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L'Empereur au quotidien


Quand il ne s’occupe pas de politique, Napoléon III est au centre du cercle familial, avec son épouse Eugénie et son fils, le prince impérial Louis-Napoléon, futur Napoléon IV. C’est l’enfant, mis en avant lors des cérémonies officielles et des banquets, qui contribue le premier à restaurer l’image personnelle de son père.



Pour chasser des esprits la silhouette d’un aventurier sans scrupules, ancien évadé de forteresse et auteur d’un coup d’État qui divise l’opinion, l’Empereur doit rayonner plus largement dans la sphère privée, où les invités de marque viennent faire honneur à sa table et partager ses loisirs. Le souverain y révèle alors ses petites habitudes, le rendant plus humain et familier à ceux qui viennent à sa rencontre dans ses résidences d’été. Dans une période en pleine mutation, il est le premier dirigeant français à comprendre que savoir convaincre, c’est d’abord savoir communiquer.


Image brouillée en début de règne

Pourtant, l’image de cette modernité n’a pas survécu à la mort du souverain en 1873, le négatif de la photo s’imposant encore un siècle plus tard. Même si des ouvrages récents et fort bien documentés – Abel Douay, Éric Anceau, Pierre Milza, plus loin Philippe Séguin… – décrivent l’Empereur sous un éclairage dépassionné et beaucoup plus favorable, ce dernier, dès le début de son règne, a été durablement marqué au fer rouge par les diatribes assassines de Victor Hugo, avant l’amorce d’une lente réhabilitation à la fin du xixe siècle. Ainsi, Émile Zola oppose-t-il aux attaques virulentes de l’auteur de « Nox » – mais vingt-deux ans tout de même après la disparition du monarque – une vision beaucoup plus élogieuse, sereine, presque étonnante de sa part : « Non, l’Empereur : un brave homme, hanté de rêves généreux, incapable d’une action méchante, très sincère dans l’inébranlable conviction qui le porte à travers les événements de sa vie qui est celle d’un homme prédestiné, à la mission absolument déterminée, inéluctable, l’héritier du nom de Napoléon et de ses destinées. Toute sa force vient de là, de ce sentiment des devoirs qui lui incombent » (Émile Zola, Le Gaulois, 1895).


Mais la représentation hugolienne d’un dirigeant au teint pâle, à l’œil terne, indécis et fuyant, est demeurée vivace dans les mémoires. Elle est d’ailleurs confortée par les commentaires de personnages très en vue à l’époque, tels Émile Ollivier(4) − « de l’entêtement dans l’indécision » −, d’Alexis de Tocqueville ou du baron Eugène Beyens (1816-1894), un diplomate belge proche du couple impérial : « L’Empereur n’était pas beau et manquait de prestance. […] Tout le charme de sa physionomie résidait dans son regard rêveur et comme perdu en des pensées lointaines […]. Il s’était composé de bonne heure un visage hermétique qui longtemps a fait illusion […]. Ce masque d’impassibilité, l’Empereur le dépouillait, dans l’abandon de la vie intime et vis-à-vis de ses hôtes à Compiègne et à Fontainebleau. »

« Je crois que […] son infériorité dans la discussion lui rendait, en général, le contact des hommes d’esprit assez pénible. Il désirait, d’ailleurs, avant tout, rencontrer le dévouement à sa personne et à sa cause (comme si sa personne et sa cause avaient pu le faire naître) […]. Il lui fallait des croyants en son étoile et des adorateurs vulgaires de sa fortune. »

D’autres témoignages plus nuancés, tels ceux de George Sand et Maxime Du Camp, évoquent une personnalité tout en contrastes et difficile à cerner : « Une grande sensibilité, une nature chevaleresque, un côté sincère et généreux », « aimable, aimant, fait pour être aimé dans l’intimité », mais aussi « un être problématique et insaisissable à l’analyse »(7).

