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La bataille de Hollabrunn: 16 novembre 1805

Issu du magazine napoléon n°110


Mi-novembre 1805, la situation de l’armée russe, venue aider les Autrichiens dans leur lutte contre Napoléon, n’est guère brillante. En pleine retraite, elle se voit obligée de sacrifier son arrière-garde pour gagner au moins une journée de marche. Les Français pensent n’en faire qu’une bouchée, mais c’est compter sans la vaillance et la fermeté de son chef, le charismatique prince Bagration.

Natalia Griffon de Pleineville / historienne


Le 20 octobre 1805, une grande partie des troupes autrichiennes, encerclées par la Grande Armée, capitulent à Ulm. Cette reddition met dans l’embarras l’armée russe, commandée par le vieux général Mikhaïl Koutouzov, qui marche à leur secours. Faisant demi-tour, les Russes battent précipitamment en retraite. Mettant le Danube entre eux et les Français qui les talonnent, les hommes de Koutouzov livrent un combat acharné à Dürrenstein (Krems), sur la rive gauche, au corps isolé du maréchal Édouard Mortier. La prise des ponts de Vienne sans coup férir par les maréchaux de Napoléon permet à la Grande Armée de passer le fleuve. Cet événement incite Koutouzov à évacuer Krems et à se porter vers le nord-est, sur Brünn et Olmütz, où doivent arriver des renforts. Son armée est accompagnée d’une longue file de convois. Pour couvrir son mouvement et gagner du temps, le commandant en chef envoie une forte arrière-garde vers la ville de Hollabrunn, qui se trouve au carrefour des routes de Krems, en mauvais état, et de Vienne, beaucoup plus praticable. Conscient du danger couru par ce détachement, Koutouzov écrira par la suite à Alexandre Ier que son anéantissement paraissait inévitable, du fait de sa proximité des avant-postes français et de la fatigue extrême des combattants à la suite des marches forcées et des bivouacs.


À malin, malin et demi

Piétinant péniblement sur des sentiers détrempés, le ventre vide, les soldats du tsar atteignent Hollabrunn au matin du 15 novembre, à l’instant même où l’avant-garde de la Grande Armée s’en approche par le côté opposé. C’est le bouillant Joachim Murat qui la dirige. L’armée de Koutouzov se retrouve en grand danger, car la « manœuvre sur Hollabrunn », conçue par Napoléon, a pour but de la déborder de manière à lui couper la route de Brünn. Cette opération ne peut réussir que grâce à une action combinée de plusieurs maréchaux. Murat, Lannes et Soult avancent depuis Vienne. Ils sont censés être épaulés par Bernadotte, dont le corps d’armée doit franchir le Danube et menacer l’ennemi par l’ouest, avec le soutien des troupes bien diminuées de Mortier. Cependant, Bernadotte tarde à exécuter les ordres reçus, au grand dam de Napoléon. De ce fait, les Russes ne sont menacés pour l’heure que par les corps français arrivant par le sud.


L’homme qui commande l’arrière-garde russe n’est pas un novice. Le major-général prince Petr Bagration, d’origine géorgienne, s’est forgé une solide réputation lors des campagnes en Italie et en Suisse sous les ordres du célèbre généralissime Alexandre Souvorov et a beaucoup appris à son école. C’est un grand gaillard au regard d’aigle, d’une bravoure à toute épreuve, adoré par ses subordonnés. Il a accepté sans hésiter la mission suicidaire que lui a confiée le commandant en chef : retarder les Français coûte que coûte. Au moment de prendre congé de Bagration, Koutouzov a fait sur son front le signe de la croix, comme sur un condamné à mort.

Le terrain autour de Hollabrunn n’étant pas favorable pour la défense, le détachement se replie à quelques kilomètres au nord-ouest. Lors d’une reconnaissance, le prince repère, à quelques centaines de mètres au nord du village de Schöngrabern, derrière un ruisseau, une ondulation de terrain qui constitue une bonne position pour l’artillerie. Sa première ligne, disposée au milieu des vignes qui offrent une protection contre la nombreuse cavalerie de Murat, comprend les Cosaques et les chasseurs à pied, sous les ordres du général Karl Oulanious. À 1 km en arrière, sa seconde ligne prend pied sur une succession de hauteurs, avec les canons au centre et la cavalerie sur les flancs.

Le 15 novembre, ce sont les cavaliers de Murat et les grenadiers d’élite du général Oudinot, avec lesquels marche Jean Lannes en personne, qui forment le fer de lance. Le reste du 5e corps se trouve un peu en arrière, suivi par le 4e corps de Soult. En tête chevauche un détachement de cavalerie légère, créé ad hoc et conduit par le général Horace Sébastiani. Celui-ci tombe à Hollabrunn sur six escadrons de hussards et une poignée de fantassins autrichiens qui accompagnent les Russes. Leur chef, le général Johann von Nostitz, se replie prudemment devant les hussards et les chasseurs à cheval français. C’est alors que Murat, qui pense avoir toute l’armée du tsar devant lui, envoie un officier de son état-major proposer un cessez-le-feu et faire traîner les choses pendant que les corps de Lannes et de Soult rejoindraient l’avant-garde.


Le Français débite à Bagration une fable inventée par son supérieur : un armistice ayant été conclu avec les Autrichiens, la paix ne pourrait pas tarder. Le prince n’y accorde aucune foi, mais décide d’en informer Koutouzov. Alexandre-Louis Andrault de Langeron, émigré français au service de la Russie, affirme : « Murat osa proposer d’abord à Bagration de mettre bas les armes. Cette proposition rejetée avec indignation, il se borna ensuite à demander que les Russes se retirassent. Bagration prétexta la nécessité de prendre sur cela les ordres de Koutouzov. » Le vieux commandant en chef, rompu à la diplomatie, comprend aussitôt l’avantage qu’il pourrait en tirer. Son armée ayant besoin de s’éloigner le plus possible, il expédie au beau-frère de Napoléon deux généraux, aides de camp du tsar, Wintzingerode et Dolgouroukov. Affichant une grande arrogance qui choque le général Belliard, chef de l’état-major de Murat, mais pas celui-ci, ils parviennent à endormir la vigilance du maréchal, en le flattant fort à propos, et obtiennent un cessez-le-feu, sur l’assurance que des plénipotentiaires négocient déjà les conditions de la paix à Vienne. En attendant la ratification du document par Napoléon, les adversaires conviennent de ne pas bouger de leurs positions et de se prévenir quatre heures avant de recommencer les hostilités. Content de lui, Murat plastronne dans son rapport : « On m’a annoncé M. de Wintzingerode. Je l’ai reçu ; il a demandé à capituler [sic]. J’ai cru devoir accepter ses propositions, sauf l’approbation de Votre Majesté. Voici à peu près les conditions : je consens à ne plus poursuivre l’armée russe, à condition qu’elle quittera sur-le-champ et à marches d’étapes les États de la monarchie autrichienne. Les armées resteront en présence jusqu’à l’approbation de Votre Majesté, et en cas de non-acceptation, on se préviendra quatre heures d’avance. »


Alors que les régiments français rongent leur frein à quelques centaines de mètres du détachement de Bagration, qui forme un rideau masquant le gros de l’armée russe, Koutouzov fait accélérer sa marche, bien déterminé à n’accepter aucun armistice, encore moins une capitulation. Pendant ce temps-là, les soldats de l’arrière-garde se mélangent avec les Français dans les caves remplies de tonneaux de vin, tandis que le prince rend une visite de courtoisie à Murat. Il discute, pose des questions, surtout à Lannes dont la réputation a traversé les frontières. Ce dernier, nullement impressionné, déclare brusquement à Bagration que, s’il avait été seul, ils seraient en ce moment occupés à se battre, au lieu d’échanger des compliments. Les officiers français partagent l’euphorie du beau-frère de l’Empereur et se mettent à rêver d’un prompt retour à Paris.


