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Hippolyte Flandrin: Peintre néoclassique en majesté

Il ne fait pas bon, pour le créateur désireux d’inscrire son nom dans l’histoire de l’art plutôt que de se soumettre à l’air du temps, d’opter pour la fidélité à la tradition et le culte des grands anciens. L’oubli : tel est le sort en effet généralement réservé à ceux qui choisissent cette voie périlleuse et, parmi eux, se trouve le peintre Hippolyte Flandrin, chantre injustement négligé du classicisme.

Maryan Guisy / docteur ès lettres

Ainsi que beaucoup de ses collègues, Hippolyte Flandrin a suivi sa vocation en accomplissant sa tâche avec l’unique ambition de perpétuer l’héritage des maîtres de l’Antiquité et de la Renaissance, alors que montait inexorablement la vague révolutionnaire de l’impressionnisme qui finirait par imposer une vision renouvelée du monde. Personnalité simple et attachante, travailleur grave et persévérant, il est malgré tout parvenu à laisser une trace durable de sa virtuosité, par le travail réalisé au sein de plusieurs édifices religieux ainsi que par une toile unanimement appréciée jusqu’à nos jours.


Une irrépressible inclination pour le dessin et la peinture

Descendant d’une vieille famille de marchands de draps de soie, Hippolyte Flandrin voit le jour à Lyon, le 23 mars 1809. Il a un frère aîné, Auguste, né cinq ans avant lui, puis suit Paul, en 1811. Le père, Jean-Baptiste Flandrin, occupe un modeste emploi à l’Hôtel de Ville. C’est un homme profondément bon, et un épisode de son existence en atteste. Pendant la période cruelle de la Terreur, il profite de l’accès aux listes de suspects dont il bénéficie pour prévenir et sauver plusieurs de ses connaissances. Ses opinions sont mesurées et, plus tard, sous la Restauration, il admettra une admiration mêlée pour Napoléon Ier et les idées libérales.


En sa qualité de père, il se charge de l’instruction de ses fils. Initié lui-même à la peinture dans sa jeunesse et auteur de miniatures, il est enchanté de découvrir les dons artistiques de sa descendance. C’est l’époque où Hippolyte et Paul, après avoir admiré les défilés militaires de leur fenêtre, s’empressent de dessiner et de peindre les soldats à la mine fière et aux uniformes chatoyants.


Si le père les encourage dans cette pratique et contribue à leur formation en les conduisant au musée, la mère, née Jeanne-Françoise Bibet, ne partage pas l’enthousiasme de son mari. Elle s’oppose énergiquement à la vocation naissante des enfants : pour elle, Hippolyte doit entrer comme apprenti chez un fabricant de soie et Paul intégrer la boutique d’un tailleur. Sa détermination est d’autant plus ferme que l’aîné, Auguste, à son grand dam, s’est déjà lancé dans la peinture. Il est donc exclu que ses frères commettent ce qui, à ses yeux, est une erreur.

Le destin sera toutefois plus fort que la volonté maternelle. Alors que les deux garçons n’ont que treize et onze ans, par un curieux concours de circonstances, leurs dessins sont montrés au sculpteur Denis Foyatier (1793-1863) qui, séduit par leur habileté, les présente à son confrère Jean-François Legendre-Héral (1796-1851). Celui-ci vient d’ouvrir un cours pour débutants que vont fréquenter Hippolyte et Paul. Ils y améliorent leur technique en copiant des gravures et des plâtres. Leurs progrès sont si rapides que Legendre-Héral les met en relation avec le peintre Antoine Duclaux (1783-1868) lequel, très gentiment, les accueille dans son atelier. Avec lui, Hippolyte se familiarise avec les croquis ainsi que les études de paysages et d’animaux. En 1827, il entre à l’école des Beaux-Arts de Lyon, où il obtient une récompense en peinture (le « Laurier d’Or »), puis un premier prix.


Ingres, la rencontre déterminante

En raison de ces excellents résultats, le départ pour Paris s’avère inéluctable. S’ils veulent valoriser leur talent, les deux frères doivent gagner la capitale. Le grand départ a lieu en avril 1829 : alors qu’Auguste, soutien de famille, reste à Lyon, Hippolyte et Paul se mettent en route et, précision qui peut paraître incroyable aujourd’hui, ils décident d’accomplir le voyage à pied, afin d’entamer le moins possible leurs faibles économies.

