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L’étrange allianceFouché-Bernadotte

« Je pense qu’il serait utile de faire quelques articles bien faits, qui compareraient les malheurs qui ont affligé la France en 1709 avec la situation prospère de l’Empire en 1809 » écrit, d’Espagne, Napoléon à son ministre de la Police, Fouché. Son rôle n’est pas seulement en effet de contrôler la sécurité et de prévenir les complots mais aussi d’orienter l’opinion par une mobilisation et une propagande constante dans la presse.



Le blocus, imposé par Napoléon à tous les territoires impériaux et à ses alliés contraints et forcés, entraîne une crise économique dont tous les Européens et parmi eux bien évidemment les Français, subissent les conséquences. Dans les villes, les industriels manquent de matières premières. Privés de débouchés en raison de la guerre maritime, le commerce périclite et, malgré la conscription qui vide les campagnes de toute main d’œuvre, le chômage augmente.

Pour pallier les inquiétudes de ses sujets, Napoléon ne laisse rien au hasard. Ces instructions impériales autant qu’impérieuses, envoyées d’Espagne, doivent être suivies « à la lettre ». Il les a d’ailleurs accompagnées d’une liste précise d’exemples qu’il veut voir citer et exploiter, démontrant à quel point l’Empereur prête attention à tout, jusqu’aux plus minutieux détails : « Louis XIV s’est occupé de faire bâtir Versailles et des maisons de chasse. Moi je me suis occupé d’améliorer Paris, depuis les eaux jusqu’au palais, depuis les marchés jusqu’au temple de la Victoire [la Madeleine], jusqu’à la Bourse. Tout était à faire, tout s’est fait… » Cette lettre expose la légitimité de l’édifice impérial et suggère un bilan comparatif avec celui du règne du Roi-Soleil (1).


L’Empereur, à son départ pour l’Espagne, n'a pas voulu risquer de voir se dégrader le climat social et économique de la France et a chargé son ministre d’en surveiller l’évolution. Mais ce dernier, comme beaucoup de ses collègues, à commencer par celui des Affaires étrangères Talleyrand, fait partie de ceux qui craignent que les difficultés croissantes de la guerre d’Espagne, qui obligent l’Empereur à intervenir directement, n’inversent les tendances de rentabilité, guerre-richesse qui s’est produite jusque-là, et que s’enclenche un processus de guerre couteuse. Justement, voilà qu’après l’Espagne se profile un autre engagement à l’Est ; l’aide de camp de l’archiduc Charles déclare officiellement l’entrée en guerre de son pays, au maréchal Lefebvre. L’Empereur quitte alors la France à la tête de ses armées, en laisse la gestion des affaires courantes à son archichancelier, Cambacérès, assisté de Clarke le ministre de la Guerre.


Rencontres secrètes

Les politiques se divisent en deux camps : les soumis et les ralliés, sous-entendu des opposants passifs. En tête des comploteurs, Napoléon soupçonne particulièrement deux de ses ministres, Fouché dans le pays, Talleyrand autour. Fouché, resté républicain, a pris langue avec d’autres opposants latents à Napoléon, comme le maréchal Bernadotte. Le beau-frère par alliance de Napoléon (2) se fait une règle de dire tout haut ce que beaucoup pense tout bas et n’hésite pas, se sachant intouchable, à critiquer, voire contredire l’Empereur.


Lors de la bataille de Wagram, Bernadotte commande les Saxons (le ixe corps) qui contribue à la victoire, malgré des pertes sévères (environ 50%). Or Napoléon, voulant que le succès soit dû essentiellement aux troupes françaises, ne cite pas le contingent étranger dans le 25e Bulletin de la Grande Armée célébrant la victoire de Wagram. Furieux, Bernadotte leur adresse un vibrant ordre du jour, rendant hommage à leur héroïsme.