« C’était un rêveur ; George Sand a dit : un somnambule ; sous bien des rapports, le mot n’est pas excessif. Avant tout, ce fut un joueur […] Il fut, devant sa destinée, comme devant un tapis vert ; il crut à sa veine et l’épuisa […] Napoléon III, en effet, aimait à s’amuser, et c’est un grave défaut pour un souverain ; […]. »


Pour inverser la tendance, l’homme privé décide alors de jouer la carte du bon mari, du bon père, de l’hôte agréable, disponible, à l’écoute et mesuré en toute chose. Un chef de famille évitant les démonstrations excessives, même dans le déploiement d’un faste inouï. C’est en cultivant ses petites habitudes et en développant avec son épouse Eugénie un art de vivre à la française, qu’il va tenter de mieux se faire connaître… et aimer auprès de ses sujets.


Une présence constante mais discrète

De 1852 à 1870, Napoléon III et son épouse accueillent donc chaque saison une cinquantaine d’invités du Tout-Paris, par roulement (ou « Séries »), dans ses nombreuses villégiatures : le palais des Tuileries en début de règne, puis les châteaux de Versailles, Rueil-Malmaison, Saint-Cloud, Compiègne, Fontainebleau, Pierrefonds…, les stations balnéaires (Biarritz, Deauville) et enfin les villes d’eau (Plombières, Luz-Saint-Sauveur et Vichy à partir de 1861). Le couple impérial y développe une relation de prestige avec ses visiteurs, en veillant au décor et à l’étiquette, mais aussi tout un programme de réjouissances. Eugénie organise elle-même les loisirs, auxquels son époux participe quand sa santé ou les affaires publiques le lui permettent : chasses à courre, balades en forêt, promenades en barque, pique-nique, lectures, jeux de plein air ou de société, expositions, concerts, bals, théâtre – des festivités qui deviendront très populaires et se prolongeront, avec le bonheur que l’on sait, durant toute la Belle Époque.


Quand il ne s’amuse pas, le souverain rejoint son cabinet de travail, toujours attenant au salon et aux appartements d’Eugénie – protection rapprochée oblige. Il a d’abord pour habitude quotidienne de travailler sur le premier volume de son Histoire de Jules César (9), et ne manque jamais d’informer ses visiteurs de l’avancée du projet : « Au centre, autour d’une table ronde, était l’Impératrice avec ses dames et quelques messieurs, les uns travaillant, les autres jouant, tout en causant, à quelque passe-temps ; à l’extrémité, sur une grande table carrée, l’Empereur montrait à plusieurs personnes ses cartes de la France pour l’histoire de César. »


Contemplatif, il reste volontiers assis devant la fenêtre ouverte de son cabinet, donnant sur l’étang ou le jardin d’une de ses résidences d’été, tandis que son épouse fait une partie de whist avec les invités de la semaine. Rêverie vite interrompue par un entretien avec ses hommes de confiance sur la situation intérieure ou internationale, ou la consultation médicale quotidienne pour ses problèmes de santé chroniques : « L’Empereur avait auprès de lui, d’une façon permanente, l’un de ses secrétaires, Mocquard, grand écuyer chargé du service des écuries impériales ; deux ou trois chambellans ; le docteur Barthez ; un chef de police, M. Hirvoin. »

L’intendance au service de la représentation impériale reste en effet infaillible : Tascher de la Pagerie, grand maître de la maison masculine de l’Impératrice, le duc de Bassano, grand chambellan, ou encore Franceschini-Pietri veillent au grain. Mais l’homme privé voit plus loin. Il cherche à créer, autour de sa personne, un sentiment nouveau de confiance mêlée d’affection, un lien d’empathie secrète chez ses visiteurs. Certes, l’admiration pour la fonction reste dominante, mais élargie au héros et au chef de famille, tandis que l’intérêt pour l’homme de goût devient perceptible.


Pourtant, la dualité du personnage intime apparaît vraiment dans certains témoignages de proches ayant côtoyé le couple impérial au jour le jour : l’homme de goût coexiste toujours avec l’homme de projet, par exemple l’amateur des vins de terroir avec le promoteur du marché viticole en France, qui permettra au vigneron de doubler son revenu sous le Second Empire : « Napoléon III est un élément moteur de cette fortune du vin. Amateur de riesling et de tokay, il soigne dès 1850 sa popularité auprès de l’armée avec du champagne, et le journal satirique de l’époque, Le Charivari, brocarde ses “revues au champagne”. C’est sous son règne que cette boisson devient vraiment celle de la prospérité, de la fête et qu’elle se popularise quelque peu. »


