Nul mieux que la duchesse d’Abrantès n’a connu aussi intimement Napoléon, ce qui lui a permis d’écrire d’une plume alerte dix volumes de Mémoires. À travers ses souvenirs, nous découvrons son témoignage sur l’enfant que fut le futur Empereur, sur le jeune écolier bouillonnant mais maladroit de Brienne, sur l’officier en pleine ascension, sur le souverain. Devenue madame Junot par son mariage, elle décrit la Cour et ceux qui la fréquentent mais aussi l’ambiance familiale qui règne à Malmaison.
Laure Permon est née à Montpellier le 6 novembre 1784. Son père y exerce la charge de receveur des finances. Sa mère, née Comnène, est issue d’une famille ancienne d’origine grecque, installée en Corse. Marie-Louise est une amie de Laetitia Bonaparte, ce qui fait dire à sa fille qu’« elle a vu Napoléon tout petit enfant, qu’elle l’a souvent porté dans ses bras ». Après avoir épousé un certain Permon, elle quitte la Corse pour le continent. Le couple aura trois enfants : Albert, Cécile et Laure.
L'humiliation
En 1786, la famille s’installe à Paris dans une maison située sur les quais de la Seine, à deux pas de l’hôtel de la Monnaie. À la demande de son amie Laetitia, madame Permon reçoit son fils Napoléon chaque fin de semaine au sortir de Brienne. Laure se rappelle que le soir, « après avoir dîné à notre table de famille, il se mettait devant le feu, les bras croisés sur sa poitrine, les jambes étendues devant la cheminée, il disait : “Signora Panoria, parlons de la Corse, parlons de la signora Laetitia”. »
La fillette a cinq ans lorsque la Révolution éclate. De ses fenêtres qui donnent sur le Louvre, elle voit les émeutes, la violence, le sang. La famille, connue pour son attachement au roi, quitte Paris pour se terrer en province où son père se meurt de chagrin.
En septembre 1795, la famille regagne Paris. Promu général, Bonaparte vient souvent rendre visite à la veuve Permon. « Son aspect extérieur, note Laure, a changé. Soigné de sa personne, il ne circule plus qu’en grand équipage. » Mais soudain la belle amitié qui lie Bonaparte à Marie-Louise Permon vole en éclat. Que s’est-il passé ? Laure explique que Bonaparte aurait demandé la main de sa mère. Stupéfaite, celle-ci aurait, pour toute réponse, éclaté en un fou rire irrépressible. Vexé, Bonaparte ne lui pardonnera jamais l’humiliation.
Un général républicain amoureux
Après avoir épousé Joséphine, Napoléon est nommé commandant en chef de l’armée d’Italie. Alors qu’il vole de victoire en victoire, Laetitia et ses enfants s’installent à Paris. Il ne se passe alors pas un jour sans que les familles Permon et Bonaparte ne se voient. Laure décrit Caroline comme étant une ravissante enfant, souvent rabrouée par ses sœurs aînées.
Le 21 septembre 1800, le général Junot pousse la porte du salon que tient madame Permon. Ce fier républicain s’est trompé de jour : il tombe dans une réunion d’émigrés tout justes rentrés. La maîtresse de maison lui fait avec tact les honneurs de son salon et l’embarras ne dure pas. Nommé commandant de Paris, le Premier consul l’a engagé à prendre femme et lui a conseillé de la choisir fortunée. On lui a parlé de Laure Permon et c’est précisément ce qui l’amène. La jeune fille lui convient. Il fait sa demande. Junot est un bon parti mais, honnête, Marie-Louise lui dit : « Mon cher général, il est de mon devoir de vous prévenir que ma fille n’a pas de fortune, sa dot sera bien faible et puis elle est si jeune. » Laure n’a pas encore seize ans. Junot doit obtenir l’agrément du Premier consul. Il vole jusqu’aux Tuileries et annonce: « – Mon général je vais me marier. – Et qui épouses-tu ? – Une personne que vous avez connue enfant, que vous aimez beaucoup… – Qui as-tu dit ? Mademoiselle Permon ? Ce n’est pas possible ! Loulou… »
Il lui fait remarquer que la famille est désargentée et qu’il aura une « terrible belle mère ». Junot plaide sa cause : il est amoureux. Le Premier consul accepte l’union. En cadeau de mariage, il met dans la corbeille une belle somme d’argent.