Napoléon entre dans une terrible colère en apprenant la faute commise par Murat. Il le tance vertement dans une lettre dictée le 16 novembre à 8 h du matin : « Mon cousin, il m’est impossible de trouver des termes pour vous exprimer mon mécontentement. Vous ne commandez que mon avant-garde et vous n’avez point le droit de faire d’armistice sans mon ordre ; vous me faites perdre le fruit d’une campagne. » Après lui avoir annoncé que seul l’empereur Alexandre avait le droit de signer des conventions, que ce n’était qu’une ruse destinée à se jouer de lui, Napoléon ordonne au maréchal de rompre l’armistice et d’attaquer l’ennemi sur-le-champ : « Marchez et détruisez l’armée russe ; vous êtes en position de prendre tous ses bagages et son artillerie. »


Un combat acharné

En dépit du calme apparent, Bagration demeure inquiet et s’attend à être attaqué d’un moment à l’autre. Il n’a sous ses ordres que 7 000 hommes : quatorze bataillons d’infanterie, quinze escadrons de dragons et de hussards, tous en sous-effectifs, deux régiments de Cosaques et douze pièces d’artillerie. Le comte von Nostitz, prenant pour argent comptant l’assurance de Murat sur la signature d’un armistice entre Français et Autrichiens, s’en est allé avec ses hommes. Seul un petit contingent du prince Friedrich von Hohenlohe, refusant de partir, reste avec les Russes.


La missive de Napoléon, apportée par son aide de camp Jean Lemarois, atteint son destinataire vers midi, selon les écrivains français. Honteux d’avoir été dupé, Murat décide de prendre le taureau par les cornes. En fin d’après-midi, il ordonne de commencer la bataille, avec l’objectif de balayer le détachement russe avant de se lancer à la poursuite de l’armée de Koutouzov. Lannes aurait poussé le scrupule jusqu’à prévenir Bagration, à 13 h, que l’armistice était rompu et que les hostilités allaient recommencer dans quatre heures, comme prévu par la convention. Cependant, l’historien Oleg Sokolov met en doute cette version ; se basant sur les souvenirs de quelques témoins et sur la distance entre le palais de Schönbrunn à Vienne, où réside Napoléon, et Hollabrunn (environ 60 km), il affirme que Murat a attaqué les Russes dès la réception de la lettre impériale, aussitôt après les avoir prévenus de la rupture de l’armistice (1). Plus prudent, Jean de Dieu Soult essaie de raisonner son collègue et lui suggère d’attendre le lendemain, puisqu’il ne reste pas assez de jour pour espérer remporter un grand succès, mais le beau-frère de l’Empereur, se reprochant sa crédulité, craint que les Russes ne se retirent tranquillement durant la nuit.


Le dispositif français s’articule autour de Schöngrabern. Les vignes présentant un sérieux obstacle pour l’avance de l’artillerie, celle des 4e et 5e corps est réunie en une grande batterie au nord du village, à 800 m de la première ligne de l’ennemi. La division Legrand du corps de Soult avance à gauche, la division Suchet du corps de Lannes à droite. Les grenadiers d’Oudinot sont au sud du village ; derrière eux, se tient la réserve : les formidables divisions de dragons (Walther) et de cuirassiers (Nansouty et d’Hautpoul), ainsi que la division Vandamme du 4e corps. Au total, Murat dispose de quelque 35 000 hommes.


La bataille se déclenche vers 16 heures, dans le crépuscule naissant. L’artillerie française ouvre la canonnade, contre-battue par la batterie ennemie qui tire par-dessus la première ligne. Les obus tirés par les licornes (2) russes mettent le feu au village de Schöngrabern. Une demi-heure plus tard, les fantassins français montent à l’attaque à travers les vignes. Bagration n’attend pas le choc et fait replier sa première ligne jusqu’à la seconde, comme il l’a bien prévu. Son aile gauche représente un point vulnérable, puisque le général Alexeï Sélékhov a autorisé les corvées de bois et d’eau ; les hommes partis ne seront pas de retour pour la bataille et plusieurs d’entre eux tomberont aux mains des Français.


Les dix bataillons des grenadiers de la réserve sont les premiers à aborder les soldats du tsar. Ils sont conduits par l’intrépide général Nicolas-Charles Oudinot, un vétéran à plus de vingt blessures – il en recevra beaucoup d’autres dans les années à venir. Tandis qu’une partie des canons russes continuent leur duel avec les bouches à feu françaises, action immortalisée par Léon Tolstoï dans Guerre et Paix, quatre d’entre eux arrosent les grenadiers de projectiles. Ceux-ci poursuivent leur avance et portent la confusion dans les rangs des mousquetaires, inexpérimentés et souffrant de la soif. Oudinot tente de consolider son succès en enveloppant ses adversaires par les flancs, mais les Russes tiennent ferme et engagent un féroce combat corps à corps. D’Héralde raconte : « On se battit dans les rues à la baïonnette. Il faisait presque nuit, un grand vent qui portait un peu de neige nous souffla en face et nous fit entendre les cris des combattants se trouvant dans le village : c’étaient les grenadiers réunis. » Les dragons du général Frédéric-Henri Walther abordent l’infanterie ennemie qui leur barre le chemin. Sur un terrain ouvert, les hussards russes (3) s’affrontent avec les cavaliers légers de Sébastiani. Aussi bien Lannes que Bagration jettent davantage de soldats dans la fournaise ; aux échanges de tirs à brûle-pourpoint succèdent les charges et les contre-charges à la baïonnette. Le 40e de ligne (division Suchet) aurait perdu un drapeau bataillonnaire et son aigle (4). En revanche, la grosse cavalerie n’a pas donné, comme il ressort du journal de marche du colonel du 10e cuirassiers Pierre-François Lataye : « La division n’a pu rien faire ; elle resta pendant tout le temps dans la plaine, à gauche de la route et à très petite distance du feu. »


Le lieutenant Sibelet du 11e chasseurs à cheval affirme que les fantassins du tsar ont eu recours à une ruse très courante à l’époque : « Étant passé[s] de l’autre côté de la route pour chercher à poursuivre les ennemis qui étaient dans le cas de résister, nous trouvâmes, en chargeant en fourrageurs et à tâtons, quelques soldats russes par groupes de dix à douze. À notre approche, ils se jetaient par terre ayant leurs fusils à côté d’eux et, à notre passage, ils nous paraissaient être du nombre des morts, mais, à peine les avions-nous dépassés, qu’ils se relevaient et faisaient feu sur nous par-derrière. Instruits de cette manœuvre, nous tournâmes bride : les soldats qui avaient tiré se couchèrent de nouveau, mais ils furent tous percés de coups de pointe de sabre dans le dos, on peut dire comme des crapauds. »


