top of page

Bonaparte devient, à Lyon, président de la République Italienne

Ce sont quelque vingt-cinq fois que Napoléon est passé par Lyon sur une période de trente-six ans. Si certains déplacements restent tout à fait mineurs, voire sans aucun témoignage, d’autres attestent l’importance d’une cité qui se trouvait, comme à la Renaissance, sur la route de l’Italie − de la Corse − et plusieurs montrent le lien affectif établi avec les habitants. Celui de janvier 1802 s’inscrit même dans l’histoire européenne, avec la proclamation de la première République italienne.



Au début de 1802, la Consulta cisalpine est réunie à Lyon dans l’ancienne chapelle du collège de la Trinité (1) pour que ses quatre cent cinquante députés élisent leur président. Le bâtiment a été construit entre 1617 et 1622, le collège datant de 1607. Cet édifice typiquement jésuite a été édifié par un membre de la Compagnie, le P. Étienne Martellange (1569-1641) ; le « père constructeur » s’inspire du Gesù de Rome, alliant faste, élégance, discrétion et, surtout, organisation rationnelle de l’espace et de la circulation. Il se veut classique dans son plan, selon l’esprit de la Contre-Réforme : le maître-autel détaché du mur et les chapelles communicantes, dotées de tribunes pour les élèves, expriment la rénovation du culte par le concile de Trente. Le décor relève du baroque : réalisé de 1700 à 1740 par Jean Delamonce et son fils Ferdinand-Sigismond. Un des rares lieux de ce type à Lyon, avec Saint-Bruno-des-Chartreux, la chapelle de l’Hôtel-Dieu et le réfectoire du palais Saint-Pierre, il a parfois été considéré comme trop riche et ostentatoire.


Parmi les présents, l’archevêque de Milan, Mgr Filippo Maria Visconti, est un parfait homonyme du duc de la célèbre famille à laquelle lui-même appartient. Il n’a jamais été créé cardinal à cause de son serment de fidélité à son souverain, l’empereur Joseph II (Murat interviendra en ce sens trop tard auprès de Pie VII). Il avait fait célébrer un Te Deum en 1796 pour la victoire des armées françaises commandées par le général Bonaparte, entré à Milan le 15 mai. Pourtant, il doit s’exiler à l’été 1800 avant de faire sa soumission à la République cisalpine en novembre, ce qui ne le fait pas très bien voir de la population. Il a été invité à Lyon par Talleyrand, arrivé trois jours plus tôt en louant la moitié de l’hôtel Bellecour durant trente-quatre journées. Le prélat participe à un dîner le 30 décembre 1801 mais, au moment de discuter avec le ministre des Relations extérieures, il est victime d’une crise cardiaque et décède malgré les efforts de Pietro Moscati (1739-1824), ancien président de la République cisalpine évincé par les Français mais aussi médecin très réputé et membre de la Consulta. Avant le retour de sa dépouille à Milan, des obsèques imposantes sont célébrées dans « la petite église des ci-devant oratoriens » près de la chapelle de la Trinité.


On relève six autres prélats italiens. Le Premier Consul a en effet prescrit la présence de « tous les évêques ». Cela explique que soient là les archevêques de Ravenne, Mgr Antonin Codronchi, qui sera le grand aumônier de Napoléon pour l’Italie, et de Césène, Mgr Carlo Bellisomi, qui préparera le Concordat italien. De même pour les évêques de Pavie, Mgr Giuseppe Bertieri, qui avait traité avec le général Bonaparte en 1796, de Bergame, Mgr Gian Paolo Dolfin, qui avait toujours prôné la soumission aux troupes françaises, de Lodi, Mgr Giovanni Antonio della Beretta, très soucieux des droits de l’Église − au point que le Premier consul va lui lancer : « L’évêque de Lodi n’a plus qu’à se taire et à pleurer » − et de Crémone, Mgr Omobono Offredi, s’occupant de la formation des prêtres.


