Napoléon et la Franc-maçonnerie, c’est la rencontre de deux grands mythes : celui du « sauveur » et celui de la société secrète. Favorable à l’institution, qu’il rend docile et dont il favorise l’essor, l’Empereur s’en sert pour étendre son influence et son contrôle sur l’Empire. A contrario, il fait d’elle l’un des piliers de son régime. Rares sont, en effet, les dignitaires impériaux qui n’ont pas été initiés.
À l’aube des bouleversements révolutionnaires qui bientôt agiteront la France, on compte près d’un millier de loges à travers tout le royaume vers 1770, divisées en deux obédiences, la Grande Loge dite « de Clermont » (du nom de son ancien Grand maître) et le Grand Orient, la plus importante (près de 700 loges dont 84 à Paris). Implantée dans la noblesse et la bourgeoisie la plus riche, la Franc-maçonnerie est entre les mains de dignitaires dont les comportements montrent le fossé qui peut séparer le libéralisme culturel manifesté par ces élites et le libéralisme politique prônant l’abolition de privilèges auxquels la plupart de ces francs-maçons restent attachés. S’ajoutent à cela les difficultés liées au décalage culturel existant entre la sociabilité révolutionnaire et la sociabilité maçonnique, fondée sur les pratiques du secret et de la cooptation, ce que condamnent les révolutionnaires.
Les temps difficiles de la Révolution
Ceci apparaît clairement dans la lettre de démission du Grand maître Philippe Égalité, rallié à la Révolution. Cousin de Louis XVI, dont il a voté la mort, le désormais ex-duc d’Orléans est depuis 1771 le Grand maître de la première Grande Loge de France (devenue le Grand Orient de France en 1773), sans qu’il prenne d’ailleurs une grande part à ses activités. Sa lettre, publiée dans le Journal de Paris du 22 février 1793, justifie sa conduite : « Comme je ne connois pas la manière dont le grand Orient est composé et que d’ailleurs je pense qu’il ne doit y avoir aucun mystère ni aucune assemblée secrète dans une république, surtout au commencement de son établissement, je ne veux plus me mêler en rien du Grand Orient, ni des assemblées de francs-maçons. »
L’ensommeillement sous la Révolution n’empêche pas le maintien d’une vie maçonnique qui doit tout à la détermination de ses adeptes. Dans les ateliers parisiens, par exemple, on peut souligner les initiatives d’Alexandre Roëttiers de Montaleau (ancien vénérable des Amis réunis et futur directeur de la Monnaie de Paris) qui fonde, au péril de sa vie, le Centre des Amis réunis, atelier dans lequel se replie une vie clandestine à partir de 1793. La plupart de ses éléments proviennent de l’ancienne loge Guillaume-Tell, composée d’officiers des Gardes suisses massacrés lors de la journée du 10 août 1792. La loge accepte même d’initier le général Willot, contre-révolutionnaire déclaré. En province, cette détermination des francs-maçons est parfaitement symbolisée par l’ancien vénérable de la loge havraise La Fidélité, le négociant Jean-Baptiste Allègre, qui n’hésite pas à créer, après son arrestation en l’an II, une loge carcérale ! Les loges de Toulouse qui, en 1793, font encore dire la messe pour la Saint-Jean, croient pouvoir se constituer en « loges républicaines de France » avant que les représentants en mission ordonnent leur fermeture. Souvent, les locaux sont occupés et pillés, les archives dispersées ou brûlées par des maçons eux-mêmes, mus par la crainte de dénonciations.
La Révolution a durablement modifié la Franc-maçonnerie. La première transformation concerne le rapport qui relie les loges au politique et on le constate dans le cadre de la maçonnerie impériale. Les mutations concernent aussi les comportements religieux. Dans une France acquise à l’expression de la diversité religieuse, les pratiques maçonniques se caractérisent par la neutralisation religieuse du temple. Enfin, la Révolution a accéléré les transformations du geste philanthropique maçonnique, mission première des loges. En ouvrant sous le Consulat et l’Empire les portes du temple à des initiés qui se sont fortement impliqués dans une philanthropie révolutionnaire marquée par l’utilité sociale (les bureaux de charité par exemple), les francs-maçons peuvent alors s’engager dans les mouvements d’éducation populaire et contribuer à consolider l’identité libérale de la Franc-maçonnerie française.