La nature du terrain, parsemé de ravins, empêche les maréchaux d’engager toutes leurs forces. Les tisons et les étincelles menacent d’une explosion les caissons de munitions. La grande lumière répandue par l’incendie éclaire la position française aux yeux des Russes, tandis que le vent qui chasse de gros nuages d’une épaisse fumée empêche parfois les hommes de Murat de distinguer les mouvements de leurs adversaires. Ses fantassins, cavaliers et artilleurs, obligés de contourner Schöngrabern en flammes à travers les ravins, perdent beaucoup de temps. Le lieutenant d’artillerie Octave Levavasseur entreprend de passer par le village, malgré le danger : « Je me lance au galop dans la rue en feu. Après mille obstacles où mon coffret risquait de sauter, je parviens hors de la ville. Je continue à courir deux cents pas en avant ; j’aperçois l’ennemi sur la droite ; je veux me tourner pour me mettre en batterie sur la route : une décharge de l’artillerie autrichienne [sic] renverse mes canonniers, en met six hors de combat et brise ma pièce que je suis forcé d’abandonner. »


Estimant enfin que la bataille a assez duré contre des adversaires numériquement supérieurs, Bagration ordonne la retraite vers le nord. Il l’effectue en ordre, comme sur un champ d’exercice, se retournant sans cesse pour montrer les dents à ses poursuivants et les tenir en échec. Les Russes éprouvent quelques difficultés au passage d’un profond fossé en arrière de leur position. Pour sa part, le 4e corps progresse très lentement du fait de la densité des vignes, de telle sorte que seule la division Legrand en vient aux mains avec les hommes de Bagration. Soult raconte dans son rapport que l’une des deux colonnes de cette division « arriva sur l’ennemi l’arme au bras », ne commençant son feu que lorsque le flanc des Russes était déjà entièrement débordé et le village de Grund, situé derrière la ligne ennemie, tourné. Claude Legrand déploie alors ses deux brigades ; laissant celle de Levasseur en réserve, il marche avec celle du centre, « composée du 3e régiment, pour attaquer l’ennemi qui tenait encore en tête du village. Les Russes avaient garni toutes les maisons de Grund d’une partie de leur infanterie ; et, à mesure que la colonne avançait, le général Legrand devait faire emporter ces espèces de retranchements avant de s’engager jusqu’à l’extrémité du village, sans quoi il eût perdu beaucoup de monde. Parvenu aux deux tiers de ce défilé, le 3e de ligne se trouva attaqué par toute la colonne russe, que la division de grenadiers poussait de front. »


Un combat acharné se déroule autour de l’aigle du 3e de ligne. Le chef de bataillon Paul-Marie Horiot, blessé de trois coups de baïonnette, se retrouve prisonnier. Le sous-officier porte-drapeau est abattu ; trois fourriers viennent tour à tour le remplacer, mais ils tombent tous grièvement blessés. Les Russes sont sur le point d’emporter la précieuse enseigne, lorsque le fourrier Daigrond s’élance, s’en empare et, sans reculer d’un seul pas, manie la hampe à la manière d’un bâton, assommant tous ceux qui essaient de la lui arracher, avant d’être dégagé par ses camarades. Il sera promu sergent-major et fait chevalier de la Légion d’honneur en mars 1806.


Des mêlées nocturnes

Après le passage du village de Guntersdorf, les attaques françaises deviennent de plus en plus désordonnées, comme le rapporte le Journal de la division Oudinot : « L’obscurité de la nuit vint jeter la confusion parmi les combattants : dès lors, les meilleures dispositions échouent ; on se bat avec hésitation, craignant de tirer sur les siens, on marche au hasard. » Chaque chef de bataillon ou d’escadron agit d’après sa propre inspiration ; toute unité de commandement devient impossible. Sibelet parle d’un désordre extrême, les soldats tirant les uns sur les autres : « Des bataillons et des escadrons français se trouvaient dans le milieu des Russes, et les Russes dans le milieu des Français ; nos canons tiraient sur nous et les canons russes tiraient sur les Russes. C’était vraiment une confusion complète. » Le capitaine Louis-Florimond Fantin des Odoards, des grenadiers d’Oudinot, jugera le lendemain, « au mélange des cadavres et des blessés vêtus de bleu et de vert », que le combat a été extrêmement rapproché « et tel qu’on n’en voit guère depuis que la poudre a donné aux hommes l’art de se tuer sans s’aborder », mais aussi que « très malheureusement, pendant l’action, des Français avaient été opposés à d’autres Français, et s’étaient entretués, pensant, dans les ténèbres, avoir affaire à l’ennemi ; erreur déplorable qui n’est que trop commune dans les combats de nuit ».


Des mêlées sanglantes à la baïonnette se déroulent durant la soirée. La voix des chefs est étouffée par les coups de canon et la fusillade, les hurlements des blessés écrasés par les chevaux. Oudinot a la cuisse droite traversée d’une balle, partie d’une fenêtre, et perd beaucoup de sang, mais il en faut davantage pour qu’il quitte les rangs des combattants. Le massacre ne cesse que vers 23 h, lorsque les régiments français s’arrêtent enfin, incapables d’organiser la poursuite dans une obscurité totale.


Soult relate dans son rapport : « Les rues de Grund, les cours des maisons, les écuries, les jardins, tout cet espace resta jonché de leurs cadavres. Un très grand nombre fut blessé ; le restant était entièrement pris, quand l’ennemi, profitant de l’obscurité de la nuit, mit en tête d’une colonne qu’il était parvenu à former plusieurs des siens qui parlaient français et une vingtaine de prisonniers qu’il nous avait faits. Marchant ainsi à la portée de la colonne commandée par le général Levasseur, il cria : “Cessez le feu ! C’est sur vos propres gens que vous tirez !” Cette ruse réussit, et il parvint à sauver 7 à 800 hommes. Le général Legrand ne conserva que 500 prisonniers et 300 blessés, confondus avec les morts. » La plupart des officiers russes parlant parfaitement le français, cette ruse est employée plus d’une fois durant cette nuit-là.

Dans leur retraite, les Russes abandonnent huit pièces d’artillerie complètement démontées, que les Français ne découvrent qu’en plein jour. Les canons français capturés par l’ennemi ont aussi été abandonnés. Le froid fait périr plusieurs blessés ; si l’on en croit Sibelet, « les morts étaient gelés raide sur la terre. Plusieurs avaient fait comme les renards. En grattant, ils s’étaient fait des terriers pour s’enterrer. » Le colonel du 26e léger François-René Cailloux dit Pouget se souvenait : « Nous bivouaquâmes sur le terrain par une nuit très belle mais très froide ; il gela à six ou sept degrés. Les carabiniers du 1er bataillon me préparèrent un bivouac sur des corps russes tués en les rapprochant très près les uns des autres, face contre terre, sur lesquels ils étendirent du foin. »


Une phalange de héros

Les témoins français sont unanimes dans leurs louanges. Le capitaine Pierre de Pelleport, de la division Legrand, écrit : « Le prince Bagration montra une grande résolution soutenue par un grand courage, et ses soldats furent admirables. » Fantin des Odoards est enthousiaste : « Il [Bagration] a, par une ruse habile, gagné le temps dont il avait besoin ; ses troupes attaquées par des forces supérieures se sont vaillamment comportées, et il a su ensuite si bien nous échapper que nous n’avons pu le rejoindre, et que, dans sa marche précipitée, il ne nous a abandonné ni artillerie ni bagages. Je commence à penser qu’il y a plus de gloire à battre des Russes que des Autrichiens. » D’Héralde lui fait écho : « Ce combat meurtrier pour les deux partis, mais surtout pour les Russes, fut, au dire des connaisseurs, très mal dirigé par celui qui nous commandait, Murat ; il donna à nos soldats et à nos chefs une haute idée de la valeur de nos ennemis et surtout de leur ténacité à ne pas vouloir se rendre. On comprit là qu’il était plus facile de les tuer que de les prendre. » Le lieutenant Alfred de Saint-Chamans, aide de camp de Soult, fait entendre le même son de cloche : « Les Russes se battirent, à mon avis, mieux que nous ; il est vrai que nous étions sous les ordres de Murat, le plus triste général en chef que j’aie jamais connu. » Les écrivains militaires autrichiens appellent le détachement de Bagration « une phalange de héros » (Heldenschaar).