Les attentions du Premier consul
L’étiquette exige que la jeune femme soit présentée officiellement à la Cour des Tuileries. Laure n’a pas revu Bonaparte depuis la brouille qu’il a eue avec sa mère ; elle est émue, tremblante. Elle décrit les délicates attentions d’Eugène de Beauharnais, la bienveillance de Joséphine, la beauté d’Hortense et les paroles aimables de Bonaparte : « J’espère que nous nous verrons souvent, madame Junot. Mon intention est de former autour de moi une nombreuse famille composée de mes généraux et de leurs jeunes femmes. »
Invitée à Malmaison, Laure décrit un Napoléon enjoué, raconte ses fous rires quand il joue et triche aux barres et cette manie qu’il a de chanter son air favori d’une voix fausse : « Non, non, z’il est impossible / D’avoir un plus aimable enfant… » Un matin, alors que l’aube est à peine levée, une présence la tire de son sommeil. Elle ouvre un œil, croit rêver : face à elle, le Premier consul. « C’est bien moi, dit-il, pourquoi cet air étonné ? » Il ouvre son courrier, commente certaines lettres. Puis s’en va comme il est venu. Le lendemain, même scène. Entre ces murs, les secrets s’éventent vite. Junot se montre en mari jaloux et elle a peur que ses visites soient mal interprétées. Le troisième soir, Laure décide de fermer sa porte à clef. Cinq heures du matin, sa porte est forcée. Le Premier consul se tient dans l’embrasure. Il lâche, fâché : « Craignez-vous donc que l’on vous assassine ? »
Le lendemain, c’est jour de chasse. Le Premier consul l’invite à monter dans sa voiture et lance, sévère : « Vous vous croyez beaucoup d’esprit ? » Devant le silence de sa passagère, il ajoute, amère : « J’ai deviné la raison qui a provoqué cette démarche. Vous avez eu de moi une défiance que vous ne devez pas avoir. »
Le 8 janvier 1802, Laure accouche de son premier enfant. Celui que ses camarades prénomment le général « la Tempête » pour son courage ne supporte pas les cris de son épouse. Il court se réfugier aux Tuileries. Il paraît si bouleversé que Duroc l’introduit sans attendre dans le bureau du Premier consul qui le réconforte jusqu’à ce que la bonne nouvelle leur parvienne : c’est une fille. Joséphine sera la marraine, Napoléon le parrain.
À cette occasion, Bonaparte fait cadeau au couple d’un hôtel particulier situé tout à coté des Champs-Élysées où les invitations fastueuses vont se succéder.
L’ambassade au Portugal
Le 2 août 1802, la proclamation du Consulat à vie a reçu l’approbation générale des Français par référendum. Attaché aux principes républicain, Junot montre quelques réticences. « Approuvé par la France entière, ne dois-je donc trouver des censeurs que dans mes plus chers amis », fait amèrement remarquer Bonaparte. Malheureux d’avoir déplu à son idole, Junot tombe malade. Inquiet, Bonaparte se renseigne auprès de Laure qui ne lui cache pas que son mari a été blessé par ses paroles. Il y aura réconciliation. Mais suite au traité d’Amiens, quand Junot reçoit l’ordre d’arrêter tous les Anglais qui sont dans la capitale, il refuse d’appliquer une consigne qu’il juge inappropriée. Cette fois, Junot est destitué de son poste et envoyé à Arras où il a pour mission d’organiser le régiment d’élite des grenadiers. Sous son commandement, cela va devenir l’une des plus belles troupes de l’armée
Le 18 mai 1804, le Sénat proclame Napoléon Empereur. La France exulte, Junot rentre en grâce. La famille qui s’est agrandie d’une deuxième fille regagne Paris. Laure décrit les préparatifs, l’effervescence qui règne dans la capitale. Enfin, le charme inimitable de Joséphine à Notre-Dame, le trouble de Napoléon devant sa femme qui ne peut retenir ses larmes, « c’est, dit Laure, entre ces deux êtres une de ces minutes fugitives, uniques dans une vie… »
C’est à peine si le couple a le temps de gouter aux fêtes parisiennes qu’il doit repartir. L’Empereur a pour projet d’envoyer Junot comme ambassadeur au Portugal. Lors d’un entretien privé, Napoléon recommande à la nouvelle ambassadrice d’apporter, dans ses relations avec les femmes de la noblesse portugaise, « réserve et dignité ». Laure répond qu’elle fera de son mieux. « Je sais, je sais, mais vous êtes moqueuse, vous aimez raconter. » Et lorsque Laure prendra la plume, elle ne se privera pas de raconter ses expériences, et les anecdotes foisonnent.