Les liens maçonniques de Bonaparte
En Corse, le « Babbu di a Patria », Pascal Paoli, qui a été longtemps un ami de la famille Bonaparte, est un grand franc-maçon. Au sein du clan, Charles, le père de Napoléon, a été initié. Plus tard, ce seront les quatre frères du futur Empereur (Joseph, Lucien, Louis, Jérôme) ainsi qu’une de ses sœurs (Caroline) qui le seront. Envoyé en garnison à Valence, le lieutenant Bonaparte se lie d’amitié avec le jeune Aurel, fils d’un libraire qui est une grande figure maçonnique de la ville.
Après ses retentissants succès militaires en Italie, le général Bonaparte, qui n’a pas encore trente ans, a besoin de relais dans le monde politique parisien. Sa rencontre avec Rose (future Joséphine) se révèle ainsi déterminante. Intime de Barras, l’homme fort du Directoire, la veuve du général Beauharnais est également proche de la Franc-maçonnerie (son défunt époux était initié) et elle bénéficie d’un très puissant réseau d’influence qu’elle sait parfaitement utiliser puisque sa correspondance montre que la plupart de ses lettres sont des lettres de recommandations.
Désormais au cœur de la maçonnerie, Bonaparte va resserrer ses liens, notamment à partir de l’expédition d’Égypte, pays ô combien fascinant pour les initiés. Ce sont souvent d’illustres savants qui sont très nombreux à l’accompagner. Il est évident que pour ces esprits cultivés, pétris d’encyclopédisme, des idées des Lumières, aller en Orient est un voyage initiatique. C’est se rendre à l’endroit où les Lumières qui éclairent la maçonnerie sont nées, où la civilisation, telle qu’elle est comprise dans la société du xviiie siècle, est apparue. Pour reprendre les mots d’Emmanuel Pierrat, historien de la Franc-maçonnerie, « les Pyramides – que vont découvrir les maçons de l’expédition – représentent pour eux le sommet de l’architecture, une prouesse technique que personne ne s’explique à la fin du xviiie siècle, la source du savoir, de la science et de l’idée de la Lumière qui permet d’irriguer le monde. Le tout se passant vers l’Orient en direction du soleil levant qui est a priori le symbolisme maçonnique par excellence. » C’est à la suite de cette campagne qu’une véritable égyptomanie naît en France.
Enfin, prémices de ce qui se développera partout dans l’Europe napoléonienne, les membre de l’expédition apportent la maçonnerie sur les rives du Nil : le général Kléber fonde la loge Isis au Caire, loge ouverte aux étrangers (dont Bonaparte aurait été le co-fondateur?), tandis que les maçons Gaspard Monge et Dominique Vivant Denon comptent parmi les savants qui feront de cet échec militaire un succès scientifique que Bonaparte saura exploiter dès son retour en France en 1799.
Un âge d’or impérial ?
Le coup d’État des 18 et 19 brumaire an viii (9-10 novembre 1799), qui voit Bonaparte prendre le pouvoir, est qualifié de « quasi maçonnique » par Jean Tulard. En effet, tant dans l’entourage du nouvel homme fort de la France que parmi les membres du conseil des Cinq-Cents (l’une des assemblées du Directoire), nombreux sont les maçons qui souhaitent l’arrivée d’un « homme providentiel ». Ces derniers jouent un rôle déterminant lors de ces journées décisives, comme Cambacérès, Lucien Bonaparte ou le général Murat. Sans doute y a-t-il des opposants parmi eux. L’un des plus vindicatifs est Michel Louis Talot, député aux Cinq-Cents et initié depuis peu. Le 19 brumaire, il n’hésite pas à exhorter ses collègues à la résistance en s’écriant que « Bonaparte n’a pas le droit de pénétrer dans cette enceinte sans y être mandé ». Il sera emprisonné à la Conciergerie puis au Temple avant d’être libéré en 1801.
