En 1812, le général Ferdinand de Wintzingerode est capturé par les troupes napoléoniennes, victime de son imprudence. Sa confrontation avec l’Empereur manque de lui coûter la vie.
Sorte de « condottiere […] pour lequel il n’y avait aucune importance sous quels drapeaux servir, pourvu que cette armée se batte contre la France révolutionnaire puis impériale », Wintzingerode se trouve en Russie peu de temps avant l’invasion napoléonienne. Après une carrière remplie, il jouit de la confiance d’Alexandre mais n’a aucun crédit dans l’armée, son arrogance y jouant un grand rôle. En juillet, il reçoit sous ses ordres un corps d’observation à Smolensk qui assure la liaison entre les armées de Barclay de Tolly et de Bagration. Il aide à la création du premier détachement de miliciens formé par des propriétaires terriens locaux, les frères Lesli.
Début août, Barclay de Tolly lui confie le commandement d’un « corps volant » de cavalerie destiné à assurer la liaison avec le corps du général Wittgenstein et à mener la « petite guerre » ; c’est le premier détachement de partisans réguliers russes, un mois avant celui de Denis Davydov qui recueille pourtant tous les honneurs dans la littérature en tant que « premier partisan ». Agissant sur le flanc gauche de la Grande Armée, Wintzingerode ne cesse d’envoyer des partis harceler ses communications et ses arrières. Après l’entrée de Napoléon à Moscou, il est chargé de couvrir la route de Saint-Pétersbourg. Son habileté et son activité lui valent le grade de lieutenant-général. Ses soldats mènent la lutte contre les maraudeurs, les détachements isolés et les petites garnisons françaises ; ils font quelques milliers de prisonniers.
Une imprudence punie
Le 19 octobre, Napoléon quitte Moscou. Au maréchal Mortier qui doit partir le dernier, il donne l’ordre de démolir le Kremlin. Wintzingerode en est informé par quelques agents de police russes qui sont venus à Moscou sous déguisement. Son sang ne fait qu’un tour ; se levant brusquement, il s’écrie : « Non, Bonaparte ne fera pas sauter le Kremlin ! Je lui ferai savoir demain que si une seule église saute dans l’air, tous les Français tombés entre nos mains seront pendus. » Sa décision est prise : il faut essayer de l’empêcher, coûte que coûte… D’après le mémorialiste Chakhovskoï, il n’a alors qu’une idée en tête : sauver le Kremlin, lieu saint pour les Russes, car « l’amour pour notre souverain et pour notre patrie égalaient presque chez lui la haine contre Napoléon et les Français qui avaient déchiré sa patrie et l’avaient privé de ses droits familiaux et de son patrimoine ».
Croyant que seul Mortier occupe encore l’ancienne capitale russe avec 1 800 hommes et que l’une des portes de la ville est déjà au pouvoir des cosaques, Wintzingerode décide d’aller à Moscou convaincre le duc de Trévise de capituler. Il met son projet à exécution le 22 octobre. Alors que son avant-garde n’est encore qu’au palais Pétrovski où Napoléon s’est réfugié depuis l'incendie, le général se précipite vers la porte Tverskaïa sans se faire accompagner d’un trompette comme c’est l’usage pour ceux qui viennent parlementer. Son aide de camp, le capitaine Narychkine, racontera : « Un piquet se trouvant près de la maison du gouverneur prit les armes ; un officier pâle, l’ayant salué de son sabre, lui demanda ce qu’il voulait. Wintzingerode annonça qu’il souhaitait parler à Mortier. À cet instant, un officier de hussards français, qui fuyait à la vue des cosaques, se jeta tout d’un coup sur Wintzingerode et le proclama son prisonnier. » Ne voyant plus son chef, Narychkine s’approche du piquet et essuie une salve de mousqueterie ; resté indemne, il demande à l’officier français de le conduire auprès de Mortier.
Selon la version de Benkendorf, second de Wintzingerode, l’officier français accueille ce dernier comme parlementaire, mais « un hussard ivre se précipita sur le général et le fit prisonnier ». Apprenant la mésaventure de son chef, Benkendorf s’empresse d’envoyer aux Français un trompette avec une lettre les prévenant que tous les généraux français prisonniers « répondent de leur vie pour la moindre vexation qui serait infligée au général Wintzingerode ».