Fouché, à Paris, laisse reproduire la proclamation de Bernadotte. Comme il surveille la presse et a la haute main sur toute publication, les journaux le publient, à la grande satisfaction de Bernadotte. Et à la fureur de Napoléon. Celui-ci est alors à Schönbrunn, négociant la paix avec les Autrichiens, mais ne manque pas de lire en diagonale les principales gazettes françaises. Il remarque immédiatement l’article qui contredit en partie son ordre du jour et par représailles, fait dissoudre le ixe corps saxons, puis renvoie Bernadotte à Paris. Le maréchal revient dans la capitale, ulcéré de sa disgrâce. Fouché le rencontre et le sonde à mots couverts pour connaître ses réactions en cas de vacances du pouvoir, à la guerre tout peut arriver n’est-ce pas… Et l’Empereur est toujours au loin, exposé en permanence au danger… Les deux compères se comprennent. Humilié par ce désaveu public que vient de lui infliger l’Empereur, Bernadotte ne cache pas son hostilité et ne repousse pas l’idée d’envisager, si d’autres y coopèrent, à un changement de régime politique. Après tout, depuis la Révolution, ne porte-t-il pas tatoué sur sa poitrine « mort au tyran » ? Il n’est pas le seul à comploter. On n’arrivera certainement jamais à tirer au clair les multiples contacts secrets entre des hommes de tout premier plan, tant politiques que militaires, il est certain que Talleyrand y est impliqué. En cas de décès brutal de l’Empereur, l’armée reste la base et la légitimité du pouvoir. On aurait alors vu renaître les convoitises et les partages de royaumes qui ont eu lieu à la mort d’Alexandre le Grand. Murat guigne la Pologne, Soult le Portugal...   


L’Angleterre, rendue exsangue par le blocus, profite de ce que les armées impériales sont à l’autre bout de l’Europe et partie enlisées en Espagne, pour passer à l’offensive sur le continent. Les stratèges britanniques ont calculé que le temps que l’Empereur apprenne à Vienne ce qui se passe, ils auront l’occasion unique de prendre l’avantage. Ils comptent bien le gagner de vitesse et bénéficier de l’effet de surprise. Napoléon est le maitre de l’offensive et ne se soucie pas de défensive, aussi n’y a-t-il pas d’ouvrages de fortification prévus. Les Anglais ont jeté leur dévolu sur les Flandres, la Belgique ayant une côte facile à aborder. En plus la contrebande, qui est devenue l’essentiel du commerce, leur procure d’utiles complicités qui leur permettent de connaître aussi bien les détails des endroits où débarquer en toute sécurité, que les défenses en hommes qu’ils auront à affronter.   

    

Le 28 juillet 1809, cent cinquante vaisseaux de guerre escortant cinq cents navires de transport de troupe lèvent simultanément l’ancre dans plusieurs ports britanniques, et se regroupent dans la Manche. Ils transportent quarante mille soldats. Le généralissime est Lord Chatham, le propre frère de William Pitt. Cela fait deux mois que la mise au point secrète de ce débarquement a été organisée.. Le point de rendez-vous se trouve à l’embouchure de l’Escaut. Le jour J, 30 juillet, vingt mille hommes débarquent dans l’île de Walcheren et commencent le siège de Flessinge… Au bout de quelques jours d’atermoiement la garnison préfère se rendre sans avoir à combattre. La route de Paris est ouverte, toutes les défenses possibles se trouvant de l’autre coté de la frontière.


Affolement à Paris

Dans la capitale, c’est la panique la plus totale. Les Parisiens se retrouvent menacés comme aux premiers temps de la Révolution lorsque les armées coalisées marchaient pour délivrer Louis XVI, incitant le Comité de Salut public à proclamer la « patrie en danger » et à demander aux volontaires de s’engager pour la défendre. Aucun des hauts dignitaires de l’Empire à qui Napoléon a confié la gestion de la capitale n’est capable de prendre la moindre décision. Tous sont paralysés par la crainte de déplaire à leur maître en prenant une initiative qui pourrait le contrarier. Ils n’en prennent donc aucune. Un seul fait montre de réactivité et de détermination : Fouché.


