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La rencontre de Napoléon III et Eugénie: par l’entremise du docteur Evans


Peu de temps après sa prise de pouvoir, le jeune Président-Président fait la rencontre d’une Espagnole qui bientôt deviendra sa femme. C’est un dentiste, le docteur Thomas W. Evans, qui sert d’entremetteur.

Xavier Riaud / docteur en chirurgie dentaire et épistémologie, membre de l’Académie nationale de chirurgie dentaire et de l’Académie nationale de chirurgie


Le docteur Evans rapporte en 1910 : « Je fis la connaissance du Prince bientôt après son arrivée à Paris. Il était depuis peu à l’Élysée lorsqu’il envoya un message au docteur Brewster pour le prier de venir le voir, si cela lui était possible. Le hasard voulut que, lorsque le message arriva, le docteur Brewster fût malade et ne pût pas, par conséquent, aller lui-même au Palais. J’eus donc la bonne fortune de le remplacer et de rendre visite au Prince. Il me reçut d’une façon fort aimable, sans me laisser deviner qu’il s’attendait à voir le docteur Brewster, de sorte que je ne tardai pas à me sentir tout à fait à l’aise avec lui. Je lui fis une légère opération qui le soulagea beaucoup. Quand je pris congé de lui, il me remercia avec la plus grande cordialité, me fit des compliments sur la « douceur » avec laquelle j’opérais et m’exprima le désir de me revoir le lendemain. Je continuai de lui donner mes soins, et, depuis cette époque jusqu’au jour de sa mort, je lui fis de fréquentes visites, quelquefois deux par semaine ; car ce n’était pas seulement en qualité de dentiste que j’allais le voir ; il n’avait pas tardé, en effet, à me témoigner de l’amitié et de la confiance… »


Soins dentaires princiers, puis impériaux

Plus loin, le dentiste américain affirme : « Mes relations professionnelles avec l’Empereur commencèrent, comme je l’ai déjà dit, peu après qu’il fut devenu Président de la République. Il avait des dents extrêmement délicates, ce qui était, paraît-il, un héritage de sa mère. Par suite de cette hyperesthésie – c’est le terme dont se servaient Corvisart et Nélaton – hyperesthésie qui se généralisa et s’accentua encore vers la fin de sa vie, il souffrait beaucoup de la moindre inflammation, de sorte qu’il avait souvent besoin de mes soins. De plus il était, de constitution, sujet aux hémorragies ; pendant son enfance, il faillit mourir pour avoir perdu beaucoup de sang après l’extraction d’une dent. Il dut la vie à la vigilance et aux soins de sa mère, qui, s’étant aperçue pendant la nuit de cette hémorragie, mit son doigt sur la gencive et l’y maintint fortement appuyé jusqu’à ce qu’elle eût cessé de saigner. Comme j’étais ordinairement appelé au Palais dès qu’il souffrait des dents, j’arrivais presque toujours à le soulager. Il détestait qu’on lui fît mal ; aussi usais-je de précaution quand je devais le toucher avec un instrument. Il est donc assez naturel que l’Empereur me témoignât de la reconnaissance pour la manière dont je le soignais, et pour l’immense soulagement qu’en plusieurs occasions je fus assez heureux pour lui procurer presque instantanément. Mais, je n’étais pas le seul de ma profession à jouir de son estime ; elle s’étendait à tous nos confrères. Il se trouvait bien des secours de notre art, et avait pour cette raison une excellente opinion des dentistes en général. Si j’eus l’occasion de rendre de grands services à l’Empereur au point de vue professionnel, j’en fus amplement récompensé et de bien des manières, mais particulièrement par les encouragements qu’il me donna, par la considération qu’il me témoigna, et qui rejaillit sur ma profession… »      

Evans soignera l’Empereur jusqu’à sa mort. Il sera un de ses intimes lui rendant visite régulièrement dans sa résidence de Chislehurst. C’est d’ailleurs Evans qui a découvert celle-ci et l’a recommandée à l’impératrice Eugénie à son arrivée en Angleterre.


Dentiste de la Cour

Il continue : « L’Empereur s’aperçut bien vite que je m’inquiétais de la position que j’occuperais dans son entourage immédiat. Et, comme il ne faisait pas d’autres différences entre les hommes que celles que déterminent leur intelligence, leur mérite ou leur savoir, je ne tardai pas à être admis officiellement à l’Élysée sur un pied d’égalité avec les docteurs en médecine, les chirurgiens, les professeurs de l’Université et les hommes de science en général. Quand la cour fut constituée, je reçus la nomination de « chirurgien-dentiste » sous la même forme et aux mêmes conditions que les autres docteurs et chirurgiens du « service de santé » attachés à la « Maison de l’Empereur ». J’avais pour habit de cour le même uniforme d’or que les autres membres du personnel médical. Mes émoluments ne différaient pas des leurs. J’étais le seul dentiste de la Cour des Tuileries, et l’Empereur se montrait plein de bienveillance et d’attention à mon égard dans toutes les occasions, tant en public qu’en particulier. Ma position à la Cour impériale me permit d’arriver à d’autres Cours, et il n’y en a guère en Europe dont je n’aie été l’hôte. » Il explique enfin que : « Napoléon III était un homme très laborieux. Il se couchait tard et se levait de bon matin. Quand il avait besoin de mes soins, il me fixait souvent un rendez-vous de très bonne heure. Lorsque j’arrivais, il était généralement dans son cabinet, où il travaillait depuis plusieurs heures déjà… »