Grâce à l’influence décisive de l’Empereur, les vins et liqueurs, symbolisant réussite associée au plaisir, trouvent une dynamique commerciale exponentielle chez les classes sociales obsédées par le profit, notamment la bourgeoisie montante. Celle-ci vulgarisera le modèle impérial sous le Second Empire : « Nous avons dîné sur l’herbe ; […] chacun assis, couché, ou debout, attrapant au hasard une aile de poulet, une viande froide ou du homard, un verre de Bordeaux vieux, de Champagne ou de Xérès. […] Nous nous sommes divertis comme de simples bourgeois et nous sommes rentrés au château à minuit. »


Ce portrait de l’homme de goût/de projet est heureusement complété par celui du mari, spectateur amusé de sa femme, du père, partenaire des jeux de son fils, de l’hôte, à l’écoute de ses interlocuteurs, et de l’intervenant potentiel, sensible aux situations locales : « Cependant il faut bien admettre que par lui-même [Napoléon III] plaît et attire ; car ce que je puis affirmer, c’est qu’ici l’expression habituelle de sa figure est le sourire, la bienveillance, la bonté, la douceur, souvent la gaieté la plus franche, quelquefois la moquerie malicieuse et douce surtout vis-à-vis de l’Impératrice. Il est ainsi avec toutes les personnes de la maison, qui en public ont rarement avec lui des conversations sérieuses ou importantes. Mais dès qu’il se rencontre dans le salon des hommes qui peuvent causer avec lui des intérêts du petit pays que nous habitons ou de toute autre localité, sa figure devient sérieuse et vivement interrogative ; […]. »


Certes, l’omniprésence des docteurs Henri Conneau et Jean-Dominique Alquié, au service exclusif de l’Empereur, et du bon docteur Barthez (1811-1891), plus globalement médecin de la famille impériale et très attaché à l’Impératrice (pour ne pas dire plus), rappelle le poids constant de la maladie au quotidien. Mais si « l’Empereur travaille tous les jours avec son secrétaire avant et après le déjeuner » , il multiplie les petites habitudes vivifiantes : pousser son cheval dans les allées du parc, conduire au trot un phaéton (20) attelé d’une paire de chevaux américains ou un coupé Dorsay, ou même participer comme un enfant à des jeux bien moins sages : « J’ai vu ainsi l’Empereur poursuivi par les dames, sautant par-dessus les chaises, les tables, les fauteuils, les canapés […]. Tu ne saurais imaginer l’entrain que montre l’Impératrice dans ces jeux, qui ont facilement dégénéré en mêlée confuse, et en une sorte de lutte dans laquelle les hommes toujours frappés s’efforçaient de désarmer les dames. »


Bref, quand sa santé le lui permet, l’Empereur se montre tonique, voire infatigable en société. Il accompagne Eugénie non seulement dans les réceptions officielles, mais aussi dans la plupart des divertissements qu’elle prend soin d’orchestrer : pique-nique (fête de la bagatelle et du goût), cabotage sur les étangs, concert des hussards de l’impératrice, représentation lyrique dans la salle de spectacle du château, banquet, ou encore feu d’artifice. En petit comité, après les jeux de quilles et le billard japonais, il se retrouve avec elle autour d’une table en marqueterie Boulle ou en bois exotique pour une bouillotte, une partie de whist, un jacquet, un backgammon, ou un jeu de l’oie – sans oublier, à portée de main, la boîte à cigares en palissandre, la boîte à musique à cylindre, ou bien la cave à liqueurs en cristal de Baccarat ou de Bohême, qui deviendra d’ailleurs le cadeau de mariage favori de la famille bourgeoise sous le Second Empire.


La table, symbole de la grandeur du pouvoir

Autre habitude personnelle du dirigeant, qu’il partage avec son épouse Eugénie : magnifier sans cesse l’art de la table. Il sait en traduire les vertus et les plaisirs par goût mais aussi par calcul, ses convives n’ayant guère d’autre choix que de se connaître, s’apprécier et même… négocier, dans un cadre où le luxe précède la volupté : vaisselle, décoration, emplacement, animation, menus prestigieux et inédits – tout est fait pour rassasier les sens (goût, odorat, mais aussi vue, par l’éclat du service), afin de favoriser les échanges et renforcer les alliances. Napoléon III innove ainsi en rehaussant l’art de la table comme gage de relations humaines productives. L’exemple d’une table magnifiquement dressée et servie se prolonge aujourd’hui, notamment dans les lieux stratégiques du pouvoir.

