette église à gauche de l’autel, à la demande et aux frais de l’Impératrice, et on procède à une inhumation définitive.
Les dernières années du Prince impérial
C’est au printemps 1871 que le Prince impérial entre comme élève officier de la prestigieuse académie militaire de Woolwich, à vingt kilomètres de Chislehurst. Le petit neveu de Napoléon Ier porte alors l’uniforme noir, galonné d’argent, des aspirants de l’armée de Sa Gracieuse Majesté.
En 1875, le Prince impérial est promu lieutenant d’artillerie de l’armée anglaise (4). Le temps passe. Eugénie, souvent accompagnée de son fils, voyage.
Louis atteint l’âge de vingt-trois ans. Il s’ennuie un peu. Ses camarades de promotion de Woolwich sont partis se battre en Afrique australe contre les Zoulous. Dans la province du Natal, les forces britanniques ont perdu plus de six cents hommes et on compte les blessés par milliers. Le Prince impérial ne veut pas passer pour un tire-au-flanc et il fait des pieds et des mains pour rejoindre lui aussi l’Afrique australe. « J’ai un nom trop lourd à porter pour ne rien faire ! » explique-t-il à sa mère. « Je souhaite partager les fatigues et les dangers de mes camarades », précise-t-il au commandant en chef de l’armée britannique, le duc de Cambridge.
Disraeli, le Premier ministre anglais, n’est pas très favorable. Mais, au bout du compte, le duc de Cambridge, touché par la détermination du fils de Napoléon III, lui accorde le statut d’observateur accompagnant les renforts.
Louis est reçu par la reine Victoria, à Windsor, le 26 février 1879. Il est en grand habit d’officier de Sa Majesté britannique. Peu après, il s’embarque sur le HMS Danube, sous les acclamations de la foule.
Vient le fatal 1er juin 1879. Ce jour-là, sur les bords d’une rivière au nom prémonitoire, Blood River, les Zoulous (apparemment entre quarante et cinquante individus) tendent une embuscade au détachement dans lequel se trouve le Prince impérial. Louis se bat avec courage, jusqu’au bout, mais, submergé par le nombre, après dix-sept coups de sagaie, il succombe (5). Il s’avère que, dès l’attaque des Zoulous, le plus gros du détachement anglais a fui, abandonnant Louis avec quelques autres.
Ainsi est mort le petit neveu de Napoléon Ier, le lieutenant Louis, sous l’uniforme anglais, pour défendre son nom et l’Empire de Sa Majesté Victoria. Peu importe le détail, d’ailleurs discuté.
Parce que le télégraphe ne fonctionne pas encore entre Londres et Le Cap, l’atroce nouvelle ne parvient au Premier ministre Disraeli que le 19 juin. L’homme d’État pressent déjà que la France va accuser l’Angleterre d’avoir abandonné le Prince ou de l’avoir jeté délibérément dans un guet-apens pour se débarrasser de lui.
Quand la reine Victoria est informée, elle charge son grand chambellan, lord Sydney, de faire prévenir d’urgence Eugénie. Celle-ci reçoit la nouvelle le 21 juin. Pendant plusieurs jours, elle se tient terrée chez elle, terrassée par la douleur.
L’opinion anglaise est émue et révoltée par les conditions de la tragédie. Un jeune officier français, qui aimait passionnément l’Angleterre, a donné une implacable leçon à un détachement authentiquement britannique mais fuyard ! Le directeur du Morning Post ouvre une souscription pour qu’un monument à la mémoire du Prince soit élevé dans l’abbaye de Westminster. Le Premier ministre Disraeli s’y oppose. Victoria, finalement, donne l’ordre d’élever le monument dans la chapelle Saint-Georges de Windsor, qui est le lieu de sépulture de plusieurs monarques anglais.
Les funérailles de l’héritier
Le corps du Prince est rapatrié à Chislehurst, là où se trouve déjà le tombeau de son père. Les funérailles ont lieu le 12 juillet. Honneur exceptionnel, la reine Victoria y assiste aux côtés d’Eugénie. C’est en présence du duc de Gloucester qu’a lieu la levée du corps. La bière est déposée sur un affut d’artillerie tiré par huit chevaux. Victoria a exigé que ses quatre fils – le prince de Galles, les ducs d’Edimbourg, de Connaught et d’Albany – tiennent les cordons du poêle. Parmi ceux qui suivent le cortège, on reconnaît le prince de Monaco et le prince royal de Suède. Les dignitaires et les hauts fonctionnaires sont nombreux. Tous les ambassadeurs des pays accrédités à la cour de Saint-James sont également présents.