Devenu Premier consul, Bonaparte est parfaitement conscient de la dette qu’il vient de contracter à l’égard de la Franc-maçonnerie qui va alors connaître son premier âge d’or. À un réseau parfaitement maillé, il faut encore ajouter les loges militaires (environ 90 ateliers régimentaires recensés). Ces dernières jouent un rôle très important tout au long du Consulat et de l’Empire car Napoléon, qui doit mener nombre de campagnes, voit dans la maçonnerie un puissant moyen de cohésion pour l’armée et un outil au service de ses ambitions européennes. Ainsi, les maçons représentent le quart de l’encadrement de l’infanterie de ligne. Près de trois cent cinquante généraux sont initiés ainsi que quatorze des dix-huit maréchaux (Brune, Kellermann, Lannes, Sérurier, Soult...). Partout où l’armée française triomphe et dans les royaumes dirigés par des Napoléonides (Espagne, Hollande, Naples, Westphalie...), des loges voient le jour. On estime à deux cents le nombre de loges créées à l’étranger par les Français qui rencontrèrent des milliers de maçons, y compris parmi les vaincus ou parmi leurs futurs vainqueurs. Par exemple, lors de la campagne de Russie en 1812, officiers et soldats français sont secourus par leurs « frères » russes lors de la retraite. Les officiers du tsar, d’origine noble, sont souvent des maçons dont les membres se devaient mutuellement assistance et secours. Montrer le signe de détresse maçonnique pouvait sauver la vie de celui qui se trouvait être un initié dans l’armée d’en face. Pour l’anecdote, à la bataille de Waterloo, le maréchal Ney et le général Cambronne sont battus par le duc de Wellington et Blücher, également maçons. D’autres adversaires notables de Napoléon Ier ont été initiés comme l’Anglais Nelson, le Russe Koutouzov ou le « transfuge » Moreau. Désormais insérés dans les rouages de l’armée et de l’empire napoléonien, les francs-maçons peuvent se réunir en tout quiétude.
Les francs-maçons dans l’œuvre civile
Arrivé au pouvoir, Bonaparte affiche sa volonté de mettre un terme aux divisions nées de la Révolution et de mieux encadrer la société. Pour cela, il s’appuie sur deux maçons de longue date, Jean-Jacques Régis de Cambacérès et Charles François Lebrun, respectivement Second et Troisième consuls (puis archichancelier et architrésorier sous l’Empire). Le premier, magistrat de province, initié en 1773 à Montpellier, va devenir le véritable « protecteur » de la Franc-maçonnerie. Maçon très actif, Cambacérès est un esprit libre qui a l’oreille de Napoléon. Il joue également un rôle important dans les grandes réorganisations internes que connaît la Franc-maçonnerie à cette période. Véritable numéro deux du régime impérial, le Premier consul a trouvé en Cambacérès son principal relais auprès des loges, d’autant que Bonaparte souhaite codifier les règles de la société et reconstruire un lien social après la destruction de la société d’ordre de l’Ancien Régime. Il souhaite ainsi fonder son régime sur ces « masses de granit », des institutions capables de fédérer les élites du pays.
Le Code civil, envisagé dès la Révolution et auquel participent activement les maçons Cambacérès, Claude Ambroise Régnier et Jean Étienne Marie Portalis, est terminé en 1804. Il s’agit de faire la synthèse entre les droits différents de l’Ancien Régime et des droits révolutionnaires pour unifier le pays. Le texte, empreint de laïcité, est profondément inspiré des principes maçonniques.
Dans le même temps, le régime consulaire tente de s’entendre avec l’Église qui est sortie meurtrie des années révolutionnaires marquées par la déchristianisation. En 1801, c’est encore le maçon Portalis (de la loge L’Amitié d’Aix-en-Provence) qui participe activement à la négociation du Concordat avec le Saint-Siège. Le pape voit naturellement d’un très mauvais œil la Franc-maçonnerie et réitère la même année l’interdiction faite aux prêtres de recevoir l’initiation maçonnique.
La réorganisation de la maçonnerie
Celle-ci a déjà commencé à la fin du Directoire après la fusion, le 22 juin 1799, de la Grande Loge avec le Grand Orient de France (GODF), tous les deux affaiblis par la Révolution. Le 12 novembre 1802, une circulaire du GODF condamne les loges « soi-disant écossaises » et invite les frères à « détourner un germe de discorde ». Désormais « mandataire des loges régulières de France », le GODF commence à radier toutes les loges pratiquant un rite autre que le rite français en sept degrés, ce qui vise particulièrement les loges et Mères-Loges écossaises.
L’année 1804 voit la discorde entre le GODF et les loges écossaises se rallumer, notamment après la fondation le 22 septembre du Suprême Conseil du 33e degré en France.