L’ancien révolutionnaire a connu la poigne de fer des Conventionnels et il lui en reste les réflexes. Face au danger qui menace son pays, il retrouve son élan de 1792 et fait taire ses ressentiments secrets contre le régime impérial. Il envoie aux préfets une lettre-circulaire leur ordonnant d’établir une levée en masse des gardes nationaux pour lutter contre l’envahisseur. Ce faisant, il ne craint pas de mettre à nu sa vraie nature, et son sens de l’autorité et de l’organisation, se substituant de son propre chef au ministre de la Guerre, Clarke, et à l’archichancelier, Cambacérès. Ces décisions intrépides et autoritaires épouvantent les ministres. Comment, sans l’autorisation de l’empereur, ose-t-il, sous sa seule responsabilité, prendre des décisions de cette importance ? Le plus furieux est Clarke. Le ministre de la Guerre ne peut digérer qu’un civil, un profane, ose s’immiscer dans la fonction militaire. Il entreprend de s’y opposer de toutes ses forces. Il cherche à contrecarrer ses ordres par tous les moyens et interdit aux militaires de se mettre à la disposition du ministre.


Avant tout, il faut absolument, dit-il ,avoir un ordre émanant de Schönbrunn, indiquant s’il faut ou pa, inquiéter le pays. Mais l’Empereur est à quinze jours de poste et Fouché est décidé à ne pas attendre. Face à la pusillanimité des autres ministres, il prend officiellement tout sous sa responsabilité. S’il gère de l’intérieur, pour faire face à la panique des civils, il lui faut un généralissime capable de rassembler et mener les troupes. N’ayant pas le soutien de Clarke, il choisit donc un militaire selon ses goûts et ses ambitions politiques. Nouvelle audace qui fait grincer des dents le ministre de la Guerre : Fouché nomme Bernadotte pour commander son armée improvisée. On le sait en disgrâce : le choisir, c’est contredire le choix impérial. Le maréchal accepte la mission que lui confie Fouché et part sur-le-champ en Hollande et suit des maigres troupes qu’il a pu rassembler sur place.


Dès son arrivée en Flandres, le maréchal démontre ses remarquables qualités militaires héritées de la Révolution. Il doit en premier lieu protéger le port et la ville d’Anvers, seul moyen pour empêcher le renforcement de l’ennemi en le privant d’un abri apte à recevoir et à faire débarquer des renforts de troupes et de l’approvisionnement.


Il écrit à Fouché pour lui faire part de la situation : « Mon premier aperçu de l’état des choses ne m’a présenté que chaos et désordre. Je viens de parcourir la ligne et de visiter les forts. Je viens de rectifier l’emplacement des troupes qui était totalement vicieux. Nous manquons d’hommes, d’armes, d’équipement, de munitions et le moral des nôtres est déplorable. Pourtant je vais essayer de faire avec ces moyens lamentables tout ce qu’il sera possible de faire. »


Bon stratège et meneur d’hommes, le maréchal parvient à redresser la situation en quelques semaines. Les Anglais ont projeté de s’emparer d’abord de Dunkerque, puis de conquérir Anvers et de soulever les Belges. De là, ils comptent pénétrer en France. Les Britanniques savent que Napoléon est loin, avec ses armées, et que le pays reste désarmé devant leur arrivée inopinée. L’alliance Fouché-Bernadotte va inverser la donne. L’armée créée par Fouché sans autorisation, commandée par un maréchal banni, parvient à mettre Anvers en état de défense et transforme l’expédition anglaise en défaite. Le 26 août 1809, à peine un mois après le débarquement britannique, lord Chatham décide de réembarquer ses troupes pour l’Angleterre, de crainte d’être écrasé sur le continent.


Réaction impériale

Lorsqu’il apprend le débarquement britannique à Flessingue, Napoléon, bloqué à Vienne, s’est d’abord inquiété de sa signification. Cette action démontre aux autres pays d’Europe que l’Angleterre reste une puissance redoutable puisqu’elle a osé frapper l’Empire. Malgré les succès incontestés de ses armées, jamais la situation militaire de Napoléon n’a été aussi désorganisée, dispersée sur tout le continent de l’Ebre à la Vistule. Qui sait, pensent les opposants, si cela ne frappera pas le talon d’argile de ce colosse d’airain ? Cette action augure mal des suites des discussions qu’il mène avec les Autrichiens. L’initiative de Fouché, si elle l’a surpris, lui a ensuite paru répondre au mieux à la situation.