Le mariage, un devoir d’État ?

Quelques temps après le coup d’État du 2 décembre 1851 qui voit le Prince prendre le pouvoir, ses proches lui conseillent de se marier. Après quelques démarches infructueuses, le futur Empereur finit par être convaincu. Il a alors quarante-quatre ans.


Evans se souvient : « Dans l’automne de l’année 1851, je fis la connaissance d’une famille espagnole composée de trois personnes, une dame et ses deux filles. Une de ces jeunes filles était remarquable non seulement par sa grande beauté, mais aussi par sa vivacité et son intelligence ; et ceux qui la connaissaient intimement admiraient plus encore la bonté de son cœur et la sympathie qu’elle témoignait à tous ceux qui souffraient ou qui étaient dans le besoin. Il y avait dans ces procédés tant de noblesse et de sollicitude pour ses protégés, sa manière d’être était si exempte d’ostentation que je reconnus bientôt en Eugénie de Montijo, une de ses rares personnes qui donnent uniquement parce que leur cœur les y porte, et dont la main gauche ignore ce que fait la main droite. Elle demeurait à l’époque, 12, place Vendôme, non loin de mon cabinet, et se faisait généralement accompagner par une amie, Mme Zifrey Casas, d’origine américaine, mais mariée en Espagne, ou par sa servante Pépa. Les nombreuses visites que me fit la jeune comtesse, tant dans l’intérêt de ses compatriotes d’outre-mer que pour que je lui donnasse mes soins, furent pour moi autant d’occasions de me former une opinion sur son caractère. Impressionnable, compatissante, généreuse, portée à s’abandonner à l’impulsion du moment, ne pensant guère à elle-même, elle semblait n’être jamais plus heureuse que lorsqu’elle pouvait rendre service. »


Une rencontre au cabinet dentaire…

Le dentiste se rappelle que « un jour, parmi les personnes qui attendaient avec elle dans mon salon, il se trouva par hasard un ami du Prince-Président. Ce monsieur, très pressé par le temps, paraissait un peu contrarié d’avoir à attendre ; elle lui offrit de lui céder son tour, bien qu’elle eût attendu elle-même beaucoup plus longtemps que lui ; la manière gracieuse dont cette offre fut faite le frappa évidemment, car, à peine dans mon cabinet, il me demanda qui était la belle jeune fille qui avait bien voulu le laisser entrer avant elle. Peu après, la comtesse de Téba et sa mère, la comtesse de Montijo, étaient inscrites sur la liste des personnes invitées régulièrement aux réceptions du Palais de l’Élysée, où le Prince-Président résidait alors ; la jeune comtesse y fut admirée et attira l’attention générale. »


Un visage attrayant

Visiblement marqué par cette femme, le célèbre praticien dit encore d’elle : « Sa figure ovale et d’une pureté de traits remarquable était singulièrement attirante ; elle avait un teint clair et brillant, des yeux bleus particulièrement doux et transparents ombragés de longs cils, et qui, au repos, étaient légèrement baissés, des cheveux d’une magnifique teinte châtain doré, un nez un peu mince d’un modelé exquis, et une délicate petite bouche, qui laissait voir, quand elle souriait, une rangée de perles. » « Le Prince frappé par la beauté de la comtesse, ne tarda pas à s’apercevoir également de ses rares qualités d’esprit et de cœur […]. Il renouvela connaissance avec elle dans l’automne 1852 […]. Devenu Empereur sur ces entrefaites, il annonça officiellement ses fiançailles le 22 janvier, dans la salle du trône des Tuileries, au Sénat, au Corps législatif ainsi qu’aux hauts fonctionnaires de l’Empire. »