À leur arrivée, ils trouvent à s’installer dans une petite chambre, au 47 de la rue Mazarine, grâce à un ami lyonnais qui les a précédés, et ils se présentent à l’atelier que vient d’ouvrir Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867). Ce choix, on le verra, « déterminera profondément toute leur carrière ». Ingres est alors un artiste renommé, qui a déjà produit plusieurs chefs-d’œuvre (Napoléon Ier sur le trône impérial, Le portrait de Madame de Senonnes ou encore La Grande Odalisque), et son enseignement est fondé sur la copie des maîtres anciens et les études d’après l’antique. Il privilégie la pratique du dessin, considérant que le mouvement rendu par les lignes est la meilleure façon d’exprimer la vie.


Hippolyte fait partie des meilleurs élèves du maître. Aussi le prépare-t-on au prix de Rome, mais il échoue à deux reprises. Enfin, à la troisième tentative, il est admis à concourir avec neuf autres candidats. Les postulants doivent se soumettre à deux épreuves : réaliser un dessin en une journée ; exécuter une toile en soixante-douze jours, en respectant de drastiques règles d’isolement. Hippolyte choisit de représenter le héros de la mythologie grecque Thésée, reconnu par son père lors d’un festin. Mais une épidémie de choléra s’abat malheureusement sur la France en mars 1832, provoquant la mort de 100 000 personnes, dont plus de 18 000 à Paris. Hippolyte tombe malade et est contraint d’interrompre son travail pendant un mois. Il finit néanmoins par se rétablir et, grâce à sa ténacité, parvient à terminer sa toile qui obtient les suffrages du jury : le 29 septembre, il obtient le Grand Prix de Rome et est admis à la prestigieuse Villa Médicis pour cinq ans. La satisfaction est double : d’abord, toute préoccupation matérielle disparaît presque miraculeusement grâce à la pension que lui versera l’État ; ensuite, et surtout, son talent artistique est officiellement reconnu.

Au moment du départ pour l’Italie, Ingres lui prodigue quelques recommandations : « Vous allez commencer une autre vie ; menez-la bien, ne vous en repentez jamais, pensez à moi pour votre conduite et à Raphaël pour l’art, utilisez bien tous vos moments. » (3) En élève respectueux, Hippolyte n’oubliera aucun de ces précieux conseils.


Cinq ans à la villa Médicis

À Rome, il se conforme aux prescriptions de son maître en commençant par compléter sa culture esthétique au moyen de multiples visites. Le Vatican en premier lieu, où il est subjugué par les fresques du génie de la Renaissance italienne qu’est Raphaël : « Je peux dire que je m’attendais à du bien beau, écrit-il en janvier 1833, mais j’ai été encore bien étonné ! Oh ! La Messe de Bolsène, L’École d’Athènes ! La Dispute et toutes les autres, mon Dieu ! » (4) Il se rend également dans les plus anciennes basiliques chrétiennes, où sa nature mystique communie avec les émouvantes mosaïques qui rendent à la perfection la figure éternelle de Dieu.


Sa ferveur pour l’idéal classique l’isole progressivement de la plupart des autres pensionnaires, charmés par le romantisme en vogue à ce moment. Son meilleur ami n’est pas un peintre, mais un musicien, Ambroise Thomas, futur compositeur de l’opéra Mignon (1866), dont il fera le portrait en 1837. Celui-ci l’initie à la musique, art qui lui était jusqu’alors presque étranger. Par ailleurs, Hippolyte s’adonne à la lecture avec ardeur, et étudie la langue italienne.


D’un naturel réservé, il apprécie peu les soirées mondaines que le directeur, Horace Vernet (1789-1863), spécialiste de la peinture d’histoire, organise à la Villa. Sa relative solitude est heureusement rompue quand arrive son frère Paul, qui a décidé de rejoindre Rome à ses frais. Puis c’est au tour d’Ingres de venir dans la ville éternelle, en janvier 1835, où il est nommé en remplacement de Vernet. Le cercle familier de naguère s’est donc reformé autour d’Hippolyte, ce qui ne manque pas de le rasséréner, même si l’éloignement de Lyon et de ses parents le fait souffrir.

C’est durant son séjour romain qu’héritier de la grande tradition de représentation du corps humain remontant à la fondation des académies au xvie siècle, il peint le tableau qui restera son œuvre la plus connue, le fameux Jeune homme nu assis au bord de la mer.