Conformément à la tradition, le cheval favori du Prince, les bottes retournées dans les étriers, suit au pas au milieu d’une escorte. Deux cents cadets de Woolwich, l’école militaire britannique dans laquelle le Prince impérial a fait toutes ses études et suivi sa formation, avancent d’un pas lent et cadencé. Les tambours sont voilés de crêpe. Les drapeaux français et anglais, mêlés, recouvrent le cercueil.
Une pénible fausse note doit malheureusement être déplorée, qui choque d’ailleurs la foule : l’ambassadeur de la République française est volontairement absent.
Le corps est déposé dans l’église Sainte-Mary, à droite de l’autel et à l’opposé de celle de son père.
Le gouvernement et les autorités militaires britanniques entendent que les choses soient claires. Une enquête est diligentée sur l’attitude du détachement anglais face aux Zoulous. Les conclusions sont accablantes : le lieutenant Carey, du 98e régiment de ligne, commandant le détachement, est considéré comme ayant manqué à ses devoirs. Il est condamné en cour martiale.
Le dossier est soumis en appel au duc de Cambridge. Celui-ci a alors la surprise de recevoir un courrier de l’impératrice Eugénie, dont voici le résumé : « Assez de récriminations ! Que le souvenir de la mort de mon enfant réunisse en un commun regret tous ceux qu’il aimait et que personne ne souffre ni dans sa réputation ni dans ses intérêts ! Moi qui ne peux plus rien désirer sur terre, je le demande comme une dernière prière. »
Eugénie, avocate auto-commise d’office au nom de la charité ou de la miséricorde, demande la clémence pour le responsable de la mort de son fils !
Le commandant en chef de l’armée britannique, à la suite de cette intervention, adoucit la sentence : le lieutenant Carey conserve provisoirement son grade mais est muté aux Indes. Quand il arrive dans cette lointaine colonie de l’Angleterre, ses camarades officiers et ses hommes savent qu’il a abandonné le Prince impérial face aux Zoulous. On lui tourne le dos, on l’ignore, on le méprise. Dans ce pays de l’Empire britannique, la lâcheté est dénoncée par l’envoi de quatre plumes blanches au coupable. Humilié, honteux, pris dans l’étau du chagrin et de la culpabilité, le lieutenant Carey meurt d’un accident de cheval ou en tout cas dans des conditions qui laissent penser qu’il a été victime d’un accident de cheval.
Pendant tout ce temps, une frêle ombre en noir, tous les jours ou presque, se rend à l’église Sainte-Mary de Chislehurst, s’effondre sur un prie-Dieu, reste là une partie de la nuit, n’en repart qu’à regret, répétant que désormais sa vie est entre les deux tombes de part et d’autre de l’autel.
En 1881, Eugénie quitte Camden Place, qui ne correspond plus à la vie qu’elle entend mener, et s’installe à Farnborough Hill, dans une grande maison sans style qui est aujourd’hui un collège.
L’abbaye Saint-Michel
Pour le repos des âmes de son fils et de son époux, pour le repos de son âme quand la mort viendra, Eugénie, qui est et vit dans une foi intense, veut la présence et l’accompagnement de moines.
Après le décès de son mari, elle décide donc de contribuer à la fondation, à Farnborough, d’une abbaye bénédictine, l’abbaye Saint-Michel (St Michael’s Abbey). Elle finance et lance une campagne de travaux importants. Elle fait d’abord appel à des moines prémontrés mais, insatisfaite, fait venir cinq moines français de l’abbaye de Solesmes.
Eugénie fait construire un mausolée dans la crypte de la chapelle abbatiale. Les cercueils de son mari et de son fils y sont ensuite transférés. Le sarcophage de Napoléon III est placé immédiatement à gauche du maître-autel de la crypte, alors que celui du Prince impérial se trouve en vis-à-vis à droite.
La mort de la dernière souveraine
Les années passent. Arrive l’année 1920. Venant de Madrid, Eugénie, qui a maintenant quatre-vingt-quatorze ans, est décorée par le roi Georges V pour son action efficace auprès des blessés pendant la Première Guerre mondiale. Voici donc l’ancienne impératrice française, nommée chevalier de l’Empire britannique !
Eugénie meurt le 11 juillet 1920, à Madrid. Ses obsèques sont célébrées à Farnborough, St Michael’s Abbey, en présence du couple royal britannique : Georges V et Mary, très affectés. Le roi d’Espagne Alphonse XIII et son épouse ont également fait le déplacement. L’assistance est nombreuse.