Discours impérial

Ce jour-là, Napoléon III aurait dit d’elle : « Celle qui est devenue l’objet de ma préférence est d’une naissance élevée. Française par le cœur, par l’éducation, par le souvenir du sang que versa son père pour la cause de l’Empire, elle a, comme Espagnole, l’avantage de ne pas avoir en France de famille à laquelle il faille donner honneurs et dignités. Douée de toutes les qualités de l’âme, elle sera l’ornement du trône, comme, au jour du danger, elle deviendrait un de ses courageux appuis. Catholique et pieuse, elle adressera au ciel les mêmes prières que moi pour le bonheur de la France ; gracieuse et bonne, elle fera revivre, dans la même position, j’en ai le ferme espoir, les vertus de l’Impératrice Joséphine. Je viens donc, messieurs, dire à la France : j’ai préféré une femme que j’aime et que je respecte à une femme inconnue dont l’alliance eût eu des avantages mêlés de sacrifices. Sans témoigner de dédain pour personne, je cède à mon penchant, mais, après avoir consulté ma raison et mes convictions. Enfin, en plaçant l’indépendance, les qualités du cœur, le bonheur de famille au-dessus des préjugés dynastiques, je ne serai pas moins fort, puisque je serai plus libre. »


Le 30 janvier 1853, Napoléon III épouse Eugénie de Montijo dans la cathédrale de Notre-Dame, selon un cérémonial identique à celui de son célèbre aïeul et de sa Joséphine. Evans est bien sûr convié. La célébration est triomphale et Eugénie sera une des souveraines les plus admirées et aimées du xixe siècle.


Un collier de perles

Quelques jours après son mariage, Eugénie envoie sa servante Pépa pour quérir Evans afin qu’il vienne aux Tuileries lui prodiguer ses soins. « Sa Majesté désirait que je vinsse moi-même […]. C’était une innovation que de me prier de venir la voir ; aussi ce fut presque comme une faveur qu’elle me le demanda. Lorsque j’entrai dans sa chambre, elle m’accueillit cordialement et avec la plus grande simplicité […]. Mon illustre et très intéressante patiente allait bien à ce moment, mais elle venait de passer par de grandes souffrances et craignait que son mal ne la reprît, et, comme elle avait des devoirs importants à remplir dans la journée, et qu’il y avait réception le soir, je restai plusieurs heures aux Tuileries, afin de tout faire pour qu’elle pût paraître à la réception. Aussi eûmes-nous beaucoup de temps pour causer […]. C’était le premier jour de son mariage qu’elle avait beaucoup souffert, et l’Empereur lui témoignait la plus grande sympathie ; il était plein d’attention pour elle, montant à maintes reprises de son cabinet pour lui demander comment elle se trouvait. Comme j’allai quitter le Palais, très heureux de savoir que ma charmante patiente ne souffrait plus, l’Empereur entra de nouveau dans sa chambre, un écrin à la main ; s’approchant de l’Impératrice, il sortit de cet écrin un magnifique collier de perles, qu’il lui passa autour du cou»


Le désir d’union

Les frasques du nouvel empereur sont connues. Pour les faire oublier, avoir un successeur et continuer la dynastie, il est évidemment souhaitable qu'il épouse une femme noble de manière à constituer une alliance politique. Çà n'est pas tâche facile, les cours d'Europe ne considérant pas les Bonaparte comme de sang royal. Ainsi, plusieurs candidates ont rejeté ses offres. Il a même été donné au docteur Evans d'être l'ambassadeur de l'Empereur auprès de certaines princesses. Lié avec le régent Frédéric-Guillaume et la princesse Louise qu'il a connue à Coblence, c’est lui qui s'est entremis un moment, lors du désir de Napoléon III de se marier avec la princesse Wasa, mariage qui ne s’est pas fait (Lamendin, 2012).Encadré 02