Une carrière trop brève

À son retour de Rome, il envisage d’ouvrir un atelier, projet qu’Ingres approuve chaleureusement, mais qui ne deviendra jamais réalité. En effet, dès 1839, Hippolyte est sollicité pour la décoration de la chapelle de l’église Saint-Séverin à Paris. Et, trois ans plus tard, ce sera le commencement du considérable chantier de l’église Saint-Germain-des-Prés, financé par la Ville de Paris (et qui ne s’achèvera qu’après sa mort), son ami, l’architecte Victor Baltard (1805-1874), lui commandant la réalisation des grands tableaux muraux.

Sur le plan personnel, notre jeune artiste s’est installé au 14 rue de l’Abbaye, où il habitera jusqu’à la fin de ses jours. En outre, le 10 mai 1843, il a épousé Aimée Ancelot, âgée de vingt et un ans, demoiselle distinguée que connaît Ingres. Pendant la messe, c’est l’ami Ambroise Thomas qui tient l’orgue de Saint-Pierre-de-Chaillot. Le couple aura trois enfants : Auguste (né en 1845), Cécile (1848) et Paul-Hippolyte (1856).

En 1853, il est reçu membre de l’Académie des Beaux-Arts puis, en 1857, est nommé professeur à l’école des Beaux-Arts. Malgré les honneurs, c’est un homme qui vit simplement, louant les vertus du foyer, assidu à la tâche, volontaire et consciencieux afin de mener à bien les chantiers qui lui sont confiés. Il apparaît à ses contemporains plutôt grave, voire triste, et vieillit prématurément.


En juin 1863, malade et fatigué, il décide de prendre du repos et, à cette fin, se rend à Rome, avec femme et enfants. Ce sera pour lui comme un ultime pèlerinage sur la terre qu’il vénérait car il y meurt, moins d’un an après, le 21 mars 1864, deux jours avant son cinquante-cinquième anniversaire. Ce décès dans la ville réunissant le monde latin et le christianisme peut être interprété comme l’apothéose d’un artiste qui n’a eu de cesse, durant toute sa vie, de célébrer et perpétuer esthétiques antique et religieuse.

Ses funérailles ont lieu à Paris, une semaine plus tard. Il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise (division n° 57), et non en l’église Saint-Germain-des-Prés comme il l’aurait souhaité. L’édifice contient néanmoins un monument avec buste lui rendant hommage.


Après Ingres, « le plus grand portraitiste de notre temps »

Le talent de Flandrin a trouvé à s’exprimer dans plusieurs genres et en premier lieu dans la peinture d’histoire, héritée « de la tradition classique théorisée au xviie siècle ». L’un des principaux exemples illustrant cette veine est son Saint-Louis dictant ses établissements (1842), qui lui avait été commandé à son retour d’Italie pour la Chambre des Pairs et qui est installé au palais du Luxembourg.


Rapidement adulé par le grand monde, il est bientôt sollicité pour réaliser des portraits, tant dans la vieille aristocratie que dans la haute bourgeoisie alors en expansion : « Les personnalités qui fréquentent l’atelier d’Hippolyte constituent la fine fleur de la société, de la monarchie de Juillet au Second Empire. » Il n’apprécie que très modérément d’être à la mode, considérant qu’il sacrifie une énergie et un temps précieux à des travaux de second ordre, et ce n’est donc que de mauvaise grâce qu’il se soumet à des demandes insistantes et qu’il juge trop nombreuses. Ces contrariétés contribuent à la dégradation de sa santé. Quand il accepte néanmoins une commande, il accomplit son travail avec sérieux et virtuosité : en quelques séances, la composition est en place et la physionomie de la personne parfaitement fixée. Tant et si bien qu’il excelle dans une discipline qui pourtant ne l’enchante guère, comme le constate l’écrivain et critique d’art Champfleury (1821-1889) : « Quand on rencontre l’une de ces œuvres tranquilles et réfléchies, alors on comprend que Flandrin est, après Monsieur Ingres, le plus grand portraitiste de notre temps. »


Depuis ses débuts, du fait de sa formation académique et de son affinité nostalgique pour l’Antiquité, Hippolyte a une prédilection pour la représentation de l’anatomie humaine. Son travail s’inscrit dans la continuité du spinario, le tireur d’épine, type statuaire représentant un jeune garçon se retirant une épine du pied dans une pose gracieuse, dont l’exemplaire le plus célèbre est conservé aux musées du Capitole, à Rome. Il se place aussi sous l’influence du Caravage, notamment du Jeune Saint Jean-Baptiste au bélier (1602). C’est dans cet esprit revendiqué qu’il peint Polytès, fils de Priam, observant les mouvements des Grecs (1833-1834), Jeune berger assis (1834) et, surtout, le Jeune Homme nu assis au bord de la mer, son indiscutable chef-d’œuvre (1835-1836). Le personnage, les jambes ramenées contre sa poitrine et enserrées par ses bras, semble perdu dans une énigmatique songerie. La forme parfaite et la perplexité suscitée par l’attitude méditative du garçon ont fait le succès intemporel d’un tableau dont les seuls défauts sont d’avoir pris le pas sur son auteur et masqué son importante œuvre, notamment religieuse, qui le rattache cette fois à Raphaël, Botticelli ou encore Michel-Ange.


