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La guerre des Oranges 1801, un avant-goût de la guerre d'Espagne.

Conflit bref et secondaire, cette guerre offre pourtant la vision d'une Espagne déjà prête à entrer en ébullition. Alliée incertaine et jalouse de son indépendance, la présence prolongée d'un corps expéditionnaire français sur son territoire donne un aperçu de ce qui se passera en 1808.



Par les traités de Bâle (1795) et de Saint-Ildefonse (1796), la France révolutionnaire et la monarchie espagnole mettent fin à la guerre les opposant dans les Pyrénées depuis 1793. En renonçant à ses conquêtes, la République s'assure en contrepartie le soutien de la marine espagnole, la troisième du monde. Considérée avec un certain dédain par les élites politiques françaises, l'Espagne devient un simple auxiliaire dans sa lutte contre l'Angleterre, entrant même en guerre contre cette dernière en 1797. En 1801, la plupart des pays européens ont quitté la deuxième coalition. Restent seuls l'Angleterre et son allié portugais.


Un Portugal sous influence

Depuis le traité de Methuen (1703), l'économie du royaume lusitanien dépend principalement de l'afflux de marchandises anglaises tandis que l'Angleterre est le principal débouché des produits agricoles portugais (surtout du maïs et du porto). Tout ceci influe nécessairement sur les choix politiques du royaume. Et s'il lui prend l'envie de dénoncer cette alliance, la Royal Navy peut à tout moment couper les liens avec sa colonie brésilienne, vitale pour leur commerce. D'ailleurs, un corps anglais de 6 000 hommes stationne dans le pays depuis 1791. Témoin de cette inféodation, le général Rivaud, dont on reparlera, rapporte que « le cabinet de Lisbonne laissait injurier les Espagnols dans les ports, leur refusait la justice qu'ils réclamaient contre les vexations des Anglais, les ports, les arsenaux étaient à la disposition entière des Anglais, ils employèrent les vaisseaux, les matelots et même les soldats » (1).


Afin de pousser l'Angleterre à la table des négociations, le Premier consul a donc l'idée de s'en prendre à ses intérêts au Portugal, ne pouvant du reste ni attaquer les îles britanniques par mer, ni aider l'armée bloquée en Égypte. Pour conquérir le Portugal, Bonaparte entend s'appuyer sur l'Espagne. Il dépêche comme ambassadeur à Madrid son frère Lucien, auquel il vient de retirer le ministère de l'Intérieur. Arrivé le 6 décembre 1800 dans la capitale ibérique, il rencontre Manuel Godoy, le Premier ministre et favori du couple royal, dans le but de resserrer l'alliance afin que l'Espagne intervienne conjointement avec la France contre son voisin. Par la convention d'Aranjuez (29 janvier 1801), Godoy engage son pays au côté de la France pour sommer le Portugal de rompre avec son allié anglais.


Cet engagement met toutefois le roi Charles IV en porte-à-faux vis-à-vis de son gendre portugais, le prince-régent Jean (futur Jean VI). Celui-ci n'est d'ailleurs pas disposé à secouer la tutelle anglaise tandis que le roi d'Espagne ne voit aucune raison de faire la guerre à son voisin. Les choses ne s'annoncent pas sous les meilleures auspices tandis que le corps français tarde à être opérationnel. Une raison à cela : dans l'esprit de Bonaparte, la paix de Lunéville (9 février 1801) a fait passer au second plan l'invasion du Portugal.


Une armée de bric et de broc

Pourtant, le 16 janvier 1801, Bonaparte s'était donné les moyens de ses ambitions en créant un corps d'observation de la Gironde. Le 15 mars, il nomme à sa tête le général Leclerc, le mari de sa sœur Pauline. S'il faut se méfier des jugements du général Thiébault, il a le mérite de soulever un point essentiel sur l'encadrement de cette armée en formation : « Ce pygmée [Leclerc] surgissait, alors que tant de généraux de division célèbres restaient sans emploi […] et n'avait-on pas osé placer sous ses ordres de ce chef un seul général de division, d'où il résultait que trois divisions d'infanterie et une de cavalerie n'étaient commandées que par des généraux de brigade. » (2) Mis à part Leclerc, les autres généraux qui doivent commander les troupes ne sont en effet que des brigadiers fraîchement promus (Dumoulin, Gilly, Lamarque, Monnet et Thiébault) alors que le corps d'observation ne va pas dépasser les 12 000 hommes (sur les 20 000 prévus).