Le rôle de Melzi d’Eril

Du côté des civils, la principale figure reste Francesco Melzi d’Eril (1753-1816), un libéral ayant cru que la France favoriserait l’unité italienne et va devenir le vice-président de la nouvelle République présidée par Bonaparte. Cet aristocrate milanais jouit d’un assez grand prestige, qu’il a mis, volens nolens, au service du général français. Talleyrand lui a bien fait comprendre que le but était de désigner comme président de la République italienne le Premier Consul. Lyon a été choisi de préférence à Milan pour mettre les députés à l’abri des pressions italiennes − Bonaparte redoute « les intrigues du corps diplomatique » et pense que son « influence sur les députés sera plus prompte et plus sûre à Lyon qu’à Milan » − et non pas, comme veulent le croire les Lyonnais, à cause des liens traditionnels de leur ville avec l’Italie. Il n’empêche : le 22 janvier, le comité des trente élu par les quatre cent dix-huit députés ne donne qu’une voix à Bonaparte alors que Melzi se trouve en tête. Heureusement, il a le bon goût de refuser, tout comme l’ancien président de la Confédération cisalpine Antonio Aldini (1755-1826), jusqu’à ce que, le 24, les intéressés désignent « Napoléon Bonaparte » − le prénom donne déjà un avant-goût du système monarchique −, avec Melzi comme vice-président. Le président de la Consulta, le diplomate bolognais Ferdinando Marescalchi (1754-1816), malgré quelques mouvements houleux, proclame le vainqueur. Le 27 janvier, Bonaparte précisera dans un arrêté que « le citoyen Melzi, vice-président de la République italienne, remplira les fonctions attribuées par la Constitution au président ».


Parmi les autres personnalités, Alessandro Volta, l’inventeur de la pile électrique, nommé par Bonaparte dans le comité des trente, fait partie des députés. Le poète Ugo Foscolo (1778-1827), qui avait déjà écrit en 1797 une ode A Bonaparte liberatore, donne une nouvelle Orazione dans laquelle il maintient son admiration tout en exhortant l’intéressé à prendre des engagements en faveur de la liberté. En fait, il souhaite que celui-ci devienne le champion des nationalités : « Les guerres de la Révolution appartiennent désormais au passé ; leur cycle tourbillonnant et grandiose est sur le point de se clore pour laisser place à l’essor impétueux de nouveaux États nationaux aux frontières de la France. Le principe de la liberté des peuples, né de la Révolution, franchit les frontières françaises et, par l’œuvre de Napoléon lui-même, investit l’Europe. »


Il n’est pas sûr que des relations chaleureuses aient été nouées avec la société lyonnaise, surtout préoccupée de la présence du Premier consul. Certains ont trouvé l’accueil insuffisant, aggravé par des déficiences culinaires, avec un riz trop cuit… D’autres se sont plaints du prix exorbitant auquel on leur servait un déjeuner. Il a également été déploré que la cathédrale Saint-Jean n’ait pas encore été rendue au culte : le Concordat ne deviendra une loi que le 8 avril, le futur cardinal Fesch n’est pas encore nommé et le diocèse même pas encore placé sous la responsabilité d’un administrateur apostolique, Mgr René des Monstiers de Mérinville, ancien évêque de Dijon transféré à Chambéry et Genève, qui rouvrira la primatiale le 6 juin, pour la Pentecôte. En outre, le temps est hivernal : le 14 janvier, le préfet se blesse à la tête en glissant sur le verglas en montant dans la voiture de Joséphine et le Premier consul lui-même parle à ses deux collègues restés à Paris du « froid excessif ». Le passage du Mont-Cenis, avec bagages et familles, ne s’est pas révélé facile. Arrivés à Lyon, ils sont répartis par Talleyrand selon leurs anciennes obédiences politiques : Piémont-Sardaigne, Autriche, Venise, Parme, Modène, États pontificaux.


Les acteurs français

Toutes les personnalités entourant le Premier consul ne jouent pas qu’un rôle protocolaire en assurant le prestige de son déplacement. Elles constituent une véritable cour, ainsi que le peint le tableau de Nicolas-André Monsiau, Consulta de la République cisalpine réunie en comices à Lyon, commandé quatre ans plus tard par Napoléon, qui en a d’abord proposé la réalisation au futur baron Gérard. Cette toile sera exposée au Salon de 1808 puis installée aux Tuileries. On y reconnaît Murat, Berthier, Louis, Hortense et Joséphine, ainsi que Chaptal assis au bas des marches et, à côté du Premier Consul, Marescalchi, Talleyrand, Bernadotte et Melzi d’Eril.