Un an plus tard, Junot est rappelé en France. Il s’est bien acquitté de sa mission. Pour le récompenser, Napoléon le nomme gouverneur de Paris et engage « madame la Gouverneuse » à donner des fêtes destinées à éblouir les Parisiens, mais aussi les étrangers qui y séjournent.
Maîtresses et amant
La quatrième coalition s’effrite. La Prusse, alliée de l’Angleterre et de la Russie, lance un ultimatum. Napoléon repart en guerre. Resté à Paris, Junot est condamné à suivre les faits d’armes de loin. À Paris, deux femmes se préoccupent de leur avenir : qu’arriverait-il si l’Empereur venait à décéder ? Joséphine pense que son fils Eugène serait le mieux placé pour reprendre la succession tandis que Caroline, qui a épousé Murat, est persuadée que son mari serait le seul capable de prendre les rênes de la France. Caroline est d’une ambition démesurée. Pour arriver à ses fins, elle met Junot dans son lit. Il y a bien longtemps déjà que Laure se sait trompée par son mari. Non sans humour, elle appelle ses maîtresses « mes parentes » mais Caroline est une amie d’enfance et cela la bouleverse.
La paix de Tilsit signée, Napoléon convoque Junot. Au courant de sa liaison avec sa sœur, il s’en montre fâché. Junot est envoyé à Bordeaux où il doit prendre le commandement de l’armée de Gironde.
Le 24 novembre 1807, Laure donne naissance à un fils. Alors qu’à la tête de 30 000 hommes son mari marche sur le Portugal, le 26 novembre il s’empare de la ville d’Abrantés, puis il fait son entrée à Lisbonne. Il joue « au petit roi » et vit entouré de ses maîtresses. Laure se console dans les bras de l’ambassadeur d’Autriche en France, le futur chancelier Metternich.
Le 1er août, les armées françaises sont battues par les Anglais. Une négociation débouche sur la convention de Cintra. Furieux, Napoléon convoque celle qui désormais porte le titre de la duchesse d’Abrantès. Vent debout, celle-ci défend l’honneur de son mari. Ce ne sera pas la première ni la dernière confrontation avec l’Empereur, ce qui vaudra à Laure le surnom de « petite peste » et des récits enlevés sur ces tête-à-tête avec le maître du monde.
Le 1er novembre, Junot rentre à Paris. Son humeur est sombre. Instruit de la relation de sa femme avec Metternich, il est pris d’un accès de fureur. Le couple vacille. Junot reçoit l’ordre de partir pour l’Espagne. Pour faire taire les rumeurs qui courent sur son couple, Laure accompagne son mari. Elle laisse derrière elle ses enfants, sa famille, ses amis.
Rencontre avec un jeune écrivain
Le 10 février 1810, ils partent par un froid glacial. Laure découvre un paysage dévasté, jonché de cadavres. Enceinte de son quatrième enfant, c’est au milieu du cahot général qu’elle accouche. Après seize mois d’exil, elle regagne Paris. La Cour a bien changé. Joséphine répudiée, elle fait connaissance de l’Impératrice Marie-Louise. Déçue, elle la déclare sans esprit et physiquement dénuée de grâce. En revanche, l’Aiglon lui inspire de très belles pages sur l’amour qui lie l’Empereur à son fils.