Lors de ce « combat qui eût pu être qualifié de bataille », pour reprendre l’expression de Pouget, Bagration a contenu 16 000 Français avec 7 000 hommes (moins un régiment tenu en réserve et qui n’a pas combattu) pendant plusieurs heures, au prix de 768 tués, 737 blessés laissés sur place, 711 égarés (ou pris), auxquels s’ajoutent quelque 200 blessés restés dans leurs unités (5). Les contemporains comparent cet affrontement à l’immortel exploit des Spartiates du roi Léonidas aux Thermopyles. Il a fait gagner deux marches à l’armée de Koutouzov, suffisamment pour arriver à Brünn sans être inquiétée. Ce fait d’armes exceptionnel vaut à Bagration l’ordre de Saint-Georges de 2e classe (en « sautant » les 4e et 3e classes), décoration très prestigieuse, la croix de commandeur de l’ordre autrichien de Marie-Thérèse et le grade de lieutenant-général. Le 18 novembre, toute l’armée accueille les survivants par des hourras répétés. Koutouzov embrasse le prince avec effusion et le remercie chaleureusement, déclarant qu’il n’a pas l’intention de lui demander des comptes sur les pertes subies, car il lui suffit de le voir revenir vivant.


Cette bataille, connue dans la littérature sous le double nom de Hollabrunn chez les Français et Schöngrabern chez les Russes (avec l’orthographe « Schöngraben »), sera par la suite enveloppée de légendes, notamment en ce qui concerne les effectifs engagés. Koutouzov donnera corps à ces récits fantastiques en affirmant que Bagration s’est battu contre 30 000 adversaires avec seulement 6 000 hommes. Les régiments qui se sont distingués dans ce combat de géants se voient attribuer les étendards de Saint-Georges ou les trompettes d’argent (pour le 6e chasseurs à pied), récompenses collectives très importantes (6). Au cinéma, le combat de Hollabrunn est montré dans toute son ampleur dans l’épique Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk, ainsi que dans d’autres adaptations du chef-d’œuvre de Tolstoï.


Le sacrifice de l’arrière-garde de Bagration n’a pas été vain. Ayant gagné deux marches sur les Français, l’armée de Koutouzov arrive sans encombre à Olmütz, où l’attendent des renforts. Mais ce sont les Français qui ont le dernier mot de la guerre, le 2 décembre 1805, à Austerlitz.


(1) Dans son rapport, Bagration affirme avoir été informé de la rupture de la convention quelques minutes avant le déclenchement de la canonnade française. Le chirurgien Jean-Baptiste d’Héralde, du 5e corps, est formel : « Le soir un aide de camp de l’Empereur porta l’ordre au prince Murat de les attaquer vivement. J’étais au milieu d’une troupe d’officiers quand un parlementaire russe qui sortait de chez le prince passa au milieu de nous et nous dit, en nous saluant : “Messieurs, nous allons nous battre ; nous serons battus, mais nous emporterons votre estime.” En effet, dix minutes après, la fusillade et la canonnade s’engagèrent en même temps. » Il s’agit probablement de Wintzingerode, retenu dans le camp français et que l’Empereur traite de « polisson » dans sa lettre de remontrances à Murat. Bien des années plus tard, en 1812, ce général, fait prisonnier par les Français, manquera de peu d’être fusillé sur ordre de Napoléon : une vengeance tardive pour son rôle en 1805 ? Sur la capture de Wintzingerode, voir Napoléon 1er, n° 95, février, mars, avril 2020.


(2) Pièce d’artillerie russe qui combine les caractéristiques du canon et de l’obusier, ornée de représentations de cet animal fantastique.


(3) Nikolaï Rostov, l’un des principaux personnages du roman de Tolstoï, a pris part à cette charge dans les rangs du régiment des hussards de Pavlograd.


(4) Le rapport de Koutouzov parle d’un drapeau pris aux Français, mais il pourrait s’agir simplement d’un fanion des grenadiers d’Oudinot, sans valeur.


(5) Chiffres donnés par Bagration lui-même, probablement minimisés comme c’était la coutume. Ses pertes devaient certainement dépasser 3 000 hommes. Dans le 26e bulletin de la Grande Armée qui relate la bataille, Napoléon indique 2 000 prisonniers russes et 2 000 hommes restés sur le champ de bataille. Les Français ont perdu 1 200 hommes environ, dont la moitié appartenait aux grenadiers d’Oudinot. Bagration a emmené 53 prisonniers, dont le chef de bataillon Horiot était l’officier le plus gradé.


(6) Après Austerlitz, la liste des unités est amputée de tous les corps ayant perdu des drapeaux dans cette bataille. Finalement, seuls les hussards de Pavlograd, les dragons de Tchernigov, les grenadiers de Kiev et les Cosaques reçoivent les insignes de Saint-Georges. L’inscription sur le tissu porte : « Pour les exploits à Schöngraben [sic], le 4 novembre 1805 ; dans cette bataille, un corps de 5 000 hommes affronta l’ennemi fort de 30 000 hommes. » La date y est indiquée en ancien style, en vigueur en Russie jusqu’au xxe siècle.


Une vision d’horreur

Auguste Petiet, aide de camp du maréchal Soult, décrit une scène apocalyptique : « La nuit la plus noire couvre la terre. Le village entier est en feu et présente à la fois le plus beau et le plus déplorable spectacle. Les chaumières tombent dans des torrents de flammes, les gerbes amoncelées dans les granges servent d’aliment rapide à l’incendie qui augmente graduellement. » Il y revient après la bataille : « L’incendie n’avait laissé intactes que l’église et la maison du curé ainsi que deux ou trois chaumières situées à l’autre extrémité de Schöngrabern et qui servirent d’ambulance pour nos blessés. Le vénérable ecclésiastique chez lequel nous nous reposâmes n’avait pas un instant quitté cette scène d’horreur. Il nous dit que plus de trois cents habitants avaient perdu la vie ; que la plupart, au commencement du combat, effrayés du bruit du canon, s’étaient enfermés avec soin après être descendus dans leurs caves où ils n’avaient pas tardé à être écrasés et consumés. » Fantin des Odoards se souvient d’une « longue file d’habitants chassés par le feu des caves où ils s’étaient réfugiés, de femmes éplorées chargées de leurs enfants, de vieillards se traînant avec peine et jetant un douloureux regard vers leur toit embrasé ». Petiet note que Schöngrabern « est composé de deux mots qui signifient beau tombeau. Il mérita, alors, le funeste nom qu’il portait. »


Bibliographie

Marius Bourgue, Historique du 3e régiment d’infanterie, ex-Piémont, 1589-1891, Paris-Limoges, Henri Charles-Lavauzelle, 1894. I Scott Bowden, Napoleon and Austerlitz, Chicago, The Emperor’s Press, 1997. I Mikhaïlovski-Danilevski, Relation de la campagne de 1805, Paris, J. Dumaine, 1846.