Talleyrand aura été le grand organisateur de l’événement, avec comme idée de placer l’Italie du Nord (sauf le Piémont), sous l’autorité de Bonaparte. Il se sera montré très sûr de ce qui allait se passer, allant jusqu’à écrire au Premier consul dès le 3 janvier : « Ils feront ce que vous voudrez, sans que vous ayez besoin de leur montrer même une volonté. » Il a d’ailleurs demandé aux autorités militaires françaises dans la Cisalpine de seconder ses vues, notamment pour l’adoption de la nouvelle Constitution, acceptée d’ailleurs avant le voyage de Lyon le 12 novembre à Milan. Le 18 décembre (27 frimaire an x), le ministre est officiellement désigné pour « préparer avec la Consulte extraordinaire de la République cisalpine les bases définitives de son organisation ». Sur place, il va donner chaque soir des dîners de quelque quatre-vingts couverts. C’est lui qui, après trois votes non conformes au résultat attendu, convainc les députés italiens de choisir celui qui pourra « allier à la direction de la France la grande pensée de la direction de la Cisalpine ».


Murat, lui, se montre déjà très intéressé par l’Italie. Aide de camp de Bonaparte dès 1796, il a signé l’armistice avec le royaume de Naples le 6 février 1801 puis est devenu, le 27 juillet, commandant en chef des troupes françaises stationnées dans la République cisalpine. Après un temps d’acclimatation, il se décide à opter pour l’approche napoléonienne comme en témoigne sa proclamation assurant que « le temps des révolutions était passé ». Ayant un moment pensé pour la vice-présidence à l’avocat Gian Battista Sommariva, à la moralité incertaine, il est remis dans le droit chemin par Talleyrand, qui lui a demandé de choisir comme délégués à Paris des hommes « sages, modérés et ayant du crédit ». Du coup, il se démène et organisera même un accueil grandiose pour Melzi d’Eril à son arrivée à Milan le 7 février 1802. Cela va amener le futur roi de Naples à savoir faire preuve de diplomatie et à ne pas se contenter de sa fougue habituelle.


Concert de louanges

Le Premier consul séjourne à Lyon du 11 au 28 janvier, ce qui permet à un commerçant lyonnais d’écrire : « L’arrivée du Premier Consul avec sa suite imprima à notre ville un redoublement d’activité et de mouvement. » Six jours avant qu’il ne soit là, le Journal de Lyon et du Midi écrit déjà : « Rien ne peut égaler l’impatience avec laquelle on attend ici l’arrivée du Premier Consul si ce n’est le plaisir que causera sa présence. »


Il a quitté Paris le 8 janvier, au lendemain du mariage d’Hortense avec Louis, complété par la régularisation religieuse de celui de Caroline avec Murat. En compagnie de Joséphine et d’une partie de sa maison militaire, il arrive à Lyon le 11 janvier 1802 vers 20 h. Les autorités l’attendent au bas de la montée de Balmont (2), stoïques sous la neige qui abrège les harangues. De jeunes cavaliers sont allés au-devant de lui, leur drapeau portant l’inscription : « Les Lyonnais à Bonaparte. » À Vaise, le cortège passe sous un arc de triomphe en feuillage, au sommet duquel on peut lire : « Le Premier consul de la République française a habité ce faubourg en 1786, n’étant que lieutenant d’artillerie. Vive le général Bonaparte ! Vive le Premier consul ! » Le chef du gouvernement a droit ensuite à un autre arc de triomphe, celui de la ville, installé à l’entrée du pont de Pierre (3), selon les plans de l’architecte Claude Cochet, qui a voulu reproduire le monument romain de Septime-Sévère. Vers 21 h, les canons tonnent tandis que les cloches sonnent. Il atteint alors l’hôtel de ville, où le préfet Benoît Georges de Najac et les maires des trois divisions de Lyon, Parent Muret, André Paul Sain Rousset et André Bernard de Charpieux le reçoivent, tandis que Duroc donne sa main à la citoyenne Bonaparte. La musique se met à jouer « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? » tandis que le couple monte le grand escalier pour se rendre dans ses appartements.