Saint-Hippolyte, peintre chrétien

Naturellement porté par une foi chrétienne sincère, Hippolyte a trouvé à l’exprimer dans la décoration de plusieurs églises, à travers la réalisation de nombreuses fresques : à Saint-Martin d’Ainay (Lyon), Saint-Paul (Nîmes), Saint-Séverin, Saint-Vincent-de-Paul et Saint-Germain-des-Prés (Paris). De ses années d’initiation italienne, il a conservé le souvenir de Cimabue, Giotto et bien sûr Raphaël. Pour Saint-Germain, il traduit la peinture monumentale de ses brillants devanciers en la modernisant, mais sans excès, privilégiant la qualité du dessin, l’équilibre de la composition, la sobriété des coloris.


C’est véritablement l’œuvre d’une vie, puisqu’il la commence âgé de trente-trois ans et n’en connaîtra pas l’achèvement en raison de sa disparition prématurée. L’entreprise est si importante qu’elle se déroule en trois campagnes successives : le sanctuaire d’abord (1842-1846) ; le chœur ensuite (1846-1848) ; et la nef pour terminer (1856-1864). Hippolyte s’adjoint le concours de son frère cadet, Paul, ainsi que d’une équipe d’assistants, qui travaillent en parfaite symbiose avec lui. La partie purement décorative est assurée par l’ornemaniste Alexandre Denuelle (1818-1879), notamment les voûtes bleues, les chapiteaux mis en couleur et les frises. Pour sa part, après la réalisation de nombreuses esquisses préparatoires, Hippolyte peint de vastes ensembles, alliant mysticisme et histoire. Il adopte à cette fin la technique de la peinture à la cire, ramenée de Rome et qu’il pense adaptée à l’humidité propre au nord de la France. La tâche s’avère épuisante, tant moralement que physiquement : il éprouve par exemple une intense souffrance visuelle quand il intervient dans les zones les plus sombres de l’église. Mais il est tenace et considère que la peinture murale est le sommet de sa discipline. Il est en outre soutenu par les encouragements d’Ingres qui lui fait l’honneur de visiter.


L’unité de conception du programme a permis d’assurer sa réalisation harmonieuse. Il inscrit à jamais Flandrin dans le courant de « renouveau de la peinture religieuse au xixe siècle [qui] a trouvé en [lui] et à Saint-Germain-des-Prés un interprète et un lieu d’élection ».


Une relation contrastée avec les Tuileries

Hippolyte aborde la sphère du pouvoir pour la première fois en 1856, lorsqu’il est sollicité pour représenter les vertus cardinales devant figurer sur le berceau du Prince impérial. Ses dessins allégoriques de la Justice, de la Vérité, de la Force et de la Vigilance sont exécutés sous la forme de quatre plaques en émail par la manufacture de Sèvres. Le 13 mars 1856, le berceau, aujourd’hui considéré comme emblématique du style éclectique du Second Empire, est exposé au public dans la salle du Trône de l’Hôtel de Ville. Il est transféré deux jours plus tard aux Tuileries pour la naissance de Louis-Napoléon, qui intervient le 16 mars.

L’année suivante, l’Empereur se rend acquéreur, sur les crédits de la liste civile, du fameux Jeune Homme nu assis au bord de la mer. La toile est accrochée sur les cimaises du musée du Luxembourg, avant d’être intégrée dans les collections du Louvre.

En 1860, portraitiste prisé par l’élite sociale, Hippolyte reçoit commande du prince Napoléon, cousin de l’Empereur. Le tableau nous offre la représentation la plus connue de « Plon-Plon » : le peintre n’a nullement souhaité mettre son modèle en valeur, s’attachant principalement à rendre visible sa personnalité avec objectivité. Apparaît de ce fait un personnage au regard serein, dans une attitude manifestant force de caractère et calme détermination.