Un mois plus tard, un convent (1) réunit la Grande Loge Générale Écossaise de France avec la participation de la Mère-Loge écossaises de Marseille, des loges qui ont refusé la fusion avec le Grand Orient en 1799 ainsi que celles qui ont été « mises à l’index » par le GODF en raison de leur « discordance », c’est-à-dire de leur pratique du rite écossais. Louis Bonaparte en devient le Grand maître. Voyant le Suprême Conseil étendre de fait son autorité sur des loges des trois premiers degrés, le Grand Orient en réfère au pouvoir qui tranche en sa faveur. Le 5 décembre 1804, le GODF et la Grande Loge Écossaise signent un acte d’union qui fait, du premier cité, la seule obédience de l’Empire reconnue par le gouvernement. Ainsi, la Grande Loge Écossaise doit fusionner avec le Grand Orient qui laisse toutefois persister un Sublime Conseil du 33e degré qui reste seul habilité à conférer ce grade et à « se prononcer sur tout ce qui tient au point d’honneur ».
À partir de ce moment, la Franc-maçonnerie française a quasiment retrouvé une unité. Les rapports de Napoléon avec le Grand Orient sont d’autant plus excellents que Roëttiers de Montaleau, grande figure de la maçonnerie française (2), a préalablement accepté de procéder à l’épuration des adversaires du régime.
Comme sous l’Ancien Régime, la maçonnerie impériale place à sa tête de hautes personnalités qui garantissent sa tranquillité sinon son indépendance. Le 30 septembre 1803 a lieu la première désignation des officiers dont Murat comme premier Grand surveillant et le comte de Lacépède, grand chancelier de la Légion d’Honneur, comme second Grand surveillant. Le Premier consul ayant refusé la dignité de Grand maître, celle-ci échoit à son frère Joseph (initié à la loge La Parfaite Sincérité de Marseille en 1793). Louis Bonaparte devient, lui, Grand maître adjoint. Cambacérès et Lebrun sont, quant à eux, nommés administrateurs généraux. L’archichancelier devient même Grand maître adjoint le 13 décembre 1805, faisant de lui, de facto, le chef réel.
On peut dès lors parler d’une Franc-maçonnerie « officielle » puisque c’est Cambacérès qui inspire et fait publier les statuts de l’Ordre maçonnique en France de 1806. Le collège de l’Ordre, composé de cent quarante-huit grands officiers, compte en son sein notamment des dignitaires impériaux comme Fouché, Maret (ministre secrétaire d’État), Régnier (grand-juge, ministre de la Justice), vingt-quatre maréchaux et généraux. Les sénateurs sont aussi nombreux. On trouve également un homme d’église en la personne d’Alès d’Anduze, vicaire général de l’archevêque d’Arras. Même Talleyrand est initié en 1805 à la Loge Impériale des Francs Chevaliers à Paris mais il restera apprenti toute sa vie... Ainsi, sous la protection de Cambacérès, s’ouvrent dix années de développement des rites les plus divers, mais unifiés autour du culte de l’Empereur au sein du Grand Orient. L’archichancelier se révèle même un « cumulard » puisqu’il devient Grand commandeur du Suprême Conseil des rites et Grand maître d’honneur du Suprême Conseil du 33e degré du Rite écossais (août 1806), Grand maître d’honneur du rite Heredom (octobre 1806), Grand maître de la Mère-Loge du rite écossais philosophique (mars 1807), Grand maître du rite primitif (mars 1808), Grand maître du rite des Chevaliers bienfaisants de la Cité sainte (mars 1809). En quelques années, il est devenu le « patriarche » de tous les rites.
On le voit avec Cambacérès, c’est aussi une période très riche qui voit le développement et l’éclosion de nombreux rites. En 1805 sont élaborées en France et en Italie les deux premières séries du rite de Misraïm. Citons encore le rite du Chapitre Métropolitain de France, le rite de Perfection du Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, le rite de la Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon, le rite de la Mère-Loge Écossaise de Marseille, sans oublier la Stricte Observance Templière (SOT) et le Rite Écossais Rectifié (RER), le rite Primitif de Namur, le rite Écossais Philosophique d’Avignon, la Rose-Croix d’Or, les Frères Initiés de l’Asie et le rite Égyptien de Cagliostro…
Et les maçonnes dans tout ça ? La plupart des loges d’adoption, c’est-à-dire les loges féminines rattachées à des loges masculines et pratiquant un rituel dit « d’adoption », périclitent bien que l’impératrice Joséphine en soit la grande maîtresse. En 1808, elles finissent même par être interdites par l’obédience masculine comme « contraire à ses constitutions ». La pratique de l’adoption maçonnique ne survit plus au cours du XIXe siècle que de manière marginale.