Mi-novembre 1805, la situation de l’armée russe, venue aider les Autrichiens dans leur lutte contre Napoléon, n’est guère brillante. En pleine retraite, elle se voit obligée de sacrifier son arrière-garde pour gagner au moins une journée de marche. Les Français pensent n’en faire qu’une bouchée, mais c’est compter sans la vaillance et la fermeté de son chef, le charismatique prince Bagration.

Natalia Griffon de Pleineville / historienne


Le 20 octobre 1805, une grande partie des troupes autrichiennes, encerclées par la Grande Armée, capitulent à Ulm. Cette reddition met dans l’embarras l’armée russe, commandée par le vieux général Mikhaïl Koutouzov, qui marche à leur secours. Faisant demi-tour, les Russes battent précipitamment en retraite. Mettant le Danube entre eux et les Français qui les talonnent, les hommes de Koutouzov livrent un combat acharné à Dürrenstein (Krems), sur la rive gauche, au corps isolé du maréchal Édouard Mortier. La prise des ponts de Vienne sans coup férir par les maréchaux de Napoléon permet à la Grande Armée de passer le fleuve. Cet événement incite Koutouzov à évacuer Krems et à se porter vers le nord-est, sur Brünn et Olmütz, où doivent arriver des renforts. Son armée est accompagnée d’une longue file de convois. Pour couvrir son mouvement et gagner du temps, le commandant en chef envoie une forte arrière-garde vers la ville de Hollabrunn, qui se trouve au carrefour des routes de Krems, en mauvais état, et de Vienne, beaucoup plus praticable. Conscient du danger couru par ce détachement, Koutouzov écrira par la suite à Alexandre Ier que son anéantissement paraissait inévitable, du fait de sa proximité des avant-postes français et de la fatigue extrême des combattants à la suite des marches forcées et des bivouacs.


À malin, malin et demi

Piétinant péniblement sur des sentiers détrempés, le ventre vide, les soldats du tsar atteignent Hollabrunn au matin du 15 novembre, à l’instant même où l’avant-garde de la Grande Armée s’en approche par le côté opposé. C’est le bouillant Joachim Murat qui la dirige. L’armée de Koutouzov se retrouve en grand danger, car la « manœuvre sur Hollabrunn », conçue par Napoléon, a pour but de la déborder de manière à lui couper la route de Brünn. Cette opération ne peut réussir que grâce à une action combinée de plusieurs maréchaux. Murat, Lannes et Soult avancent depuis Vienne. Ils sont censés être épaulés par Bernadotte, dont le corps d’armée doit franchir le Danube et menacer l’ennemi par l’ouest, avec le soutien des troupes bien diminuées de Mortier. Cependant, Bernadotte tarde à exécuter les ordres reçus, au grand dam de Napoléon. De ce fait, les Russes ne sont menacés pour l’heure que par les corps français arrivant par le sud.


L’homme qui commande l’arrière-garde russe n’est pas un novice. Le major-général prince Petr Bagration, d’origine géorgienne, s’est forgé une solide réputation lors des campagnes en Italie et en Suisse sous les ordres du célèbre généralissime Alexandre Souvorov et a beaucoup appris à son école. C’est un grand gaillard au regard d’aigle, d’une bravoure à toute épreuve, adoré par ses subordonnés. Il a accepté sans hésiter la mission suicidaire que lui a confiée le commandant en chef : retarder les Français coûte que coûte. Au moment de prendre congé de Bagration, Koutouzov a fait sur son front le signe de la croix, comme sur un condamné à mort.

Le terrain autour de Hollabrunn n’étant pas favorable pour la défense, le détachement se replie à quelques kilomètres au nord-ouest. Lors d’une reconnaissance, le prince repère, à quelques centaines de mètres au nord du village de Schöngrabern, derrière un ruisseau, une ondulation de terrain qui constitue une bonne position pour l’artillerie. Sa première ligne, disposée au milieu des vignes qui offrent une protection contre la nombreuse cavalerie de Murat, comprend les Cosaques et les chasseurs à pied, sous les ordres du général Karl Oulanious. À 1 km en arrière, sa seconde ligne prend pied sur une succession de hauteurs, avec les canons au centre et la cavalerie sur les flancs.

Le 15 novembre, ce sont les cavaliers de Murat et les grenadiers d’élite du général Oudinot, avec lesquels marche Jean Lannes en personne, qui forment le fer de lance. Le reste du 5e corps se trouve un peu en arrière, suivi par le 4e corps de Soult. En tête chevauche un détachement de cavalerie légère, créé ad hoc et conduit par le général Horace Sébastiani. Celui-ci tombe à Hollabrunn sur six escadrons de hussards et une poignée de fantassins autrichiens qui accompagnent les Russes. Leur chef, le général Johann von Nostitz, se replie prudemment devant les hussards et les chasseurs à cheval français. C’est alors que Murat, qui pense avoir toute l’armée du tsar devant lui, envoie un officier de son état-major proposer un cessez-le-feu et faire traîner les choses pendant que les corps de Lannes et de Soult rejoindraient l’avant-garde.


Le Français débite à Bagration une fable inventée par son supérieur : un armistice ayant été conclu avec les Autrichiens, la paix ne pourrait pas tarder. Le prince n’y accorde aucune foi, mais décide d’en informer Koutouzov. Alexandre-Louis Andrault de Langeron, émigré français au service de la Russie, affirme : « Murat osa proposer d’abord à Bagration de mettre bas les armes. Cette proposition rejetée avec indignation, il se borna ensuite à demander que les Russes se retirassent. Bagration prétexta la nécessité de prendre sur cela les ordres de Koutouzov. » Le vieux commandant en chef, rompu à la diplomatie, comprend aussitôt l’avantage qu’il pourrait en tirer. Son armée ayant besoin de s’éloigner le plus possible, il expédie au beau-frère de Napoléon deux généraux, aides de camp du tsar, Wintzingerode et Dolgouroukov. Affichant une grande arrogance qui choque le général Belliard, chef de l’état-major de Murat, mais pas celui-ci, ils parviennent à endormir la vigilance du maréchal, en le flattant fort à propos, et obtiennent un cessez-le-feu, sur l’assurance que des plénipotentiaires négocient déjà les conditions de la paix à Vienne. En attendant la ratification du document par Napoléon, les adversaires conviennent de ne pas bouger de leurs positions et de se prévenir quatre heures avant de recommencer les hostilités. Content de lui, Murat plastronne dans son rapport : « On m’a annoncé M. de Wintzingerode. Je l’ai reçu ; il a demandé à capituler [sic]. J’ai cru devoir accepter ses propositions, sauf l’approbation de Votre Majesté. Voici à peu près les conditions : je consens à ne plus poursuivre l’armée russe, à condition qu’elle quittera sur-le-champ et à marches d’étapes les États de la monarchie autrichienne. Les armées resteront en présence jusqu’à l’approbation de Votre Majesté, et en cas de non-acceptation, on se préviendra quatre heures d’avance. »


Alors que les régiments français rongent leur frein à quelques centaines de mètres du détachement de Bagration, qui forme un rideau masquant le gros de l’armée russe, Koutouzov fait accélérer sa marche, bien déterminé à n’accepter aucun armistice, encore moins une capitulation. Pendant ce temps-là, les soldats de l’arrière-garde se mélangent avec les Français dans les caves remplies de tonneaux de vin, tandis que le prince rend une visite de courtoisie à Murat. Il discute, pose des questions, surtout à Lannes dont la réputation a traversé les frontières. Ce dernier, nullement impressionné, déclare brusquement à Bagration que, s’il avait été seul, ils seraient en ce moment occupés à se battre, au lieu d’échanger des compliments. Les officiers français partagent l’euphorie du beau-frère de l’Empereur et se mettent à rêver d’un prompt retour à Paris.