La guerre contre la Russie est inéluctable. Junot demande à servir activement. Mais les prémices de la maladie se font sentir quand, à Valoutina, il contrevient aux ordres. Junot est défait de son commandement. Dès que l’Empereur regagne Paris, Laure se rend aux Tuileries pour, une fois encore, plaider la cause de son mari. C'est trop tard. En 1813, dans un dernier accès de folie, Junot se défenestre. Il laisse derrière lui une femme, quatre enfants et des dettes colossales. Poursuivie par les créanciers, Laure se réfugie à Versailles avec ses enfants. L’Empire défait, elle a la nostalgie des années de sa jeunesse.
En 1829, la duchesse rencontre Balzac qui veut tout savoir sur son héros. Elle a quarante ans, lui vingt-huit. Après des mois de confidences où Napoléon reste le centre de leur conversation, ils deviennent amants. La duchesse sait tant d’anecdotes passionnantes sur l’Empereur et sa Cour qu’il la pousse à écrire ses Mémoires. Il corrigera le premier volume. Pour sa part, Balzac rêve de devenir écrivain. La duchesse croit en son talent, elle va le soutenir dans ses projets et lui ouvrir les salons parisiens. Elle ne quittera plus jamais la plume.
Malgré une œuvre foisonnante qui trouve son public, elle meurt le 7 juin 1838 dans le plus grand dénuement, entourée de ses enfants et de ses proches. À son enterrement, Victor Hugo prend la parole pour faire l’éloge de celle qui reste à jamais une grande dame ainsi qu’un précieux témoin de l’Empire.
Un incroyable mari
Junot, issue de famille bourgeoise, est un jeune homme au caractère bouillonnant et quelque peu fantasque. Après des études de droit, il s’engage dans l’armée. C’est au siège de Toulon que sa destinée se noue. D’une folle témérité, il se fait remarquer par le général Bonaparte, qui dira de lui : « Il allait au feu comme au bal. » À partir de ce jour, une amitié indéfectible lie les deux hommes. Junot éprouve une telle admiration, un tel attachement pour son idole qu’à la moindre fâcherie, il tombe malade. Dans son sillage, Junot connaît la gloire. Mais jugé trop brouillon et peu fiable par Napoléon, il n’obtiendra jamais son bâton de maréchal. C’est une blessure d’amour propre dont le duc d’Abrantès ne se remettra pas. Après vingt-deux ans de service et dix-sept blessures, Junot se sent vaciller ; il se trouve en proie à de terribles colères. Il écrit à l’Empereur : « Moi qui suis tout à vous, eh bien cette guerre éternelle qu’il faut faire pour vous, je n’en veux plus ! Je veux la paix ! » Suivent plusieurs accès de folie. Et le 29 juillet 1813, Junot s'éteint, après s'être défenestré.
La rédaction des Mémoires
En 1825, la duchesse d’Abrantès rencontre Balzac qui lui suggère d’écrire ses Mémoires. Elle lui présente quelques chapitres. Aussitôt Balzac s’enthousiasme. La plume est alerte, le style élégant, parfois mordant. Le premier tome parait en 1831. Le succès est immédiat. C’est une vision féminine qu’elle donne de la grande épopée napoléonienne. Elle emmène son lecteur dans les coulisses de l’histoire et n’a pas son pareil pour mettre en scène une situation, nourrir un dialogue ou camper un personnage. Comme elle gagne de l’argent, les créanciers reviennent à la charge. En plus des dix-huit volumes de ses Mémoires, elle écrit plusieurs romans. Laure d’Abrantès se tue à la tâche. Un soir que madame Ancelot vient lui rendre visite, elle la trouve travaillant dans son lit, le visage fatigué. « Causons un moment, cela me fera du bien, puis je me remettrai à mon travail. J’ai besoin d’argent… » lui dit-elle. Les deux amies ne se reverront plus. La duchesse décède quelques semaines plus tard.
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