Une maçonnerie des notables
C’est à dessein que Napoléon a favorisé le « concordat maçonnique ». Ayant entrepris de constituer des corps intermédiaires consacrés à la réunion des élites et au soutien de son régime, il souhaite tirer profit d’une renaissance maîtrisée de l’activité des loges, malmenées puis interdites pendant les premières années de la Révolution avant de réapparaître officieusement sous le Directoire. La contrepartie de cette renaissance et la concentration des loges dans une seule obédience officielle et aux ordres du pouvoir impérial.
Cette maçonnerie sous contrôle fusionne au sein des mêmes ateliers les élites d’horizons les plus divers tout en les détournant de l’action politique, du moins l’espère-t-on. Elle est un des outils de gestion de la masse des notables. Néanmoins, cela n’établit pas une équivalence entre initiation et soutien inconditionnel au régime : des opposants continuent de porter le tablier, comme Jean-Pierre Basterrèche, négociant bayonnais et... parent de Cambacérès. Mais ils restent encadrés et confinés dans une institution sous influence.
Les différents tableaux des loges et les résultats d’une vaste enquête ordonnée par le gouvernement en 1811 montrent que les « colonnes » sont majoritairement peuplées de militaires et d’administrateurs, même si la présence de négociants et d’hommes de loi ne doit pas être négligée. Moins nombreux sont les cultivateurs et même les propriétaires dans une France pourtant majoritairement rurale. Si la présence d’« ouvriers » est parfois signalée, elle reste suffisamment rare pour faire figure d’exception (comme au sein de La Parfaite Union d’Albi).
Avec cette maçonnerie de notables, on l’aura compris, tant que les succès sont au rendez-vous, les maçons célèbrent le pouvoir pour bénéficier de sa bienveillance. Le buste de l’Empereur trône dans les temples, les victoires du régime sont fêtées, tout comme la Saint-Napoléon et le nom de l’Empereur est donné à de nombreux ateliers : Saint-Napoléon, à Angers, Châteauroux et Montargis ; Saint-Napoléon de la Bonne Amitié, à Lyon ; Les Amis fidèles de Saint-Napoléon, à Marseille, etc. Toute contestation du régime est considérée comme une faute maçonnique grave. Certains ateliers d’ailleurs se consacrent essentiellement à célébrer la gloire de l’Empereur. Nombre de francs-maçons rivalisent même de lyrisme pour faire l’éloge de Napoléon : « Grace te soit rendue ô héros immortel que nous sommes tous fier d’appeler notre Frère. […] Parmi les fils de la Lumière, Bonaparte fut seul choisi. Et, pour pacifier la Terre, un seul franc-maçon a suffi. » Thierry Lentz a souligné qu’on ne peut guère aller plus loin dans les louanges à Napoléon que les textes adoptés en loges.
De la lumière à la pénombre
Arrimée au pouvoir napoléonien, la Franc-maçonnerie française offre, selon l’historien François Collaveri, le visage d’un « vaste réseau d’associations réparties sur l’ensemble du territoire national ». Pierre-François Pinaud ajoute que « la maçonnerie impériale, comme tant d’autres institutions, brûle l’encens devant l’autel impérial ; elle n’a jamais été aussi brillante, jamais plus sonore et plus vide […]. Cambacérès n’a pas été un novateur ni un meneur d’hommes, il a assumé son mandat de premier surveillant en obéissant aux consignes de Napoléon : surveiller et protéger toutes les maçonneries afin qu’elles servent la gloire de l’Empire. » C’est en effet le prix à payer pour un développement sans précédent. À Sainte-Hélène, cependant, Napoléon portera un jugement sévère sur les maçons qui, selon lui, ne sont qu’« un tas d’imbéciles qui s’attablent pour faire bonne chair et exécuter quelques folies ridicules ».