À Bellecour et aux Brotteaux

Les réceptions officielles ne commencent que le lendemain. Mais le Premier consul entend avant tout garder son rythme habituel. Le valet Constant écrit : « Il se levait de bonne heure, montait à cheval et visitait les travaux publics, entre autres ceux de la place Bellecour, dont il avait posé la première pierre à son retour d’Italie. Il parcourait les Brotteaux, inspectait, examinait tout et, toujours infatigable, travaillait en rentrant comme s’il eût été aux Tuileries. »

Cette place Bellecour se trouve effectivement en reconstruction officielle depuis le 29 juin 1800 : quinze jours après Marengo, le général y a lancé, devant quelque 80 000 personnes, les travaux de restauration ; car on y avait plus ou moins détruit, à partir du 26 octobre 1793, une trentaine d’« habitations du crime » (selon le compte rendu officiel) pour punir les Lyonnais, ces « crapauds des marais » (selon une chanson parisienne de l’époque) de s’être rebellés contre la Convention montagnarde. Deux médailles ont peu après commémoré l’événement, pour célébrer le « Réédificateur », le « Vainqueur » et le « Pacificateur » en même temps que la place était rebaptisée Bonaparte ; sur la deuxième on pouvait lire : « Au nom des Lyonnais reconnaissants, Najac, conseiller d’État, préfet. » Avant d’autres, le sculpteur Joseph Chinard travaillera sur un projet − non réalisé − de décoration pour les façades de Bellecour ; le thème est d’abord intitulé « Le vainqueur de Marengo relevant la ville de Lyon » puis transformé en un plus pompeux « Napoleo I. Francorum Imp. Urbem Lugdunum Restituit », avec une représentation à l’antique et une autre en costume contemporain. Les opérations vont traîner en lenteur et les propriétaires, découragés par la maigre exemption de contribution foncière et par des subventions limitées, devront finalement vendre leurs terrains à la municipalité entre 1807 et 1809 ; ce ne sera donc qu’à partir de la première date que commencera réellement l’édification des nouvelles façades.


Le Premier consul présent à Lyon, les autorités locales sont plus d’une fois retenues une partie de la nuit sur les dossiers qu’il veut examiner. Elles lui ont été présentées dès le 12 par le préfet. Puis, le même jour, c’est le tour du général Duhesme, commandant de la place, qui lui fait connaître tous les officiers des corps militaires présents à Lyon. Le soir, le Premier consul accompagne Joséphine au Grand Théâtre − l’actuel Opéra − où Talma et mademoiselle Raucourt se sont spécialement déplacés pour jouer Mérope, une tragédie de Voltaire aujourd’hui bien oubliée et qui célèbre une lutte contre la tyrannie.


Réceptions

Le 13, les jeunes Lyonnais organisent un grand banquet réservé aux officiers de la garde et auquel assistent plusieurs généraux. Le lendemain, magnifique fête au Grand Théâtre ; accueilli évidemment par des vivats, Bonaparte a la surprise de voir, au moment où tombe le rideau, une représentation de la place Bellecour restaurée par ses soins avec, au milieu, une pyramide surmontée de sa statue, dont une main s’appuie sur un lion, symbole de la ville… Concert et bal durent jusqu’à l’aube, tandis que le peuple profite de la piste de danse installée sur la place Bonaparte (ex-Bellecour) avec deux orchestres.