L’« affaire » du portrait de l’Empereur

Ultime marche gravie par le petit Lyonnais arrivé à pied trente ans plus tôt à Paris : Hippolyte est invité par Napoléon III à Compiègne, en 1861. Cela lui permet de se familiariser avec un visage et une apparence générale qu’il devra bientôt reproduire. Précisons ici qu’une première approche avait eu lieu en 1853, à laquelle il n’avait pas été donné suite, au profit de Franz Xaver Winterhalter (1805-1873).

Marchant à nouveau dans les pas d’Ingres, qui avait peint Napoléon Ier à plusieurs reprises, voici Hippolyte confronté à la représentation d’un souverain. Il semble que celui-ci ne lui ait réservé que quelques brèves et rares séances de pose aux Tuileries. Pour le décor, l’artiste a recours à des photographies et se sert également d’un cliché de lui-même revêtu de la tenue de général de division que son auguste modèle lui a prêtée. La toile montre finalement Napoléon III debout, dans son Grand Cabinet, une main posée sur sa table de travail, et l’on remarque à l’arrière-plan la présence d’un buste de son oncle illustre.


Si on le compare à d’autres portraits officiels, Flandrin propose un moyen terme entre l’image flatteuse de Winterhalter en 1853 (avec couronne, sceptre, manteau d’hermine et grand collier de la Légion d’honneur) et celle, que l’on pourrait qualifier de « bourgeoise », d’Alexandre Cabanel (1823-1889) en 1865 (en habit de soirée noir, la silhouette empâtée, une main appuyée sur la hanche, avec le manteau d’hermine négligemment jeté sur un fauteuil et balayant le sol). Surtout, Flandrin marque sa différence sur un aspect important : comme pour le prince Napoléon, il a cherché une nouvelle fois à pénétrer l’âme du modèle, sa personnalité morale, en les traduisant à travers le regard vague et rêveur de l’Empereur, signifiant pour lui la profondeur, l’intelligence et l’aptitude à lire dans l’avenir du chef d’État. Ce désir d’atteindre la vérité psychologique du personnage était compréhensible à un moment où la photographie commençait à concurrencer la peinture : il fallait justifier le recours à la palette par un supplément interprétatif. Mais cela n’a pas été compris, en particulier par le principal intéressé, qui n’a pas apprécié la représentation de ses yeux clairs et voilés, dont pourtant la grande majorité de ses contemporains ont pu témoigner.

Théophile Gautier, lui, ne tarit pas d’éloge devant la toile : « Nulle emphase, nul apparat dans la composition […], mais une majesté simple et tranquille qui s’impose sans effort […]. La tête est d’une ressemblance à la fois intime et historique. C’est l’homme et le souverain. » (9) De même, le journaliste Hector de Callias (1841-1887) prophétise pour sa part que « ce portrait de l’Empereur sera le portrait de l’histoire » . Force est d’admettre que la vision impériale de Flandrin est encore régulièrement utilisée aujourd’hui pour illustrer articles et ouvrages sur Napoléon III et qu’elle constitue par conséquent l’«image légendaire et symboliquement représentative du Second Empire » .


Pérennité d’Hippolyte Flandrin

Nous l’avons mentionné, Flandrin s’était entouré d’une équipe de collaborateurs qui furent très influencés par son style. On peut citer Jean-Baptiste Poncet (1827-1901), auteur d’Un jeune joueur de flûte au bord de la mer (1861) dont l’inspiration flandrinienne ne fait pas de doute. Un autre de ses assistants, Louis Lamothe (1822-1869), réalise en 1859 à la manière de son maître la peinture murale de la collégiale Saint-Pierre à Saint-Gaudens, et ouvre un atelier de débutants où il accueille un élève appelé à un brillant avenir : Edgar Degas. Dans les carnets de celui-ci, on a trouvé, parmi une multitude de croquis, une esquisse intitulée Jeune Homme nu, qui n’est rien d’autre qu’une copie du chef-d’œuvre d’Hippolyte : preuve que Lamothe ne manquait pas de se référer à Flandrin dans son enseignement.

Deux autres peintres ont poursuivi dans la voie tracée par ce dernier : Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898) d’abord, dont le « vocabulaire classicisant s’inspire d’une lointaine Arcadie, celle-là même où baignent les académies d’Hippolyte » (12) ; et Maurice Denis (1870-1943) ensuite, peintre chrétien, marqué par Fra Angelico : comme Flandrin, il est l’auteur d’une œuvre sacrée et décorative conséquente. Par sa pratique et son exemple, Hippolyte Flandrin s’est sacrifié, tel un saint et un martyr de la peinture, en quête à travers elle de l’éternité, qui constitue sans doute l’une des principales vocations assignées à l’art par les hommes, pauvres mortels voués à disparaître.