La République française est cette fois représentée mais seulement par… un attaché d’ambassade en poste à Madrid.
La tombe d’Eugénie est, dans la crypte de l’église abbatiale, placée entre celle de son mari et celle de son fils, dans un sarcophage accroché au sommet du maître-autel, très au-dessus par conséquent des autres sarcophages. Elle a attendu plus de quarante ans avant de les rejoindre. Aucun titre n’est gravé, seulement son prénom : Eugénie.
La crypte, où se trouvent les trois tombeaux, est peu visitée par les Français. On peut cependant se replonger dans cette étonnante page de l’histoire européenne en suivant l’un des moines de l’abbaye, l’abbé Cuthbert Brogan, qui parle un excellent français brodé élégamment de l’inévitable « british » accent et manie l’humour avec truculence, verve et enthousiasme. Chaque samedi après-midi, il ouvre la porte à trois heures et demie pour les visiteurs éventuels. Mais, la plupart du temps, il n’y a personne.
Le club compte aujourd’hui un millier de membres, dont huit cents joueurs. C’est une institution de grand luxe. Les appartements ou chambres, dont la chambre où Napoléon III a été opéré et est décédé, sont donnés en location à l’année. Ce changement d’affectation et cette activité ont sans conteste contribué à sauver le monument historique d’une destruction ou d’un vieillissement fatal.
Lucien Corvisart, attaché à Napoléon III et adjoint du docteur Conneau, est l’héritier d’une famille de praticiens. Le plus célèbre membre de sa famille est son grand-oncle Jean-Nicolas Corvisart, né le 15 février 1755 et mort le 18 septembre 1821, fils d’un procureur au Parlement de Paris : son père le destinait au barreau mais, contre lui, il décide de s’orienter vers la médecine, devient baron de l’Empire en 1808 et entre au service personnel de Napoléon Ier.
Ce qui reste de la pierre trouvée dans la vessie impériale aurait été conservé dans un musée scientifique de Londres.
À l’académie militaire royale de Sandhurst, institution fondée en 1947 et qui résulte de la fusion de l’Académie militaire royale de Woolwich et du collège militaire royal de Sandhurst, on trouve une statue du Prince impérial.
Les explications varient largement sur les conditions de la mort du Prince impérial. Il est vrai que, à part les Zoulous entendus après les faits, les témoins manquent. Certains prétendent que la selle de son cheval – une selle qui avait appartenu à son père –, a cédé et qu’il est donc tombé.
En tant que chef de l’Église anglicane, Victoria ne peut pas franchir la porte de l’église catholique Sainte-Mary et demeure donc à l’extérieur de l’enceinte religieuse, avec ses enfants.
De nos jours, la communauté de St Michael’s Abbey compte douze moines.
Ce n’est pas un orgueil de sa part : elle avait demandé à être enterrée au même niveau mais, apparemment, les moines et la population n’y ont pas consenti.
Aux origines de Camden Place
William Camden (1551-1623), historien, auteur de nombreux ouvrages, universitaire, est à son époque directeur de l’école de Westminster et bibliothécaire de l’abbaye de Westminster. Personnage célèbre, attiré par l’air champêtre de Chislehurst (à distance raisonnable de Londres), il s’y fait construire une belle demeure. Contrairement à son souhait, il n’y est pas enterré : sa dépouille est à l’abbaye de Westminster, dans la section Poet’s Corner. Robert Weston rachète la propriété en 1717, l’agrandit et la nomme Camden House. En 1760, Charles Pratt, né en 1714, avocat, achète Camden House et la renomme Camden Place.
En 1776, il est fait comte lorsqu’il devient Lord Chancelier et prend le titre de baron Camden de Camden Place. La propriété subit encore d’importantes modifications. Pratt aura plusieurs propriétés portant le nom de Camden et contribuera donc à « exporter » ce nom, aux États-Unis notamment.
En 1805, Thomson Bonar se rend acquéreur des lieux. C’est un riche marchand. Avec sa femme Anne, et sous la maîtrise d’œuvre de l’architecte George Dance Jeune, il fait réaliser des travaux conséquents : à l’extérieur, édification d’un bloc écuries pouvant accueillir seize chevaux et six entraîneurs, création d’un hébergement pour trente personnes, construction d’une laiterie ; à l’intérieur, création d’une nouvelle salle à manger, déplacement de l’escalier, transformation d’un hall d’entrée en bibliothèque. Le couple Bonar aura une fin tragique, puisque, dans la nuit du 20 mai 1813, un certain Philip Nicholson les assassinera.
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