Lors du souper organisé en l’honneur de la reine Victoria dans la salle de l’Opéra du château de Versailles le 25 août 1855, celle-ci témoigne de son émerveillement, depuis la loge de l’Empereur : « […] Quatre cents personnes avaient pris place à quarante petites tables de dix couverts, chacune présidée par une dame de qualité et habilement composée – selon la volonté de l’Impératrice. Tout était magnifiquement éclairé par d’innombrables lustres et décoré de guirlande de fleurs. […] C’est l’une des scènes les plus belles et les plus majestueuses auxquelles nous ayons jamais assisté. »


Les déjeuners et dîners entre « amis », copieux mais moins solennels, n’ont rien à envier aux précédents. L’Empereur, hors de sa loge, redevenu mari plus que souverain, se mêle volontiers à la conversation et donne le ton, comme le relate le docteur Barthez avec sa précision clinique habituelle : « On servit des volailles froides, des perdreaux, du jambon, du fromage, des fruits, du vin excellent. La conversation fut gaie, riante, simple ; sans façon. L’Impératrice parlait beaucoup, on riait à gorge déployée des saillies des uns, des autres. […] Leurs Majestés sont très bonnes, aimables et gaies, l’Impératrice avec plus de vivacité et d’entrain, l’Empereur avec plus de calme. II cause assez, rit souvent, et ce qu’il dit est juste et frappé au bon coin. Ses paroles portent toujours le cachet que met à ce qu’il dit un homme qui voit bien et qui est instruit. Aussi sa conversation, sans être abondante est agréable, instructive même et souvent spirituelle. […] Je suis souvent au regret de ne pouvoir pas retenir des phrases et des mots saillants que j’ai eu plaisir à entendre. Après le repas, l’Impératrice se retira, l’Empereur resta avec nous longtemps encore, fuma quelques cigarettes, et nous invita à fumer. » (23)

Dans ce portrait vivant de l’Empereur, le calme étudié de l’époux nuance opportunément le tempérament de l’épouse. Il aime partager ses connaissances, notamment historiques et militaires, ainsi que ses fameuses petites cigarettes, achetées chez Caudron (24), dans le fumoir aménagé à cet effet par Eugénie pour la gente masculine. On est loin de la description d’un homme distant, taciturne, froid et impénétrable, qui nous a été un peu trop servie dans plusieurs ouvrages et articles du siècle précédent !


Eugénie et Napoléon III prolongent avec bonheur l’héritage de la grand-mère de l’Empereur, l’impératrice Joséphine, dont l’art de recevoir « à la française » était déjà très abouti aux Tuileries comme à Fontainebleau. Un demi-siècle plus tard, le couple impérial en rehausse l’apparat, tandis que l’Empereur affiche ouvertement sa modération dans le faste déployé, comme en témoigne la marquise de Latour-Maubourg : « L’Empereur ne mange, ni peu, ni beaucoup, ne louant ou ne critiquant jamais ce qu’il mange, excepté pour trouver bon ce qu’on lui offre en cadeau. Il boit de l’eau pure ou de l’eau de Seltz dans un grand verre et du vin de Xérès dans un petit verre qu’il verse parfois dans le grand. »

Plus pragmatique, Jérôme Piombini, directeur actuel du restaurant vichyssois Le Lutèce, souligne la contrainte, à l’époque, d’ajuster son appétit aux quantités proposées, sous peine d’indigestion : « À cette époque-là, le service était très long, avec beaucoup de denrées et des aliments divers, aussi bien en légumes qu’en viandes : potage à la tortue, asperges, buisson de homard-écrevisses, bouchées à la reine, vol-au-vent aux blancs de poulet ou aux champignons, blanquettes, se succédaient dans les assiettes… Tout ceci était copieux et l’Empereur se contentait alors de picorer dans son assiette, car il n’était pas possible – ni recommandé – de tout avaler. »