Napoléon entre dans une terrible colère en apprenant la faute commise par Murat. Il le tance vertement dans une lettre dictée le 16 novembre à 8 h du matin : « Mon cousin, il m’est impossible de trouver des termes pour vous exprimer mon mécontentement. Vous ne commandez que mon avant-garde et vous n’avez point le droit de faire d’armistice sans mon ordre ; vous me faites perdre le fruit d’une campagne. » Après lui avoir annoncé que seul l’empereur Alexandre avait le droit de signer des conventions, que ce n’était qu’une ruse destinée à se jouer de lui, Napoléon ordonne au maréchal de rompre l’armistice et d’attaquer l’ennemi sur-le-champ : « Marchez et détruisez l’armée russe ; vous êtes en position de prendre tous ses bagages et son artillerie. »


Un combat acharné

En dépit du calme apparent, Bagration demeure inquiet et s’attend à être attaqué d’un moment à l’autre. Il n’a sous ses ordres que 7 000 hommes : quatorze bataillons d’infanterie, quinze escadrons de dragons et de hussards, tous en sous-effectifs, deux régiments de Cosaques et douze pièces d’artillerie. Le comte von Nostitz, prenant pour argent comptant l’assurance de Murat sur la signature d’un armistice entre Français et Autrichiens, s’en est allé avec ses hommes. Seul un petit contingent du prince Friedrich von Hohenlohe, refusant de partir, reste avec les Russes.


La missive de Napoléon, apportée par son aide de camp Jean Lemarois, atteint son destinataire vers midi, selon les écrivains français. Honteux d’avoir été dupé, Murat décide de prendre le taureau par les cornes. En fin d’après-midi, il ordonne de commencer la bataille, avec l’objectif de balayer le détachement russe avant de se lancer à la poursuite de l’armée de Koutouzov. Lannes aurait poussé le scrupule jusqu’à prévenir Bagration, à 13 h, que l’armistice était rompu et que les hostilités allaient recommencer dans quatre heures, comme prévu par la convention. Cependant, l’historien Oleg Sokolov met en doute cette version ; se basant sur les souvenirs de quelques témoins et sur la distance entre le palais de Schönbrunn à Vienne, où réside Napoléon, et Hollabrunn (environ 60 km), il affirme que Murat a attaqué les Russes dès la réception de la lettre impériale, aussitôt après les avoir prévenus de la rupture de l’armistice (1). Plus prudent, Jean de Dieu Soult essaie de raisonner son collègue et lui suggère d’attendre le lendemain, puisqu’il ne reste pas assez de jour pour espérer remporter un grand succès, mais le beau-frère de l’Empereur, se reprochant sa crédulité, craint que les Russes ne se retirent tranquillement durant la nuit.


Le dispositif français s’articule autour de Schöngrabern. Les vignes présentant un sérieux obstacle pour l’avance de l’artillerie, celle des 4e et 5e corps est réunie en une grande batterie au nord du village, à 800 m de la première ligne de l’ennemi. La division Legrand du corps de Soult avance à gauche, la division Suchet du corps de Lannes à droite. Les grenadiers d’Oudinot sont au sud du village ; derrière eux, se tient la réserve : les formidables divisions de dragons (Walther) et de cuirassiers (Nansouty et d’Hautpoul), ainsi que la division Vandamme du 4e corps. Au total, Murat dispose de quelque 35 000 hommes.


La bataille se déclenche vers 16 heures, dans le crépuscule naissant. L’artillerie française ouvre la canonnade, contre-battue par la batterie ennemie qui tire par-dessus la première ligne. Les obus tirés par les licornes (2) russes mettent le feu au village de Schöngrabern. Une demi-heure plus tard, les fantassins français montent à l’attaque à travers les vignes. Bagration n’attend pas le choc et fait replier sa première ligne jusqu’à la seconde, comme il l’a bien prévu. Son aile gauche représente un point vulnérable, puisque le général Alexeï Sélékhov a autorisé les corvées de bois et d’eau ; les hommes partis ne seront pas de retour pour la bataille et plusieurs d’entre eux tomberont aux mains des Français.


Les dix bataillons des grenadiers de la réserve sont les premiers à aborder les soldats du tsar. Ils sont conduits par l’intrépide général Nicolas-Charles Oudinot, un vétéran à plus de vingt blessures – il en recevra beaucoup d’autres dans les années à venir. Tandis qu’une partie des canons russes continuent leur duel avec les bouches à feu françaises, action immortalisée par Léon Tolstoï dans Guerre et Paix, quatre d’entre eux arrosent les grenadiers de projectiles. Ceux-ci poursuivent leur avance et portent la confusion dans les rangs des mousquetaires, inexpérimentés et souffrant de la soif. Oudinot tente de consolider son succès en enveloppant ses adversaires par les flancs, mais les Russes tiennent ferme et engagent un féroce combat corps à corps. D’Héralde raconte : « On se battit dans les rues à la baïonnette. Il faisait presque nuit, un grand vent qui portait un peu de neige nous souffla en face et nous fit entendre les cris des combattants se trouvant dans le village : c’étaient les grenadiers réunis. » Les dragons du général Frédéric-Henri Walther abordent l’infanterie ennemie qui leur barre le chemin. Sur un terrain ouvert, les hussards russes (3) s’affrontent avec les cavaliers légers de Sébastiani. Aussi bien Lannes que Bagration jettent davantage de soldats dans la fournaise ; aux échanges de tirs à brûle-pourpoint succèdent les charges et les contre-charges à la baïonnette. Le 40e de ligne (division Suchet) aurait perdu un drapeau bataillonnaire et son aigle (4). En revanche, la grosse cavalerie n’a pas donné, comme il ressort du journal de marche du colonel du 10e cuirassiers Pierre-François Lataye : « La division n’a pu rien faire ; elle resta pendant tout le temps dans la plaine, à gauche de la route et à très petite distance du feu. »


Le lieutenant Sibelet du 11e chasseurs à cheval affirme que les fantassins du tsar ont eu recours à une ruse très courante à l’époque : « Étant passé[s] de l’autre côté de la route pour chercher à poursuivre les ennemis qui étaient dans le cas de résister, nous trouvâmes, en chargeant en fourrageurs et à tâtons, quelques soldats russes par groupes de dix à douze. À notre approche, ils se jetaient par terre ayant leurs fusils à côté d’eux et, à notre passage, ils nous paraissaient être du nombre des morts, mais, à peine les avions-nous dépassés, qu’ils se relevaient et faisaient feu sur nous par-derrière. Instruits de cette manœuvre, nous tournâmes bride : les soldats qui avaient tiré se couchèrent de nouveau, mais ils furent tous percés de coups de pointe de sabre dans le dos, on peut dire comme des crapauds. »