Durant ces deux mois de latence, ce corps n'aura jamais existé que sur le papier en raison de la mobilisation de l'armée qui vient d'achever les combats en Italie et en Allemagne. Il faut ainsi plusieurs semaines pour que les troupes venues principalement de Vérone et de Passau convergent vers Bordeaux, leur point de ralliement. Alors que les troupes doivent se porter sur le Tage et le Duero à la frontière portugaise pour faire leur jonction avec l'armée espagnole, il est décidé que les retardataires les rejoindront au fur à mesure de leur avancée pour entrer en campagne. Mais à son arrivée en Gironde, c'est la désillusion pour Leclerc. Il ne trouve pas 2 000 hommes convenables et son rapport à Bonaparte insiste sur le délabrement et la nudité de ces unités.


Nommé chef d'état-major, Rivaud reçoit pour mission de les remettre sur pied. Cela s'avère toutefois difficile car, dit-il, « Bordeaux, Bayonne et les frontières d'Espagne n'ayant pas de troupes depuis la paix avec celle-ci, les magasins ne renfermaient, ni effets d'habillement, ni armes d'infanterie ». Commandant une brigade se dirigeant vers Burgos, Thiébault rapporte que ses hommes sont « en chemise, débraillés, les manches retroussées et armés de sabres nus, de pistolets fourrés dans la ceinture, de carabines et d'espingoles, [les Espagnols] nous prirent pour les brigands. » (3) Pour gagner du temps, on concentre à Perpignan 2 500 hommes venus d'Italie qui, depuis Toulon, se sont rendus en diligence jusqu'à Montpellier où ils ont toutefois troublé l'ordre public. On espère s'appuyer sur les dépôts locaux pour habiller les troupes. Le résultat est toutefois mitigé : « Les soldats ont l'air plutôt de mendiants qui ramassent les haillons dans les rues que de défenseurs de l'État » (4), constate Lamarque qui commande ces troupes. Arrivé à Barcelone, il doit mobiliser les tailleurs de la ville pour habiller de pied en cap ses soldats. Alors que Bonaparte tenait à ce que les troupes françaises fassent bonne impression à leur entrée en Espagne, le coup est manqué.


Selon la convention d'Aranjuez, les troupes doivent être nourries par l'Espagne mais restent soldées par la France. Le 13 avril, le Premier consul donne instruction à ses soldats de « faire honneur à la nation française […] par leur discipline et par leur respect pour les coutumes. Je verrais avec plaisir que les chefs des corps allassent à la messe avec leur musique les jours de fête, et que, dans les villes où il y a un évêque, on lui fît une visite de corps, comme c'est l'usage chez eux » (5) Si certains grincent des dents devant ces « capucinades », d'autres comme Lamarque s'y prêtent bien volontiers car ce dernier a bien compris l'importance de l'emprise du clergé espagnol sur la population. « Le soldat, écrit-il à Leclerc, très content crie quelque fois “viva el rey de Espagna” (sic). Ces cris, au reste, ne blesseraient pas l'oreille d'un républicain le plus ombrageux, parce qu'on voit clairement que ce n'est qu'une manière honnête de demander que l'on continue à avoir le même soin d'eux. » (6)


Dix-huit jours plus tard

En parallèle, Godoy affiche ses ambitions et son indépendance. Il estime en effet que le pouvoir de Bonaparte n'est pas viable. Après Brumaire, il a même pensé à une restauration d'un Bourbon sur le trône de France. S'il respecte le chef de guerre, comme homme politique, Godoy se croit sur le même pied d'égalité. Après tout, il dirige son pays presque sans interruption depuis 1792. Aussi entend-il se passer de son aval pour entrer en guerre.


Nommé généralissime par Charles IV, il attaque rapidement afin de remporter une victoire dont lui seul retirerait toute la gloire. Le 20 mai, il s'empare d'Olivenza au sud-ouest de Badajoz, soit quatre mois après l'expiration de l'ultimatum adressée à la cour de Lisbonne. L'armée espagnole bloque la place d'Elvas puis s'en va bombarder plus au nord la cité de Campo Maior qui tombe après dix-huit jours de siège. L'armée portugaise est vite débordée par son adversaire qui se rend maître du Haut-Alentejo.


Battu et abandonné par son allié anglais (qui en fera de même en 1807), le Portugal se résout à demander la paix. Et comme Godoy aspire tout autant à en finir avant l'arrivée des Français, la paix est vite conclue le 6 juin entre les deux pays. Peu sanglante, cette « guerre en miniature » n'aura finalement duré que dix-huit jours, alors que les premiers éléments français parviennent juste à Ciudad-Rodrigo. Le prince de la Paix s'est rapidement entendu avec les Portugais pour bâcler le traité de Badajoz qui oblige seulement le Portugal à fermer ses ports aux Anglais, à céder Olivenza à l'Espagne, à payer une indemnité de guerre de 15 millions de francs à la France et de favoriser l'importation de tissus français. Pour le prix de leur « générosité », Godoy et Lucien Bonaparte ont reçu de grosses commissions de la part des diplomates portugais.