Premier influenceur de l’histoire moderne

Conscient de cette carence dans le service de table et passionné de viticulture, l’Empereur de goût et de projet lance l’idée de développer le marché hexagonal des vins en stimulant la concurrence entre producteurs. Il propose un classement officiel des vins de Gironde, afin de les mettre à l’honneur lors de l’Exposition universelle de 1855. Ces derniers sont classés en cinq niveaux de grands crus, en fonction de deux critères, leurs prix sur les dix années écoulées et la beauté de leurs demeures d’origine. Arrivent en tête les châteaux Lafite-Rothschild, Latour, Margaux, Haut-Brion, Mouton-Rothschild (depuis 1973), tandis que le château Yquem (Sauternes) obtient la mention premier grand cru supérieur. L’initiative du souverain est une réussite totale : à l’exception du Mouton-Rothschild, aucune modification n’a été apportée à cette liste depuis 1855.


De son lieu de repos, Napoléon III contribue activement au rayonnement du vin français en posant les règles de son industrie, qui aboutiront aux fameuses AOP et AOC un siècle plus tard. À partir de 1856, malade des reins, le souverain délaisse de plus en plus ses résidences habituelles (Fontainebleau, Compiègne) pour les villes d’eaux : Plombières, Luz-Saint-Sauveur et Vichy. Toujours en mode projet, il souhaite en améliorer l’urbanisme, afin d’y attirer vacanciers et voyageurs. L’exemple de Luz-Saint-Sauveur est, à ce titre, symptomatique de sa vision des villes modernes, ouvrant leurs accès au plus grand nombre.

Son séjour durant l’été 1859 lui inspire en effet la genèse de nombreux travaux, destinés à améliorer le bien-être et l’esthétique de la ville, champ d’essai idéal pour des projets urbains de grande envergure. Il y fait bâtir la chapelle de Solférino sur les ruines d’un ancien ermitage, célébrant la victoire récente de son armée en Lombardie, et désigne l’emplacement du futur pont Napoléon, dont il finance les travaux sur sa cassette personnelle (à hauteur de 320 000 francs de l’époque). Ce pont relie la station thermale au cirque de Gavarnie grâce à un tablier de 68 m, une hauteur de 63 m au-dessus du Gave et une largeur de 4 m. Il est mis en service le 30 juin 1861.


Toujours avec cette munificence et cet altruisme qui les caractérisent, Eugénie et Napoléon III n’oublient pas de faire un don d’asile ouvroir conséquent, qui offre aux jeunes Luzéennes une instruction et la maîtrise d’un métier dans la fabrique des tissus Barèges. Outre la vie mondaine éblouissante, hédoniste, qui permet au couple impérial d’imposer sa marque en France et chez ses voisins européens, l’homme privé délaisse volontiers l’univers des jouissances (cigarette, liqueur, balade à cheval ou en cabriolet, table de jeux…) pour des entreprises plus sérieuses : durant son règne, il se montre autant soucieux de son image personnelle que du bien commun. Une générosité innée qui mérite d’être soulignée.


Toujours plus proche des autres

Car Napoléon III dans l’intimité, c’est un effort permanent pour aller au-devant des autres. On le découvre dans des situations où il se mêle spontanément à la foule : « J’ai vu l’Empereur patiner, d’abord, sur le grand lac avec le public ; il se réjouissait de ce qu’aucun agent de police ne savait patiner, puis au lac près du café de Madrid. L’Impératrice se contentait d’aller en traîneau poussée par l’Empereur […]. »

« Depuis que nous sommes à Biarritz, il y a eu bal, presque toujours deux fois par semaine », note de son côté le docteur Barthez dans son journal sur la famille impériale. Si Leurs Majestés ne dansent pas, il n’est pas rare de voir l’Empereur se fondre dans le bal, masqué ou costumé, pour effaroucher gentiment ses invités de marque.


D’autres témoignages font état de la gentillesse avec laquelle l’Empereur propose des cigarettes aux gentlemen de son entourage, afin de détendre l’atmosphère et favoriser le dialogue. Pour la première fois dans l’exercice du pouvoir, la cigarette devient l’objet transitionnel de communication entre interlocuteurs. Mais, dans les couloirs du château ou les allées du parc, il n’hésite pas non plus offrir une cigarette aux membres de son personnel, notamment aux cent-gardes chargés de sa protection. Au-delà de l’étiquette, l’homme privé cultive les relations humaines en prenant soin de n’oublier personne. « L’Empire, c’est la paix », avait déjà déclaré le futur monarque à Bordeaux, le 9 octobre 1852. Il devait penser aussi : la paix chez soi… Davantage fin stratège de palais que chef militaire sur le terrain, il invente avec bonheur un style de diplomatie en privé, où chaque interlocuteur est pris en considération dans un cadre idoine.