La chute du Premier Empire entraîne par ricochet des changements au sein de la Franc-maçonnerie. La Terreur blanche de 1815, à laquelle participent les Chevaliers de la Foi, société secrète royaliste qui a pris pour modèle organisationnelle la Franc-maçonnerie, décime les loges. Le préfet de police du Paris de la Restauration, Élie Decazes, membre du Suprême Conseil de France, tente péniblement d’arrêter les attaques contre les maçons. Ces derniers vont faire preuve dans les années qui suivent, comme la plupart des hommes publics, d’opportunisme politique. Les loges qui survivront à cette épuration politique, se réfugieront dans la clandestinité, favorisant, à n’en pas douter, le développement des idées républicaines au sein des loges. Il faudra attendre le Second Empire et, plus encore, la Troisième République pour que la Franc-maçonnerie connaisse en France un second « âge d’or ». Mais quels que soient les régimes, la question des rapports entre la maçonnerie et le pouvoir politique reste posée.
(1) L’assemblée générale.
(2) Le GODF lui doit sa survie durant la Révolution ainsi que la fondation de nombreuses loges. Les témoignages de ses contemporains prouvent que les archives du Grand Orient ont été sauvées grâce à Roëttiers. Il a joué également un rôle important dans la fixation du rite français moderne.
Sous la Révolution
En mettant à bas les « barrières » sociales tout en développant une idéologie égalitaire, la Franc-maçonnerie a contribué pour une part à la déstabilisation de l’Ancien Régime et à la désagrégation de la discipline aux armées, dans lesquelles les loges sont nombreuses. De même, les théories de religion naturelle empruntées aux Lumières ont contribué à la politique anticléricale de la Révolution. Mais elle ne tarde pas à désavouer ses excès. Dans une circulaire adressée à ses loges, le Grand Orient constate que la France a adopté l’égalité pour base de son régime mais qu’elle n’en reste pas moins peuplée d’hommes sujets aux passions et à l’erreur. Il convient, dit-il, que « ceux qui sont imbus des vrais principes donnent l’exemple et rappellent à leurs semblables les règles de l’égalité, de la droiture, de l’équité et de la raison ». Dès 1792, la Franc-maçonnerie devient suspecte aux éléments les plus radicaux. Un grand nombre de maçons connaissent d’ailleurs les affres de la guillotine durant la Terreur. À partir de là, les loges se mettent en sommeil pour se réactiver progressivement sous le Directoire où elles ne sont toutefois que tolérées et placées sous surveillance.
Napoléon a-t-il été initié ?
Malgré les multiples présomptions avancées, il n’a jamais été établi avec certitude que Napoléon Bonaparte ait été initié, que cela soit en France, en Égypte ou ailleurs. Pour la plupart de ses contemporains, son affiliation est une certitude. Lui-même n’a jamais dit qu’il l’était, mais il n’a jamais dit non plus qu’il ne l’était pas. Tout au long de son parcours, il est resté en contact, et parfois très intimement, avec la maçonnerie. Il faut rappeler la fascination qu’elle a pu exercer sur les jeunes gens de la noblesse et de la bourgeoisie à la fin de l’Ancien Régime, pour peu qu’ils aient été séduits par les Lumières. Depuis sa jeunesse, Napoléon a vécu dans une ambiance marquée par la maçonnerie.
C’est le nombre de loges à la fin de l’Empire. Le régime correspond à quinze années d’exception durant lesquelles le nombre de loges varie de 300 environ à plus de 1000. En 1800, on compte à peu près 70 loges civiles, 114 en 1802, 300 en 1803, 667 en 1810 (dont 626 en province).
Sous surveillance
L’Empereur se méfie de la Franc-maçonnerie qu’il fait surveiller par l’intermédiaire de Fouché. Il serait utopique de penser que le très efficace ministre de la Police ne soit pas au courant de ce qui peut se tramer au sein des ateliers. Il se montre néanmoins bienveillant. Les préfets doivent rendre également compte de l’activité des loges. L’enquête est intéressante car nombre de préfets sont maçons et on leur demande d’avoir un point de vue sur l’activité des loges auxquelles ils appartiennent ! Naturellement, dans la plupart des cas, ils font état d’activités tout à fait paisibles, à une exception près : celle du préfet du Léman (Genève) qui voit dans les loges un lieu possible pour les oppositions. Rapport tout à fait pertinent car on trouve dans un certain nombre de loges une pénétration ou du moins, une tentative, républicaine (carbonari), royaliste (comme celle de la Saint-Napoléon d’Angers) ou une répugnance à suivre un régime continuellement en guerre qui ruine parfois des activités économiques jusqu’alors prospères comme à Bordeaux.
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