Le but initial de la guerre est ainsi manquée puisque le Premier consul envisageait l'occupation de trois provinces afin de servir de monnaie d'échange. Des négociations secrètes avec les Anglais avaient en effet commencé depuis avril mais la nouvelle s'était ébruitée dans les milieux diplomatiques. Aussi fallait-il arriver en position de force. Furieux en apprenant la nouvelle, la réponse de Bonaparte ne se fait pas attendre : « Les propositions de paix faites par le Portugal n'ont pas été admises par le Gouvernement, qui ne peut faire la paix qu'autant que la République occupera jusqu'à la paix générale, deux ou trois provinces, pour servir d'équivalent au grand nombre de colonies que les Anglais ont prises aux alliés. » (7) Il s'en prend également à son frère qui demande en vain son rappel. Dans le même temps, il demande au général Gouvion Saint-Cyr, déjà sur place pour surveiller Lucien comme « ambassadeur extraordinaire », de se concerter avec le gouvernement espagnol pour un nouveau plan de campagne qu'il dirigerait en personne. Mais ni Charles IV ni Godoy ne veulent en entendre parler. Auréolé de sa victoire qui conforte son pouvoir, le prince de la Paix n'a en effet aucun intérêt à repartir en guerre, qui plus est, cette fois-ci, comme subordonné des Français.



Et pourtant, les soldats de Leclerc continuent d'affluer vers Salamanque malgré la multiplication des incidents sur leur route. Certains soldats isolés sont molestés, d'autres assassinés. Fataliste, Thiébault résume la situation délicate dans laquelle se trouve le corps expéditionnaire : « Trois malheureux soldats de ce même bataillon, restés en arrière au moment du départ, et cela sans avoir donné lieu à aucune plainte, furent assassinés le lendemain en sortant du village. Plus de cent autres le furent de même dans le cours de cette campagne ; et cependant il n'était pas question de révolution en Espagne ; nous étions les alliés du roi contre le Portugal. » (8) En Catalogne, les troupes de Lamarque sont dans la même situation : « Nous avons eu à traverser des chemins affreux et un pays habité par des hommes fanatiques et pleins de préventions contre tout ce qui est français. En vain mes troupes s'étaient conduites avec une sagesse exemplaire, nous passions dans l'esprit de la populace pour des assassins, des mangeurs d'enfants, etc. » (9) Cette hostilité est surtout présente dans les provinces frontalières de la France qui ont été fanatisées par le clergé lors de la guerre de 1793. Aussi est-il ordonné aux soldats français de ne se déplacer en ville que par groupe de quatre ou de cinq.


L'annonce de la paix a des conséquences fâcheuses sur le moral des troupes. La position du gouvernement espagnol les met également dans l'embarras. La guerre étant finie, les Français n'ont plus vocation à rester. Au milieu d'un pays censé être son allié, la population devient de plus en plus hostile à la présence des gabachos (étrangers d'outre-Pyrénées). Elle sait aussi que Godoy reste inflexible aux demandes de Bonaparte, ce qui la conforte dans son attitude. Les Français sont ainsi victimes de la vindicte de certains éléments radicalisés ou de soldats espagnols désœuvrés qui n'hésitent pas à commettre des meurtres sous les yeux des autorités qui réagissent mollement.


D'autres problèmes surgissent : la chaleur estivale conjuguée à l'insalubrité des cités ont tôt fait de rendre malade de nombreux soldats. Aussi est-il demandé aux intendants de faire balayer les rues et d'emporter les immondices en dehors de la ville. Dans les hôpitaux, les malades français se plaignent du peu de soin qu'ils reçoivent des chirurgiens espagnols. Le ravitaillement tarde à venir quand il n'est pas de mauvaise qualité. Tout est fait pour que les gabachos quittent le pays. Finalement, pour apaiser les tensions, Leclerc prend la décision de cantonner ses troupes entre Toro et Tordesillas, sur les bords du Duero, loin des centres urbains où les tensions sont exacerbées.


Dans l'attente

Pendant plusieurs semaines, les soldats restent dans l'incertitude. Le climat est néanmoins plus détendu qu'à Salamanque, même si certains soldats sont mal traités dans les environs et assommés à coup de bûche (!). Des moines n'hésitent pas à se mettre à la tête d'attroupements préalablement invectivés, pour attaquer les Français, peints comme des soldats de l'Antéchrist. Sur le qui-vive, ces attroupements sont rapidement dispersés.