La journée du 15 est consacrée aux manufactures de soieries. Le Premier consul, Joséphine et Chaptal se rendent chez les principaux fabricants ; le ministre de l’Intérieur, très sensible aux activités économiques lyonnaises, se déplace, en plus, chez quelqu’un dont on commence à parler, Joseph-Marie Jacquard − que l’Empereur verra en 1805. Lui s’attarde plus particulièrement chez MM. Barre, Théoleyre et Dutilleux, où l’on a pris soin de mettre en route un métier tissant un écran de velours portant son propre chiffre. Il en ressort, de surcroît, avec deux tableaux, l’un en étoffe, l’autre en velours. Cela lui permet, le lendemain, d’écrire à ses deux collègues consuls : « J’ai vu hier différents ateliers. J’ai été satisfait de l’industrie et de la sévère économie dont j’ai cru entrevoir que la fabrique de Lyon use envers ses ouvriers. »


Le 20 janvier, Lyon organise un nouveau bal, cette fois en l’honneur de Joséphine. Toutes les dames, anticipant le monopole que l’Empereur imposera plus tard, ne portent que des étoffes de soie venues des fabriques lyonnaises. Que cette attitude ait été spontanée, concertée ou obligée, elle témoigne du retour au premier plan, local mais aussi national, des produits des manufactures de la capitale des Gaules, qui aurait pu aussi se prendre pour la capitale de

l’Italie.


Le « vœu » des Italiens

Cinq jours plus tard, le chef de l’État passe en revue les troupes. Une partie revient d’Égypte : ce sont les soldats qu’il a abandonnés en août 1799 et qui ont été rapatriés par les Anglais l’été précédent. Le reste est constitué de la garde consulaire, des gardes du général en chef, de sept demi-brigades, de deux régiments de cavalerie et de la milice lyonnaise. Le temps, beau et radouci, a permis à tout Lyon de se masser autour des troupes rangées en ordre de bataille sur la place Bonaparte ; la foule s’agglutine de partout, jusque sur les toits des maisons, les arbres de la place et même sur le clocher de la chapelle de l’hôpital de la Charité.


Le général Bonaparte est escorté d’une pléiade de généraux : Murat, Jourdan, Duroc, Bessières, Lecourbe, Moncey et Molitor. Après avoir discuté avec des soldats, s’inquiétant de leurs blessures, il prend place devant un arc de triomphe et, au bruit les tambours, distribue des armes d’honneur. Tout cela se poursuit par un grand repas, auquel sont notamment invités, autour du Premier consul, les généraux et chefs de corps ainsi que tous les récipiendaires des armes d’honneur. À son retour à l’hôtel de ville, ce 25 janvier, il trouve la députation de la Consulta qui lui présente son « vœu » : qu’il accepte de devenir leur président. Suspense : va-t-il accepter ?… Mme de Staël notera dans raccourci ironique que lesdits députés « n’apprirent qu’il fallait le nommer que peu d’heures avant d’aller au scrutin ». Comme l’écrira l’historien Paolo Rossi dans le deuxième tome de sa Storia d’Italia, « si vide subito che i deputati non potevano far altro che approvare, e molto in fretta, il testo preparato » (4).


Continuant à s’occuper de tout, même éloigné de Paris, il écrit aux consuls restés dans la capitale : « J’ai vu avec grand plaisir l’arrêté que vous avez pris sur le Châtelet (5). Si les temps devenaient rigoureux, je ne crois pas que la mesure que vous avez prise, de donner 4 000 francs (6) par mois pour les ateliers extraordinaires, soit suffisante. Il serait nécessaire que vous ordonnassiez qu’indépendamment des 100 000 francs (7) que le ministre de l’Intérieur donne par mois aux comités de bienfaisanceon y joignit 25 000 francs (8) d’extraordinaire pour distribuer du bois ; et, si le froid revenait, il faudrait, comme en 89, faire allumer du feu dans les églises et autres grands établissements, pour chauffer beaucoup de monde. »


Comportement monarchique

Le lendemain − nous sommes le 26 janvier −, le Premier consul assiste à la séance solennelle de la Consulta. Il est entouré de sa famille, des ministres, d’un grand nombre de généraux et de préfets, comme on le voit sur le fameux tableau. Son discours commence ainsi : « Aderisco al’vostro voto » (9), ce qui entraîne l’inévitable ovation de circonstance. On donne ensuite lecture de la Constitution, adoptée par acclamations. C’est à ce moment que Bonaparte prononce les mots de « République italienne ». Le soir, un banquet clôt la réunion. Trois ans plus tard, le nouvel État deviendra le royaume d’Italie, mais Melzi, un temps vice-président de la République, n’en sera pas le vice-roi, la fonction étant attribuée à un membre de la famille, Eugène de Beauharnais. Il n’exercera plus de rôle politique, mais sera créé 1er duc de Lodi et du royaume (10), recevra 200 000 francs (11) de rente (12) et deviendra grand dignitaire de l’ordre de la Couronne de Fer et grand aigle de la Légion d’honneur.