Cependant, à Schönbrunn, les lettres des ministères commencent à affluer. Missives accusatrices du chancelier et de Clarke, tous deux se plaignant avec véhémence des initiatives de Fouché et des « inconvénients » qu’il a provoqués. Un civil convoquant la garde nationale et mettant le pays en état de guerre ! Tous espèrent que Napoléon, dès son retour, va châtier et congédier Fouché. À leur surprise, avant même de savoir si les mesures du ministre ont été efficaces, l’Empereur lui donne raison contre tous. En priorité, il fait part de son mécontentement à Cambacérès et Clarke, qui auraient dû prendre ces initiatives. Le chancelier reçoit cette remontrance : « Je suis fâché que vous ayez fait si peu usage des pouvoirs que je vous avais donnés dans ces circonstances extraordinaires. Au premier bruit d’une descente, vous auriez dû lever vingt mille, quarante mille, soixante mille gardes nationaux. »


Les ministres tancés font aussitôt l’union sacrée. Plutôt que de se justifier, ils attaquent Fouché. Napoléon leur répond le 10 août 1809 en défendant son ministre. Mais ce satisfecit impérial ne dure pas.


Lorsque le danger britannique disparaît, il est oublié, et les ministres Cambacérès et Clarke remontent à l’assaut. Ils soulignent, sous les yeux de Napoléon, certains passages de la fameuse circulaire, que Fouché a adressée aux préfets, pour les obliger à faire une levée extraordinaire d’hommes en armes, notamment une petite phrase : « Prouvons à l’Europe que si le génie de Napoléon peut donner de l’éclat à la France, sa présence n’est pas nécessaire pour repousser l’ennemi. » L’Empereur est susceptible et il voit plus clairement que dans tous les rapports embrouillés de ses multiples polices parallèles ce que pense réellement son ministre de la Police. Bientôt, le ton de ses lettres sur ce dernier est moins laudateur, le traitant de « Don Quichotte luttant contre les moulins à vent ». Cependant Napoléon va lui accorder les honneurs réservés à ses compagnons d’armes. Fouché, l’ancien adversaire des aristocrates, le guillotineur jacobin, va devenir duc. Le 15 août 1809, dans le salon de gala du palais des empereurs d’Autriche, l’Empereur signe et scelle le diplôme de celui qui s’appelle désormais duc d’Otrante.


Qu’il en profite : il était dans le collimateur de l’Empereur, autant dire dans l’œil du cyclone. Dès son retour, toutes affaires cessantes, Napoléon commence par régler ses comptes à Bernadotte, qu’il relèvera aussitôt de son commandement. L’heure de la disgrâce va sonner pour Fouché l’année suivante. Diplomatiquement, après l’avoir fait duc d’Otrante, l’Empereur le remerciera et le remplacera par Savary, duc de Rovigo, fidèle parmi les fidèles.


(1) Quelques mois plus tard, la comparaison entre le régime impérial et le règne de Louis XIV, c’est-à-dire la phase la plus intense de la construction de l’État français moderne, sera reprise et magnifiée dans la monumentale Description topographique et statistique de la France de Peuchet et Canlaire.


(2) Sa femme Désirée Clary est la sœur de la reine d’Espagne, épouse de Joseph Bonaparte.


Ordre du jour de Bernadotte

« Saxons, / Dans la journée du 5 juillet 1809, sept à huit mille d’entre vous ont percé le centre de l’armée ennemie et se sont portés sur Deutsch-Wagram, malgré les efforts de quatre mille Autrichiens, soutenus par cinquante canons. Le 6, dés l’aube, vous avez recommencé le combat au milieu des ravages de l’artillerie ennemie. Vos colonnes vivantes sont restées immobiles comme l’airain. »


Napoléon répond à ses ministres le 10 août 1809

« Je ne conçois pas ce que vous faites à Paris. Vous attendez sans doute que les Anglais viennent vous prendre dans votre lit ! Quand vingt-cinq mille Anglais attaquent nos chantiers et menacent nos provinces, le ministre reste dans l’inaction ! Quel inconvénient y a-t-il à lever soixante mille gardes nationaux ? Quel inconvénient y a-t-il à envoyer le prince de Ponté Corvo prendre le commandement sur un point où il n’y a personne ? Quel inconvénient y a-t-il à mettre en état de siège mes places d’Anvers, d’Ostende et de Lille ? Je ne vois que monsieur Fouché qui ait fait ce qu’il a pu et qui ait senti l’inconvénient de rester dans une inaction dangereuse et déshonorante… »

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