L'inaction des troupes et la proximité de la frontière portugaise engendrent également un accroissement de la désertion. Certaines demi-brigades ont toujours des tenues bigarrées au point que la troupe se sent humiliée de paraître ainsi devant les autochtones. Thiébault souligne que « l'inaction, si pénible aux officiers, devint insupportable aux soldats. […] Ils virent leur séjour se prolonger dans ces tristes contrées, le mal de leur pays les prit, et parmi nos conscrits, la mortalité devint effrayante. » (10) Il passe des heures à remonter le moral de ses troupes tandis que Lamarque organise des concours de tir, de course à pied et à cheval ainsi que des fêtes et des banquets à l'occasion du nouvel an républicain, le 1er vendémiaire (22 septembre).


Ce n'est que début octobre que le corps expéditionnaire reçoit des nouvelles de la situation internationale. Bonaparte a été en effet contraint de conclure la paix avec le Portugal. Le traité de Madrid signé le 29 septembre est plus sévère que le premier : la fermeture des ports aux navires anglais est maintenue, l'indemnité de guerre monte à 25 millions de francs, les relations commerciales sont rétablies avec la France. Enfin, la Guyane française se voit agrandie du territoire de l'Amapa allant jusqu'au rio Araguari, début d'un contentieux avec le Brésil qui va durer tout le xixe siècle. Mais la cour de Lisbonne va laisser traîner l'exécution des clauses, de peur de froisser son allié anglais. Celui-ci n'a d'ailleurs pas perdu de temps en faisant occuper Madère. Quant à Godoy, il estime que son pays a rempli sa part du marché et tente de sortir de l'orbite française en se rapprochant de la Russie pour former une ligue des pays neutres.


Anglais et Français ont également fini par s'entendre pour l'ouverture d'un congrès qui doit se tenir à Amiens à partir du 5 décembre. De fait, le corps expéditionnaire reçoit l'ordre de plier bagages sans avoir tiré un coup de fusil, ce qui, selon Thiébault, « mit l'armée non en joie, mais en délire. Jamais pays, je le répète, ne fut plus odieux à nos troupes » (11) Le général Moncey ne dit pas autre chose : « Jamais pays ne fut plus odieux toute la route qui nous ramena des bords du Duero à la Bidassoa. » (12)


Si la guerre des Oranges ne s'est limitée pour l'armée française qu'à de pénibles marches, elle a été l'occasion de découvrir une Espagne prête à s'enflammer au moindre signe contre ses « alliés-occupants ». Ce dur apprentissage va augmenter encore plus le dédain et l'incompréhension des Français pour l'Espagne, sans forcément en retenir toutes les leçons.


(1) Service historique de la Défense, B5-2. Rivaud, Pour servir à l'Historique militaire du Corps d'observation de la Gironde.


(2) Mémoires du général baron Thiébault, Paris, Plon-Nourrit, 1893-1895, t. iii, p. 202.


(3) Ibid., p. 219.


(4) Archives nationales 566 AP/3. Lamarque à Leclerc, le 8 mai 1801.


(5) Correspondance générale de Napoléon, t. III, lettre n°6 210 à Leclerc, le 13 avril 1801.


(6) Archives nationales 566 AP/3. Lamarque au préfet des Pyrénées-Orientales, le 22 mai 1801.


(7) Correspondance générale, t. iii, lettre n°6 331 à Berthier, le 16 juin 1801.


(8) Mémoires du général baron Thiébault…, p. 221.


(9) Archives nationales 566 AP/3. Lamarque à Leclerc, le 3 juin 1801.


(10) Mémoires du général baron Thiébault…, p. 254.


(11) Ibid., p. 258.


(12) Cité par J. Lucas-Dubreton, Napoléon devant l'Espagne. Ce qu'a vu Goya, Paris, Fayard, 1946, p. 91.


Un allié incertain

Manuel Godoy (1767-1851) est issu d'une famille noble désargentée d'Estrémadure, ce qui lui vaut d'être surnommé par ses détracteurs el Chorizero (« le charcutier »). Garde du corps du roi, il devient le favori de Charles IV et l'amant de sa femme. Sa rapide élévation lui suscite de nombreux ennemis. Sa faveur va jusqu'à lui permettre d'épouser une cousine du roi. Chef du gouvernement (1792-1798 et 1801-1808), c'est lui qui met fin à la guerre contre la France (1795), gagnant ainsi son titre de « prince de la Paix ». Mais sa politique ambivalente à l'égard de Napoléon en 1801 puis en 1806 (il a appelé à prendre les armes contre la France) finit par causer sa perte lorsque les souverains espagnols sont détrônés en 1808. Dès lors, il ne joue plus aucun rôle politique et meurt en exil en France.


Pourquoi les Oranges ?

C'est un épisode du siège d'Elvas qui décide du nom de cette courte guerre : deux soldats ont cueilli des branches d'orangers chargées de fruits qui ont été ensuite envoyées par Godoy à la reine d'Espagne Marie-Louise avec ce message désinvolte : « Je manque de tout, mais sans rien j'irai à Lisbonne. »

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