La nature du terrain, parsemé de ravins, empêche les maréchaux d’engager toutes leurs forces. Les tisons et les étincelles menacent d’une explosion les caissons de munitions. La grande lumière répandue par l’incendie éclaire la position française aux yeux des Russes, tandis que le vent qui chasse de gros nuages d’une épaisse fumée empêche parfois les hommes de Murat de distinguer les mouvements de leurs adversaires. Ses fantassins, cavaliers et artilleurs, obligés de contourner Schöngrabern en flammes à travers les ravins, perdent beaucoup de temps. Le lieutenant d’artillerie Octave Levavasseur entreprend de passer par le village, malgré le danger : « Je me lance au galop dans la rue en feu. Après mille obstacles où mon coffret risquait de sauter, je parviens hors de la ville. Je continue à courir deux cents pas en avant ; j’aperçois l’ennemi sur la droite ; je veux me tourner pour me mettre en batterie sur la route : une décharge de l’artillerie autrichienne [sic] renverse mes canonniers, en met six hors de combat et brise ma pièce que je suis forcé d’abandonner. »


Estimant enfin que la bataille a assez duré contre des adversaires numériquement supérieurs, Bagration ordonne la retraite vers le nord. Il l’effectue en ordre, comme sur un champ d’exercice, se retournant sans cesse pour montrer les dents à ses poursuivants et les tenir en échec. Les Russes éprouvent quelques difficultés au passage d’un profond fossé en arrière de leur position. Pour sa part, le 4e corps progresse très lentement du fait de la densité des vignes, de telle sorte que seule la division Legrand en vient aux mains avec les hommes de Bagration. Soult raconte dans son rapport que l’une des deux colonnes de cette division « arriva sur l’ennemi l’arme au bras », ne commençant son feu que lorsque le flanc des Russes était déjà entièrement débordé et le village de Grund, situé derrière la ligne ennemie, tourné. Claude Legrand déploie alors ses deux brigades ; laissant celle de Levasseur en réserve, il marche avec celle du centre, « composée du 3e régiment, pour attaquer l’ennemi qui tenait encore en tête du village. Les Russes avaient garni toutes les maisons de Grund d’une partie de leur infanterie ; et, à mesure que la colonne avançait, le général Legrand devait faire emporter ces espèces de retranchements avant de s’engager jusqu’à l’extrémité du village, sans quoi il eût perdu beaucoup de monde. Parvenu aux deux tiers de ce défilé, le 3e de ligne se trouva attaqué par toute la colonne russe, que la division de grenadiers poussait de front. »


Un combat acharné se déroule autour de l’aigle du 3e de ligne. Le chef de bataillon Paul-Marie Horiot, blessé de trois coups de baïonnette, se retrouve prisonnier. Le sous-officier porte-drapeau est abattu ; trois fourriers viennent tour à tour le remplacer, mais ils tombent tous grièvement blessés. Les Russes sont sur le point d’emporter la précieuse enseigne, lorsque le fourrier Daigrond s’élance, s’en empare et, sans reculer d’un seul pas, manie la hampe à la manière d’un bâton, assommant tous ceux qui essaient de la lui arracher, avant d’être dégagé par ses camarades. Il sera promu sergent-major et fait chevalier de la Légion d’honneur en mars 1806.


Des mêlées nocturnes

Après le passage du village de Guntersdorf, les attaques françaises deviennent de plus en plus désordonnées, comme le rapporte le Journal de la division Oudinot : « L’obscurité de la nuit vint jeter la confusion parmi les combattants : dès lors, les meilleures dispositions échouent ; on se bat avec hésitation, craignant de tirer sur les siens, on marche au hasard. » Chaque chef de bataillon ou d’escadron agit d’après sa propre inspiration ; toute unité de commandement devient impossible. Sibelet parle d’un désordre extrême, les soldats tirant les uns sur les autres : « Des bataillons et des escadrons français se trouvaient dans le milieu des Russes, et les Russes dans le milieu des Français ; nos canons tiraient sur nous et les canons russes tiraient sur les Russes. C’était vraiment une confusion complète. » Le capitaine Louis-Florimond Fantin des Odoards, des grenadiers d’Oudinot, jugera le lendemain, « au mélange des cadavres et des blessés vêtus de bleu et de vert », que le combat a été extrêmement rapproché « et tel qu’on n’en voit guère depuis que la poudre a donné aux hommes l’art de se tuer sans s’aborder », mais aussi que « très malheureusement, pendant l’action, des Français avaient été opposés à d’autres Français, et s’étaient entretués, pensant, dans les ténèbres, avoir affaire à l’ennemi ; erreur déplorable qui n’est que trop commune dans les combats de nuit ».


Des mêlées sanglantes à la baïonnette se déroulent durant la soirée. La voix des chefs est étouffée par les coups de canon et la fusillade, les hurlements des blessés écrasés par les chevaux. Oudinot a la cuisse droite traversée d’une balle, partie d’une fenêtre, et perd beaucoup de sang, mais il en faut davantage pour qu’il quitte les rangs des combattants. Le massacre ne cesse que vers 23 h, lorsque les régiments français s’arrêtent enfin, incapables d’organiser la poursuite dans une obscurité totale.


Soult relate dans son rapport : « Les rues de Grund, les cours des maisons, les écuries, les jardins, tout cet espace resta jonché de leurs cadavres. Un très grand nombre fut blessé ; le restant était entièrement pris, quand l’ennemi, profitant de l’obscurité de la nuit, mit en tête d’une colonne qu’il était parvenu à former plusieurs des siens qui parlaient français et une vingtaine de prisonniers qu’il nous avait faits. Marchant ainsi à la portée de la colonne commandée par le général Levasseur, il cria : “Cessez le feu ! C’est sur vos propres gens que vous tirez !” Cette ruse réussit, et il parvint à sauver 7 à 800 hommes. Le général Legrand ne conserva que 500 prisonniers et 300 blessés, confondus avec les morts. » La plupart des officiers russes parlant parfaitement le français, cette ruse est employée plus d’une fois durant cette nuit-là.


Dans leur retraite, les Russes abandonnent huit pièces d’artillerie complètement démontées, que les Français ne découvrent qu’en plein jour. Les canons français capturés par l’ennemi ont aussi été abandonnés. Le froid fait périr plusieurs blessés ; si l’on en croit Sibelet, « les morts étaient gelés raide sur la terre. Plusieurs avaient fait comme les renards. En grattant, ils s’étaient fait des terriers pour s’enterrer. » Le colonel du 26e léger François-René Cailloux dit Pouget se souvenait : « Nous bivouaquâmes sur le terrain par une nuit très belle mais très froide ; il gela à six ou sept degrés. Les carabiniers du 1er bataillon me préparèrent un bivouac sur des corps russes tués en les rapprochant très près les uns des autres, face contre terre, sur lesquels ils étendirent du foin. »


Une phalange de héros

Les témoins français sont unanimes dans leurs louanges. Le capitaine Pierre de Pelleport, de la division Legrand, écrit : « Le prince Bagration montra une grande résolution soutenue par un grand courage, et ses soldats furent admirables. » Fantin des Odoards est enthousiaste : « Il [Bagration] a, par une ruse habile, gagné le temps dont il avait besoin ; ses troupes attaquées par des forces supérieures se sont vaillamment comportées, et il a su ensuite si bien nous échapper que nous n’avons pu le rejoindre, et que, dans sa marche précipitée, il ne nous a abandonné ni artillerie ni bagages. Je commence à penser qu’il y a plus de gloire à battre des Russes que des Autrichiens. » D’Héralde lui fait écho : « Ce combat meurtrier pour les deux partis, mais surtout pour les Russes, fut, au dire des connaisseurs, très mal dirigé par celui qui nous commandait, Murat ; il donna à nos soldats et à nos chefs une haute idée de la valeur de nos ennemis et surtout de leur ténacité à ne pas vouloir se rendre. On comprit là qu’il était plus facile de les tuer que de les prendre. » Le lieutenant Alfred de Saint-Chamans, aide de camp de Soult, fait entendre le même son de cloche : « Les Russes se battirent, à mon avis, mieux que nous ; il est vrai que nous étions sous les ordres de Murat, le plus triste général en chef que j’aie jamais connu. » Les écrivains militaires autrichiens appellent le détachement de Bagration « une phalange de héros » (Heldenschaar).