Du côté français, Rapp racontera : « Le général Wintzingerode n’avait pas assez contenu son impatience ; il s’était aventuré dans cette capitale avant que nos troupes l’eussent évacuée : elles le coupèrent ; il essaya de leur faire croire qu’il venait parlementer ; il était né sur le territoire de la Confédération, il ne se souciait pas d’être fait prisonnier : il le fut cependant, en dépit du mouchoir blanc qu’il agitait. » Caulaincourt base quant à lui son récit sur des rapports reçus par l’Empereur : vêtu d’une redingote bourgeoise, Wintzingerode serait venu causer avec les soldats des premiers postes français, afin de les inciter à la désertion, mais un hussard vigilant l’aurait arrêté ; démasqué, le général « voulut vainement alléguer qu’il était venu en parlementaire ». Le général se serait alors aventuré dans la ville, peut-être déguisé, pensant qu’il n’y avait presque plus de troupes napoléoniennes ; se voyant entouré par les Français, il aurait tenté de se faire passer pour parlementaire et aurait été fait prisonnier. Plusieurs mémorialistes français prétendent que Narychkine se serait rendu de son plein gré pour ne pas abandonner son chef.
Quelle version croire ? On peut se fier au rapport adressé au général Delaborde par le sous-lieutenant Leleu de Maupertuis du 5e voltigeurs de la Garde impériale, régiment qui a arrêté Wintzingerode (voir encadré). Arthur Chuquet conclut que « Wintzingerode, troublé, déconcerté par sa funeste imprudence, n’a pas eu la présence d’esprit de changer de rôle, de tirer son mouchoir et de se déclarer parlementaire ; il a dit au hasard qu’il venait faire le logement de l’armée russe. »
Malgré les protestations de Wintzingerode, Mortier refuse de le libérer et écrit le 27 octobre à Berthier : « Je prie V. A. de me dire où je dois envoyer le lieutenant-général Wintzingerode. En attendant, je le garderai avec ma colonne. M. de Wintzingerode venait à Moscou pour faire rendre le Kremlin où il supposait peu de monde. Ayant pris l’évacuation des dépôts des 1er et 4e corps pour le départ de mes troupes, il croyait que le Kremlin n’était occupé que par quelques hommes démontés et des malingres. Il venait prendre ses dispositions pour nous enlever nos malades, nos blessés, et plus encore peut-être. Il nous aurait fait beaucoup de mal. Je le crois un homme très remuant, et je considère comme une chose fort avantageuse pour moi qu’il ait été fait prisonnier de guerre. » Force est de constater que les exploits de Wintzingerode sont bien connus des Français, lesquels se félicitent donc de l’avoir enfin en leur pouvoir.
La colère de Napoléon
Le 27 octobre, non loin de Véreïa, Wintzingerode rencontre l’Empereur. La scène frappe tous les témoins. Selon Ségur, Napoléon trouve en lui un exutoire à sa frustration : « – Qui êtes-vous ? Un homme sans patrie ! Vous avez toujours été mon ennemi personnel ! Quand j’ai fait la guerre aux Autrichiens, je vous ai trouvé dans leurs rangs ! L’Autriche est devenue mon alliée, et vous avez demandé du service à la Russie. Vous avez été l’un des plus ardents fauteurs de la guerre actuelle. Cependant vous êtes né dans les États de la Confédération du Rhin ; vous êtes mon sujet. Vous n’êtes point un ennemi ordinaire, vous êtes un rebelle ; j’ai le droit de vous faire juger ! »
Il est vrai que depuis 1807 la région natale du général fait partie du royaume de Westphalie où règne Jérôme, le frère cadet de Napoléon, et qu’il est interdit aux sujets de la Confédération du Rhin de rester au service des puissances en guerre avec la France. Selon cette logique, Wintzingerode est un traître soumis à la loi martiale. L’Empereur ne le ménage donc pas en l’interpellant brusquement : « C’est vous et une cinquantaine de gueux vendus à l’Angleterre qui incendiez l’Europe… Je ne sais à quoi il tient que je ne vous fasse fusiller : vous avez été pris comme espion. Vous êtes mon ennemi personnel : partout vous avez porté les armes contre moi, en Autriche, en Prusse, en Russie. » Le baron de Bodenhausen, chambellan du roi de Westphalie et témoin oculaire, rapporte des paroles similaires de l’Empereur à l’égard du général : « Vous êtes un traître, vous servez contre votre patrie, la Confédération du Rhin. Vous changez de patrie comme on change d’habit. Vous n’avez qu’un but, c’est de me combattre, vous le faites par haine : vous vous placez dans les rangs de toutes les puissances en guerre contre moi ; je vous ferai juger par un conseil de guerre. »
Rapp est présent lui aussi à cette entrevue orageuse : « Napoléon le fit venir et s’emporta avec violence ; il le traita avec mépris, le flétrit du nom de traître et le menaça de lui en faire infliger le supplice ; il me dit même qu’il fallait faire nommer une commission pour instruire le procès de monsieur sur-le-champ : il le fit emmener par des gendarmes d’élite et donna ordre de le mettre au secret. »
Si Wintzingerode est rudement traité, il en est tout autrement du capitaine, rejeton d’une des premières familles russes. Napoléon lui montre beaucoup d’égards : « Narychkine ! Quand on s’appelle ainsi, on n’est pas fait pour être l’aide de camp d’un transfuge. Soyez l’aide de camp d’un général russe ; cet emploi sera beaucoup plus honorable. » Selon Denniée, Wintzingerode est alors proclamé « prisonnier d’État » et Narychkine « prisonnier de guerre ». Et pour souligner la différence entre celui qu’il considère comme un traître et un officier qui ne fait que servir son pays, Napoléon invite le capitaine seul à dîner. En revanche, les officiers français traitent le général avec respect, navrés par le comportement de l’Empereur : Caulaincourt lui donne un cheval des écuries impériales, Duroc le convie à sa table.