La dernière journée, celle du 27 janvier, est consacrée aux réceptions des corps constitués, qui prennent congé. Après s’être entretenu longtemps avec le conseil municipal, il déclare aux trois maires : « Citoyens Parent Muret, Sain Rousset, Bernard Charpieux, maires de la ville de Lyon, je suis satisfait de l’union et de l’attachement au gouvernement qui anime Lyon, depuis que vous êtes maires. Je désire que vous portiez dans vos fonctions cette écharpe de distinction et qu’elle soit un témoignage pour la ville du contentement que j’y ai éprouvé pendant mon séjour. » Les premiers magistrats endossent aussitôt ces écharpes constituées de soie écarlate, le bas orné d’une frange et d’une broderie d’argent, et qui portent ces mots : « Écharpe de distinction donnée par le Premier consul au citoyen… maire de Lyon, le 7 pluviôse an x. » Le lendemain, 28 janvier 1802, Napoléon Bonaparte quitte Lyon et, par Saint-Étienne et Nevers, regagne Paris, où il arrive le 31.


Ainsi, pendant dix-huit jours, le Premier consul a fait de l’ancienne capitale des Gaules le centre du pouvoir national et rappelé les liens avec l’Italie. Les Lyonnais ont pu se croire revenus à l’époque de la Renaissance, lorsque les rois comme François Ier séjournaient longtemps dans la cité, mais ils ne semblent pas avoir prêté une grande attention à la naissance de la République italienne. En tout cas, ils se trouvent en pleine lune de miel avec le futur empereur, qui ne les oubliera pas et reviendra trois ans plus tard chez eux. On dit même que, au moment du sacre, en 1804, il aurait songé à ce que la cérémonie se tienne à Lyon, à cause de sa méfiance devant la « canaille » de Paris. En tout cas, les habitants n’ont pu être surpris par la proclamation de l’Empire, tant le comportement du Premier consul avait déjà été celui d’un monarque.


(1) Lycée Ampère.


(2) Actuel quartier de La Duchère.


(3) À proximité de l’actuel pont Maréchal Juin.


(4) Traduction : « Il est tout de suite apparu que les députés ne pouvaient faire autrement qu’approuver, et très rapidement, le texte préparé. »


(5) Il s’agit de la démolition de l’ancienne forteresse du Grand Châtelet.


(6) Approximativement 9 000 euros.


(7) 250 000 euros.


(8) Un peu plus de 60 000 euros.


(9) Traduction : « J’adhère à votre vœu. »


(10) Décret impérial du 20 décembre 1807 et lettres patentes du 1er février 1810.


(11) Plus ou moins 500 000 euros.


(12) Décret impérial du 20 décembre 1807.



Bonaparte à Lyon

Les voyages lyonnais du futur empereur ont commencé lorsque le jeune Napoléon de Buonaparte avait dix ans : en 1779, sous la conduite de leur père et en compagnie d’Élisa, Joseph et lui obtiennent une bourse pour leurs études grâce à Mgr Yves-Alexandre de Marbeuf, évêque d’Autun, futur archevêque de Lyon, qui est surtout le neveu du gouverneur de la Corse. Arrivés de Florence, ils passent à la mi-janvier par la capitale des Gaules. Le 25 octobre 1785, nommé au régiment de La Fère à Valence, il s’arrête à Lyon après avoir effectué le voyage de Paris en turgotine − ainsi appelle-t-on les voitures reliant les deux villes − puis, à partir de Chalon-sur-Saône, en diligence d’eau. Au printemps 1786, il traverse la ville à l’aller et au retour pour une excursion en Bourgogne ; mais, surtout, cette année-là, dans le quartier de Montribloud chez Mme Blanc, il y demeure trente-six jours avec son régiment, car l’on y a craint des troubles, mais lui en garde un très bon souvenir : « Je quitte Lyon avec encore plus de peine que Valence ; je me trouvais si bien dans cette ville qu’il me semble que j’aurais voulu y passer ma vie. »