Par ailleurs, l’Empereur ne manque jamais l’occasion d’intervenir pour améliorer le sort des pauvres et des malades : « J’avais été obligé de faire entrer à l’hôpital deux palefreniers, et lors de leur guérison, j’en ai parlé à Sa Majesté […]. Immédiatement l’Empereur me remit mille francs pour les faire distribuer aux malades les plus nécessiteux, lors de leur sortie. […] Nous n’avons presque jamais fait une course, quelque petite qu’elle fût, sans que Sa Majesté n’ait versé l’or ou l’argent par poignées. »


Cette prodigalité, motivée aussi par des problèmes de santé personnels, place Napoléon III à la pointe d’une éthique nouvelle et d’un vrai progrès social, où chaque malade serait protégé par la collectivité et où chaque citoyen contribuerait à la bonne santé de tous. Il transmet, en quelque sorte, sa philosophie d’une future « sécurité sociale ». On sait à quel point Extinction du paupérisme, paru en 1844, était déjà l’une des préoccupations majeures de son auteur, le prince Napoléon-Louis Bonaparte et futur Empereur. Mais qu’il soit absorbé par son travail d’écriture, les entretiens privés, les tables de jeux, les réceptions fastueuses et les promenades à cheval ou en cabriolet, l’homme privé, au-delà du protocole, a toujours eu le réflexe de secourir les plus démunis. À ce titre, il apparaît exemplaire devant l’histoire. Sa nature intime, profonde, se situe peut-être là, dans le goût du rare et du beau, inséparable d’un humanisme en mode projet, pour le bien commun.


Un homme de goût

« En sortant du salon rose dans l’ancien cabinet de travail, on a une sensation d’obscurité reposante, après l’éclat des lustres ; il n’y a que deux lampes, ayant leur abat-jour, une sur la petite table, près du fauteuil de S.M. éclairant les papiers et les journaux du soir, avec leurs bandes, et une seule sur la grande table à écrire. Les dames regardent tout avec une curiosité avide, mêlée de vénération ; leur attention est attirée sur le chapeau que portait l’Empereur, lors de l’attentat du 14 janvier ; il est dans une vitrine, face aux fenêtres, avec du papier blanc passé dans les trous des projectiles. Sur la grande table les portraits de la duchesse d’Albe [sœur d’Eugénie] et de ses enfants et, bien d’autres, parmi lesquels ceux des miens ; puis sur un petit bureau entouré de grillage doré et de lierre naturel, l’établissement de dessin et d’aquarelle de l’Impératrice. […] On reste en bas, chez l’Empereur, en revenant – on trouve dans son salon du Conseil, du thé, du bouillon, du vin de Bordeaux. L’Empereur regarde les dépêches arrivées pendant la soirée. » (A)


Jules Gouffé son cuisinier

Pour la table, le souverain s’appuie sur le savoir-faire de Jules Gouffé, son fidèle cuisinier de 1855 à 1867. Qualifié par ses pairs d’« horloger de la gastronomie » pour le contrôle rigoureux des cuissons et des proportions en cuisine, mais aussi pour son génie des transformations culinaires, le cuisinier révèle ses petits secrets au couple impérial, qui se prend au jeu et lui fait découvrir à son tour les recettes des premières mères lyonnaises (Brigousse, Guy), rencontrées lors de ses visites en Rhône-Alpes. Le fameux Livre de cuisine (1867) de Gouffé révèle ainsi leurs délicieuses trouvailles durant cette période charnière de la gastronomie française. Même si, avec le recul, tout est loin d’être parfait, selon Jérôme Piombini : « Tout ceci n’était pas agrémenté de grands vins, dont la fermentation restait aléatoire et qui donnait un goût pétillant, acide et un peu gazeux. Les cépages de l’époque, presque tous disparus, étant loin d’être aussi travaillés et surveillés qu’aujourd’hui. »



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