Le calme après la tempête
Alexandre est très irrité par la capture de son favori. Il écrit à Koutouzov : « Même les Turcs et les peuples asiatiques savent respecter ceux qui viennent parlementer. » Persuadé que Wintzingerode a été pris alors qu’il arborait le drapeau blanc, le tsar demande à son feld-maréchal d’envoyer un parlementaire dire aux Français que le général doit être rendu puisque capturé illégalement. Au cas où cela ne serait pas accepté, il faudrait offrir un échange contre le général napolitain Ferrier, capturé le 29 septembre. Mais, si Napoléon fait fusiller Wintzingerode, le tsar menace de faire pareil avec Ferrier. En même temps, Alexandre souhaite faire revenir Narychkine et propose de l’échanger contre un officier de grade équivalent.
La colère de Napoléon étant rapidement retombée, ses proches redoublent d’efforts en faveur du prisonnier. Murat, Caulaincourt, Berthier et d’autres « lui firent sentir combien, dans la situation des choses, la violence envers un homme qui cachait son origine sous la qualité de général russe serait fâcheuse » (Rapp). Caulaincourt ose dire que sa rigueur aura l’air d’une vengeance personnelle et d’un « acte de mauvaise humeur contre l’empereur Alexandre », dont Wintzingerode était aide de camp.
Sous la pression de son entourage, Napoléon finit par se calmer, tout en déclarant que Wintzingerode est « un agent secret du cabinet de Londres, espion à Vienne, espion à Pétersbourg, agent d’intrigues partout, ne méritant de fait aucun égard ». Le 3 novembre, il écrit à Berthier : « Faites connaître au général Wintzingerode que vous m’avez mis sous les yeux la lettre dans laquelle il déclare n’être point sujet de la Confédération ; qu’en conséquence, j’ai ordonné qu’il fût considéré comme prisonnier ordinaire. »
La libération
Alors qu’ils sont écroués chez le commandant français à Smolensk, les prisonniers apprennent qu’ils doivent être envoyés en poste à Vilna après avoir donné par écrit leur parole d’honneur de ne pas s’échapper. Voyageant en compagnie de gendarmes qui se relèvent à chaque relais, ils arrivent à Minsk. De là, ils sont acheminés sur Vilna.
Wintzingerode et Narychkine doivent être amenés à Metz, mais leur délivrance est proche. Comme le froid est vif, les gendarmes décident de s’arrêter pour la nuit à Radochkovitchi. Partant le matin de cette localité, ils tombent dans une embuscade. À la vue de cosaques faisant partie du détachement du colonel Tchernychev, Wintzingerode enlève son habit et l’agite pour montrer ses décorations russes. Les gendarmes n’ayant opposé aucune résistance, les prisonniers sont libérés, à leur grande joie. Le préfet du palais Bausset disculpe les surveillants : « Lorsque cette délivrance eut lieu, nous étions déjà nous-mêmes dans un état si pitoyable, que la surveillance de deux prisonniers était un fardeau trop fort pour des gens qui en avaient tant d’autres à supporter. »
La formation
Ferdinand de Wintzingerode est né à Allendorf, dans le landgraviat de Hesse-Cassel, le 15 février 1770. Fils d’un militaire distingué, il devient enseigne dans les gardes à pied après une formation au corps des cadets de Cassel mais quitte son unité en raison d’un conflit avec ses supérieurs, peut-être provoqué par sa liaison avec une des maîtresses du landgrave Guillaume. En 1790, volontaire dans les troupes autrichiennes, il combat contre les rebelles hollandais. Réintégré dans les troupes hessoises comme lieutenant de chasseurs, il fait les campagnes de 1792-1793 contre les Français, avant de devenir chambellan du prince Ferdinand de Prusse. La vie à la cour ne convenant pas à son naturel bouillant, Wintzingerode il sert dans l’armée autrichienne comme lieutenant de dragons et guerroie en Allemagne en 1795-1796. Puis il entre au service russe avec le grade de major, au régiment de cuirassiers de l’Ordre militaire. Très en faveur auprès de Paul Ier, il devient aide de camp du grand-duc Constantin. Mais interdit de faire partie des troupes de Souvorov, il doit faire la campagne de 1799 en Italie avec les Autrichiens. Revenu au service russe en 1801, Wintzingerode reçoit le grade de major-général l’année suivante. Alexandre le nomme général aide de camp et chef du régiment de hussards d’Odessa.