Pour Franck Gintrand.


Bref aperçu sur la peinture néo-classique

L’œuvre d’Hippolyte Flandrin s’inscrit dans le mouvement stylistique né au milieu du xviiie siècle et désigné sous le terme de néo-classicisme. Celui-ci prône un retour aux sources de l’art, à savoir, pour la peinture, l’Antiquité grecque et romaine, la Renaissance et le classicisme français. Ses genres de prédilection sont la représentation de l’Histoire (Le Serment des Horaces, David ; Bonaparte au pont d’Arcole, Gros), le portrait (Madame Récamier, David) et le nu (La Grande Odalisque, Ingres). Le peintre et théoricien allemand Raphaël Mengs (1728-1779) est considéré comme le chef de file de cette école, avec des œuvres telles que Le Jugement de Pâris (vers 1757) ou Charles III d’Espagne (1761). Le néo-classicisme se diffuse dans le monde entier (Grande-Bretagne, Italie, États-Unis, Russie) et, bien sûr, en France, en plusieurs vagues. D’abord avec Jean-Baptiste Regnault et Jacques-Louis David, puis François Gérard, Anne-Louis Girodet ou Antoine-Jean Gros, jusqu’à aboutir, au milieu du xixe siècle, à l’académisme caractéristique du Second Empire des Ernest Meissonier, Jean-Léon Gérôme et autre William Bouguereau. Le mouvement néo-classique, qui défend la tradition face aux avant-gardes, recommande une construction géométrique (avec verticales, horizontales et diagonales structurant l’espace), l’attention accordée au dessin, l’importance donnée à la théâtralisation des situations « décrites ». Souvent relégués au simple rang d’illustrateurs des manuels scolaires pendant plusieurs décennies, les peintres néo-classiques et académiques sont redécouverts et retrouvent la place qu’ils méritent grâce aux cinéastes italiens et américains qui s’inspirent de leurs œuvres pour la réalisation de films historiques se référant à la Bible et à l’Antiquité (Cléopâtre, Les Dix Commandements…).


Napoléon III, un dirigeant abondamment portraituré

Présent au sommet de l’État durant plus de deux décennies, comme président de la République puis Empereur, Louis-Napoléon Bonaparte a été portraituré à de très nombreuses reprises. Il convient d’emblée d’observer qu’il a exercé le pouvoir à une période charnière où la peinture commence à subir la concurrence de la photographie, et que son iconographie se compose donc des deux modes de représentation, ce qui est une nouveauté, son prédécesseur, Louis-Philippe Ier, n’ayant été photographié que dans les ultimes années de son règne. Outre Flandrin et sa toile (contestée) de 1861, Winterhalter réalise un premier portrait officiel et flamboyant en 1853. Vers 1857, son atelier le peint en tenue civile, gilet et redingote noire, devant un paysage boisé. C’est ensuite au tour de Cabanel, en 1865 : il offre une image modeste de l’Empereur, qualifiée par certains de « portrait de maître d’hôtel », mais qui remplaça néanmoins l’œuvre de Flandrin dans le cabinet de travail de l’Impératrice aux Tuileries. Outre ces toiles les plus célèbres, il y a lieu de mentionner celles réalisées par plusieurs autres peintres : Félix Genaille (1852), Charles-Émile François (1854), Charles-Édouard Boutibonne (1856), Jean-Baptiste Adolphe Lafosse (vers 1865), Adolphe Yvon (1868) ; Charles Müller propose un Napoléon III à cheval (1852), et Alfred De Dreux, deux effigies équestres également (1853 et 1857). Dans d’autres œuvres, Louis-Napoléon est représenté lors de manifestations qui mettent en valeur la grandeur et le faste du régime : Réception des ambassadeurs siamois par l’Empereur Napoléon III au Palais de Fontainebleau (Gérôme, 1864) ou Napoléon III et les souverains étrangers invités à l’Exposition universelle de 1867 (Charles Porion, 1867-1895). C’est enfin à un peintre prussien, Wilhelm Camphausen (1818-1885), qu’il appartient en quelque sorte de conclure le récit imagé de l’épopée impériale avec des tableaux tels que Rencontre dans le village de Donchéry de Bismarck et Napoléon III (1878) ou Napoléon III à Sedan (1885).


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