Il traverse ensuite la cité à plusieurs reprises lorsqu’il se rend en Corse et en revient, notamment en 1787 et en 1789. En 1791, on l’y voit au début mai lorsqu’il se rend à sa nouvelle affectation à Valence, comme lieutenant en premier ; surtout, cette année-là, il concourt vainement, pour un prix de 1 200 francs (A), sur le sujet lancé par l’abbé Guillaume-Thomas Raynal pour l’Académie de la ville : « Quelle vérité et quels sentiments importe-t-il le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur ? » En septembre 1792, après un premier passage en mai, il revient en compagnie d’Élisa, qu’il a recueillie après la fermeture, le mois précédent, de l’école de Saint-Cyr où elle était entrée en 1785 ; ils en repartent par le Rhône en direction de la Corse. De même, en juin ou juillet 1793, il traverse certainement la cité pour gagner Paris lorsqu’il laisse sa famille à Marseille ; en revanche, quelques mois plus tard, en septembre, il évite forcément la ville « rebelle » lorsqu’il va prendre son commandement à Toulon − bien que certains aient voulu le ranger dans les forces assiégeant la future Commune-Affranchie.


Un an plus tard, à la fin août 1794, il passe trois jours en compagnie de son aide de camp Jean-Andoche Junot et de son frère Louis en retournant dans la capitale se justifier après avoir son arrestation au 9 thermidor à cause de ses relations avec Augustin de Robespierre. La période de disgrâce qu’il connaît alors s’achève avec sa nomination à la tête de l’armée d’Italie. Lorsqu’il va en prendre le commandement à Nice, il passe à Lyon dans la nuit du 24 au 25 mars 1796, mais sans s’y arrêter. Dans celle du 5 au 6 mai 1798, il traverse la ville incognito pour aller prendre, à Toulon, le commandement de l’expédition d’Égypte − ce passage discret ne permet guère de donner corps à la tradition orale qui veut qu’il ait fait provision de vin de Sainte-Foy pour son armée. Un an et demi plus tard, lors du retour, il descend à l’hôtel des Célestins le 11 octobre : on lui fait fête, car la foule l’attend et l’ovationne lorsqu’il descend de sa voiture en compagnie de Berthier, Monge et Berthollet ; les maisons s’illuminent, on improvise au théâtre tout proche Le retour du héros ou Bonaparte à Lyon, y venant même un instant recueillir les applaudissements. Après son départ tôt le lendemain, la rue Amédée − celle de son hôtel − prend la dénomination d’Égypte (B). Enfin, en 1800, après la seconde campagne d’Italie, il pose les premières pierres de la reconstruction de la place Bellecour : le 28 juin, les autorités constituées déposent leurs hommages à ses pieds et, le lendemain, il déchaîne l’enthousiasme en annonçant que les 20 000 métiers de la ville vont recommencer à travailler.


(A) Approximativement 1 500 €.


(B) Actuelle rue Charles Dullin.


L’accueil des Lyonnais

Le valet Constant décrit un réel enthousiasme: « Il fut accueilli au milieu des fêtes et des félicitations que l’on s’empressait de lui adresser ». Il précise que « ce voyage ne différait en rien des voyages qu’il fit dans la suite avec le titre d’empereur » ; et de donner en exemple « les couplets de circonstance » : « Le Premier consul y était encensé dans les termes dont tous les poètes de l’Empire se sont servis dans la suite », tels que − c’est toujours Constant qui cite − « le dieu de la victoire, le triomphateur du Nil et de Neptune, le sauveur de la patrie, le pacificateur du monde, l’arbitre de l’Europe ».



Comments


bottom of page