Campagnes contre Napoléon
En 1805, après une mission à Berlin pour inciter la Prusse à entrer dans la troisième coalition, Wintzingerode est parti à la campagne contre les Français. Décoré de l’ordre de Saint-Georges de 3e classe pour son rôle à la bataille de Krems (Dürrenstein), il mène le 15 novembre des négociations avec Murat sur ordre de Bagration. À Austerlitz, il se trouve au côté d’Alexandre mais après cette campagne subit l’ostracisme de la société russe ; dépité, il donne sa démission et revient au service autrichien où il reste entre 1807 et 1811. Lors de la bataille d’Aspern (Essling) en mai 1809, il est grièvement blessé d’un biscaïen à la jambe. L’archiduc Charles le nomme feld-maréchal-lieutenant.
Le rapport de Leleu de Maupertuis
« Mon général, j’ai l’honneur de vous informer qu’étant de garde à la place du gouvernement avec trente-huit voltigeurs du 5e, j’ai été averti par mes factionnaires qu’on apercevait deux officiers à cheval suivis de plusieurs lanciers. Leur uniforme m’étant inconnu, je me suis avancé moi-même pour les reconnaître. L’officier général qui était à leur tête ayant répondu France à mon cri de “Qui vive !”, je me suis approché de lui et, mettant la main à la bride de son cheval “Qui êtes-vous ?” lui ai-je demandé. “Je suis général et je viens pour m’emparer de ces logements et pour en chasser les paysans.” Ne pouvant me payer de ces raisons, je l’ai arrêté et j’ai fait feu sur sa suite que j’ai poursuivie jusqu’à ce qu’elle se fût réunie à une autre troupe de cavalerie dont la force pouvait être de 200 hommes. Cet officier était accompagné d’un aide de camp que j’ai arrêté avec lui et je les ai envoyés tous les deux au Kremlin. »
La réponse à l’Empereur
Denniée affirme que Wintzingerode a répondu aux invectives impériales en inclinant la tête : « Vous êtes le plus fort, vous êtes le maître. » Selon Caulaincourt, le général « répondit qu’il n’était point né dans un pays à la France, qu’il était d’ailleurs absent depuis son enfance et depuis beaucoup d’années au service de la Russie », ajoutant qu’il « n’avait parlementé que pour éviter une inutile effusion de sang et surtout de nouveaux malheurs à cette ville ». Rapp poursuit : « Wintzingerode chercha plusieurs fois à se disculper ; mais Napoléon ne voulut pas l’entendre. On a prétendu dans l’armée russe que ce général avait parlé avec courage et dit des choses très fortes à l’Empereur : cela n’est pas ; l’anxiété était peinte sur sa figure ; tout en lui exprimait le désordre d’esprit où l’avait jeté la colère de Napoléon. » Caulaincourt affirme pourtant qu’en entendant l’Empereur dire qu’il méritait d’être fusillé, Wintzingerode répondit en élevant la voix : « Comme vous voudrez, Sire, mais jamais comme un traître. »
Fin de carrière
Après cet épisode fâcheux, Wintzingerode est décoré de l’ordre de Saint-Alexandre-Nevski, puis reçoit le commandement d’un corps d’armée. En février 1813, il bat les Saxons à Kalisch, se distingue à Lützen, Gross-Beeren, Dennewitz et Leipzig, commande le corps russe à l’armée du Nord. Promu général de cavalerie et sous les ordres de Blücher, il reçoit en 1814 la capitulation de Soissons, sert à Craonne et à Laon. Le 26 mars, son corps russo-prussien subit un échec à Saint-Dizier. De retour en Russie, Wintzingerode commande un corps de cavalerie. Le 16 juin 1818, lors d’une promenade à Wiesbaden, il est frappé d’apoplexie et « trouvé assis sous un arbre, comme s’il dormait ». Son fils Ferdinand sera à son tour général de l’armée russe.
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