Après la défaite

La nouvelle de la capitulation de l'armée du maréchal Mac Mahon à Sedan, le 3 septembre 1870, et de la reddition de Napoléon III aux forces prussiennes parvient à Paris au début de la journée du 4. Immédiatement, la capitale est en ébullition. Quelques heures plus tard, la foule parisienne envahit le Palais-Bourbon. Après avoir décrété la déchéance de l'Empereur, un certain nombre de députés se rendent à l'Hôtel de Ville et proclament la République. Dans le même temps, des manifestants, chantant la Marseillaise et poussant des cris hostiles au Régime, commencent à envahir les jardins des Tuileries. Les membres de son entourage auxquels se joignent les ambassadeurs d'Italie et d'Autriche pressent l'Impératrice de fuir, non seulement pour sauver sa vie, mais aussi « pour emporter avec elle l'autorité légale où qu'elle aille ». La souveraine, à laquelle Napoléon III a conféré le titre de régente pour la durée de son absence, finit par se résigner. Sa fidèle lectrice, Mme Lebreton, décide de ne pas l'abandonner (Lamendin, 1999 et 2012). En toute discrétion, les deux femmes, sans bagages et presque sans argent, gagnent le pavillon de Flore, empruntent les galeries du musée du Louvre et parviennent enfin sur la place Saint-Germain-l'Auxerrois. Les grondements de la foule sont incessants. Par chance, un fiacre vient à passer. Les fugitives y prennent place et, après diverses péripéties, trouvent enfin asile auprès du dentiste américain de la Cour, le docteur Evans, auquel elles vont demander de les aider à passer en Angleterre. Evans, dévoué à la famille impériale, les conduit dès le lendemain matin dans sa propre calèche jusqu'à Pacy-sur-Eure en faisant passer l’Impératrice pour une patiente de son associé et neveu, le docteur John Crane, qui conduit la calèche, puis dans une mauvaise voiture de louage jusqu'à Rivière-Thibourville, un peu au-delà d'Evreux, où elles vont passer la nuit. Le 6 septembre, sans avoir été reconnues, l'Impératrice et sa lectrice, toujours accompagnées par le docteur Evans prennent le train jusqu'à Lisieux et, vers trois heures de l'après-midi, arrivent enfin à Deauville où séjourne depuis plusieurs semaines l'épouse du dentiste. Il s'agit maintenant de trouver un bateau acceptant de les conduire en Grande-Bretagne. Le docteur Evans réussit à convaincre un Anglais, Sir John Burgoyne, de les accueillir à bord de son yacht, la Gazelle. Le départ a lieu dans la nuit du 6 au 7 septembre, mais, une violente tempête ralentit la marche de la frêle embarcation. Ce n'est que le 8, à l'aube, que l'on peut enfin accoster dans le petit port de Ryde, sur la côte est de l'île de Wight (Lamendin, 1999 et 2012).


Un autre dentiste, fils de l’Empereur ?

Georges Clemenceau, président du Conseil de 1906 à 1909 et de 1917 à 1920, surnommé « Père la Victoire » de la Grande Guerre, a pour dentiste le docteur Arthur Hugenschmidt (1862-1929), qui serait le fils de Napoléon III et de la comtesse de Castiglione dont la liaison est avérée en 1856-1857. Arthur est élevé avec le Prince impérial. À la débâcle de 1870, Napoléon III le confie à son praticien, le docteur Thomas W. Evans, qui le forme naturellement à la dentisterie. Étudiant en médecine à la faculté de Paris et à l'université de Pennsylvanie, qui lui attribue un prix pour ses recherches en odontologie et en stomatologie, Arthur Hugenschmidt soutient sa thèse de doctorat en 1887. Continuant ses recherches à l'Institut Pasteur de 1894 à 1896, il devient aussi docteur de l'université de Pennsylvanie. Associé au Dr Evans, il reprend son cabinet en 1897. Il est fait officier de la Légion d’honneur en 1924 (Riaud, 2012). En 1918, la guerre est terminée. Lors d’une consultation, alors qu’il s’apprête à enlever une dent à Clemenceau, le dentiste, alsacien d’origine, s’enquiert du retour de l’Alsace-Lorraine dans le territoire français. En pleines négociations du Traité de Versailles, le « Tigre » se heurte aux Anglais qui considèrent que cette région est une contrée allemande et que la France n’a aucun droit dessus. Hugenschmidt se rappelle alors que l’Impératrice Eugénie, avec qui il entretient légitimement une correspondance, dispose d’une lettre du roi de Prusse Guillaume Ier, datée du 26 octobre 1870, dans laquelle ce dernier reconnaît vouloir posséder l’Alsace-Lorraine à des fins stratégiques et que cette région est avant tout une propriété française. Clemenceau se laisse enlever sa dent, mais aussitôt après, écrit une lettre à l’Impératrice Eugénie. Il ordonne au dentiste de se rendre en Angleterre pour récupérer le document. Hugenschmidt s’exécute et ramène la fameuse lettre. Avec celle-ci, Clemenceau obtient gain de cause. Le Traité de Versailles est signé le 28 juin 1919 et l’Alsace-Lorraine est rendue à la France… grâce à une dent de Clemenceau (Riaud, 2012).


Bibliographie

Collections of the University of Pennsylvania Archives, Philadelphie, 2005. I Thomas W. Evans, Mémoires du Dr Thomas W. Evans, Paris, Plon, 1910. I Henri Lamendin, « L’impératrice Eugénie, des dentistes et l’Histoire… », Le chirurgien-dentiste de France, 16 septembre 1999, n° 950, p. 38-41 ; Thomas W. Evans (1823-1897), le dentiste de Napoléon III, Paris, L’Harmattan (éd.), coll. « Médecine à travers les siècles », 2012. I Xavier Riaud, L’influence des dentistes américains pendant la Guerre de Sécession (1861-1865), Paris, L’Harmattan, coll. « Médecine à travers les siècles », 2006 ; Les dentistes, détectives de l’Histoire, Paris, L’Harmattan, coll. « Médecine à travers les siècles », 2007 ; « Anecdotes dentaires présidentielles et politiques », Indépendentaire, n° 99, juin 2012, p. 84-85.



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