Lors de ce « combat qui eût pu être qualifié de bataille », pour reprendre l’expression de Pouget, Bagration a contenu 16 000 Français avec 7 000 hommes (moins un régiment tenu en réserve et qui n’a pas combattu) pendant plusieurs heures, au prix de 768 tués, 737 blessés laissés sur place, 711 égarés (ou pris), auxquels s’ajoutent quelque 200 blessés restés dans leurs unités (5). Les contemporains comparent cet affrontement à l’immortel exploit des Spartiates du roi Léonidas aux Thermopyles. Il a fait gagner deux marches à l’armée de Koutouzov, suffisamment pour arriver à Brünn sans être inquiétée. Ce fait d’armes exceptionnel vaut à Bagration l’ordre de Saint-Georges de 2e classe (en « sautant » les 4e et 3e classes), décoration très prestigieuse, la croix de commandeur de l’ordre autrichien de Marie-Thérèse et le grade de lieutenant-général. Le 18 novembre, toute l’armée accueille les survivants par des hourras répétés. Koutouzov embrasse le prince avec effusion et le remercie chaleureusement, déclarant qu’il n’a pas l’intention de lui demander des comptes sur les pertes subies, car il lui suffit de le voir revenir vivant.


Cette bataille, connue dans la littérature sous le double nom de Hollabrunn chez les Français et Schöngrabern chez les Russes (avec l’orthographe « Schöngraben »), sera par la suite enveloppée de légendes, notamment en ce qui concerne les effectifs engagés. Koutouzov donnera corps à ces récits fantastiques en affirmant que Bagration s’est battu contre 30 000 adversaires avec seulement 6 000 hommes. Les régiments qui se sont distingués dans ce combat de géants se voient attribuer les étendards de Saint-Georges ou les trompettes d’argent (pour le 6e chasseurs à pied), récompenses collectives très importantes (6). Au cinéma, le combat de Hollabrunn est montré dans toute son ampleur dans l’épique Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk, ainsi que dans d’autres adaptations du chef-d’œuvre de Tolstoï.


Le sacrifice de l’arrière-garde de Bagration n’a pas été vain. Ayant gagné deux marches sur les Français, l’armée de Koutouzov arrive sans encombre à Olmütz, où l’attendent des renforts. Mais ce sont les Français qui ont le dernier mot de la guerre, le 2 décembre 1805, à Austerlitz.


(1) Dans son rapport, Bagration affirme avoir été informé de la rupture de la convention quelques minutes avant le déclenchement de la canonnade française. Le chirurgien Jean-Baptiste d’Héralde, du 5e corps, est formel : « Le soir un aide de camp de l’Empereur porta l’ordre au prince Murat de les attaquer vivement. J’étais au milieu d’une troupe d’officiers quand un parlementaire russe qui sortait de chez le prince passa au milieu de nous et nous dit, en nous saluant : “Messieurs, nous allons nous battre ; nous serons battus, mais nous emporterons votre estime.” En effet, dix minutes après, la fusillade et la canonnade s’engagèrent en même temps. » Il s’agit probablement de Wintzingerode, retenu dans le camp français et que l’Empereur traite de « polisson » dans sa lettre de remontrances à Murat. Bien des années plus tard, en 1812, ce général, fait prisonnier par les Français, manquera de peu d’être fusillé sur ordre de Napoléon : une vengeance tardive pour son rôle en 1805 ? Sur la capture de Wintzingerode, voir Napoléon 1er, n° 95, février, mars, avril 2020.


(2) Pièce d’artillerie russe qui combine les caractéristiques du canon et de l’obusier, ornée de représentations de cet animal fantastique.


(3) Nikolaï Rostov, l’un des principaux personnages du roman de Tolstoï, a pris part à cette charge dans les rangs du régiment des hussards de Pavlograd.


(4) Le rapport de Koutouzov parle d’un drapeau pris aux Français, mais il pourrait s’agir simplement d’un fanion des grenadiers d’Oudinot, sans valeur.


(5) Chiffres donnés par Bagration lui-même, probablement minimisés comme c’était la coutume. Ses pertes devaient certainement dépasser 3 000 hommes. Dans le 26e bulletin de la Grande Armée qui relate la bataille, Napoléon indique 2 000 prisonniers russes et 2 000 hommes restés sur le champ de bataille. Les Français ont perdu 1 200 hommes environ, dont la moitié appartenait aux grenadiers d’Oudinot. Bagration a emmené 53 prisonniers, dont le chef de bataillon Horiot était l’officier le plus gradé.


(6) Après Austerlitz, la liste des unités est amputée de tous les corps ayant perdu des drapeaux dans cette bataille. Finalement, seuls les hussards de Pavlograd, les dragons de Tchernigov, les grenadiers de Kiev et les Cosaques reçoivent les insignes de Saint-Georges. L’inscription sur le tissu porte : « Pour les exploits à Schöngraben [sic], le 4 novembre 1805 ; dans cette bataille, un corps de 5 000 hommes affronta l’ennemi fort de 30 000 hommes. » La date y est indiquée en ancien style, en vigueur en Russie jusqu’au xxe siècle.


Une vision d’horreur

Auguste Petiet, aide de camp du maréchal Soult, décrit une scène apocalyptique : « La nuit la plus noire couvre la terre. Le village entier est en feu et présente à la fois le plus beau et le plus déplorable spectacle. Les chaumières tombent dans des torrents de flammes, les gerbes amoncelées dans les granges servent d’aliment rapide à l’incendie qui augmente graduellement. » Il y revient après la bataille : « L’incendie n’avait laissé intactes que l’église et la maison du curé ainsi que deux ou trois chaumières situées à l’autre extrémité de Schöngrabern et qui servirent d’ambulance pour nos blessés. Le vénérable ecclésiastique chez lequel nous nous reposâmes n’avait pas un instant quitté cette scène d’horreur. Il nous dit que plus de trois cents habitants avaient perdu la vie ; que la plupart, au commencement du combat, effrayés du bruit du canon, s’étaient enfermés avec soin après être descendus dans leurs caves où ils n’avaient pas tardé à être écrasés et consumés. » Fantin des Odoards se souvient d’une « longue file d’habitants chassés par le feu des caves où ils s’étaient réfugiés, de femmes éplorées chargées de leurs enfants, de vieillards se traînant avec peine et jetant un douloureux regard vers leur toit embrasé ». Petiet note que Schöngrabern « est composé de deux mots qui signifient beau tombeau. Il mérita, alors, le funeste nom qu’il portait. »


Bibliographie

Marius Bourgue, Historique du 3e régiment d’infanterie, ex-Piémont, 1589-1891, Paris-Limoges, Henri Charles-Lavauzelle, 1894. I Scott Bowden, Napoleon and Austerlitz, Chicago, The Emperor’s Press, 1997. I Mikhaïlovski-Danilevski, Relation de la campagne de 1805, Paris, J. Dumaine, 1846.


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