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Guillaume Laennec: l’inventeur du stéthoscope

« Est-ce que mon père va nous reprendre, maintenant qu’il a épousé une nouvelle maman ? » Le médecin nantais, Guillaume Laennec regarde, sans répondre, ses neveux Théophile – quatorze ans et qui termine sa scolarité au collège des Oratoriens – ainsi que son jeune frère, Michel, dit Michaud. Lorsque, devenu veuf, son frère lui a confié ses deux fils, ce n’était que pour quelques semaines. Depuis, les années ont passé et le veuf, trop occupé à dissiper la dot de sa femme, n’a pas trouvé un instant pour s’occuper de ses enfants. Heureusement, l’oncle Guillaume Laennec a de l’affection pour eux. En cette année 1795, ce qui l’inquiète, c’est l’annonce de l’arrivée de l’armée de Charrette et des Chouans dans leur ville (1). L’armée royale est repoussée (2) et Nantes la républicaine peut respirer. Pour peu de temps.



Les antagonismes politiques à Paris, portés au paroxysme par la guerre et l’invasion des armées étrangères, ont divisé la France en autant de partisans et provoqué la guerre civile. La guillotine, installée dans les grandes villes, sert à trancher les ultimes débats. Nantes, taxée de fédéralisme, l’assemblée a réagi comme envers Lyon (3) et envoie un de ses représentants en mission, Carrier, pour imposer la « terreur » et écraser l’anarchie. La ville panique. Carrier est accompagné de son secrétaire, Prigent-Keraudren, un ami de l’oncle Guillaume Laennec. Cela lui sauve plus que probablement la vie car Carrier, jugeant la guillotine trop lente, a inauguré, pour purger la région des éléments réactionnaires, les « noyades de Nantes » (4). Théophile et Michaud Laennec côtoient ces terribles péripéties. C’est ce moment que choisit leur père pour se remarier en février 1795, avec Geneviève Urvoy de saint Bedan. Voudra-t-il reprendre ses enfants ? « Non, ils sont aussi bien chez leur oncle. Qu’ils y restent ! »


À la fin de l’année, Théophile commence ses études de médecine pour devenir chirurgien de 3e classe. Lorsqu’il les termine, l’insurrection est générale : le gouvernement envoie une troupe de 60 000 soldats. Il en fait partie, comme officier de santé. L’ordre rétabli, l’armée est démobilisée, le poste de Théophile supprimé le 13 août 1800. Il souhaite partir à Paris poursuivre sa carrière.


L’oncle Guillaume écrit alors à son frère pour qu’il envoie l’argent nécessaire au voyage. Le père en est très agacé : « Qu’on ne le dérange plus. Ah ccs enfants ! On ne l’en débarrassera donc jamais. »


Les grands médecins parisiens

Théophile s’y rend à pied et y retrouve son frère, Michaud, le 4 avril 1801, dans une soupente rue Roger Collard, près du jardin du Luxembourg. Il écrit à son oncle : « J’ai peu d’ambition. Pourvu que je puisse vivre et me rendre utile. » Il a comme professeur Corvisart et précise : « Je ne connais que M. Corvisart qui ne veut pas voir des malades parce que cela le gêne. D’ailleurs quoi que je travaille tous les jours pour lui, à peine me connaît-il. »


Il fait aussi la connaissance de Dupuytren. Les professeurs de médecine à cette époque sont aussi jeunes que les généraux, une moyenne d’âge de vingt ans. Laennec en a vingt et un. En septembre 1801, il publie un article dans le journal de médecine sur les péritonites. Les cliniciens, jusqu’alors, confondent péritonites et entérite. Ses descriptions sont encore employées aujourd’hui, telle « facies grippé ». Dupuytren associe ce collègue prometteur à ses travaux. Les deux frères réussissent leur carrière de conserve. Michaud obtient un prix au concours général des belles lettres qui le fait engager par le préfet de Beauvais pour une carrière de haut fonctionnaire, tandis que Théophile publie un article en août 1803 sur la bourse synoviale sous deltoïdienne qu’il vient de découvrir et passe ses examens avec succès.


Il dédie sa thèse (5) à l’oncle Guillaume.

Le docteur Laennec a vingt-deux ans. C’est le moment que choisit son père pour se rappeler à son souvenir. Puisqu’il est arrivé, qu’il lui procure une place – qu’il précise peu fatigante mais bien rémunérée ! Ayant engendré un fils célèbre, il y a bien droit.


Un médecin chrétien

À Paris, le docteur Laennec a trouvé l’asthme et la foi. Il souffre de crises terribles qui le suffoquent et est devenu un fervent pratiquant. Au même moment, se produit un renouveau religieux : le Concordat est signé, Châteaubriand publie Le génie du christianisme.

Le 27 mai 1803, Laennec devient membre de la congrégation des jésuites. Son engagement religieux lui vaut des moqueries de ses collègues, majoritairement athées et farouchement laïques. Cependant, ses qualités professionnelles sont telles qu’il remporte le grand concours de dissection de l’an xi, ouvre un cours public d’anatomie et publie des articles (6).


Il s’inscrit aussi aux concours de médecine et chirurgie, obtenant les deux premiers prix. Laennec écrit à son père pour lui demander de lui envoyer de l’argent afin de porter un costume correct lors de la remise des prix. Ce dernier lui promet un mandat mais fait en sorte de faire une anomalie ce qui empêche le destinataire de le toucher – ces plaisanteries cruelles, dont il est coutumier, l’enchantent. C’est donc dans son habit élimé que Laennec est reçu au ministère de l’intérieur par Chaptal, à qui le père ne manque pas d’écrire, se recommandant de son fils, pour solliciter une place.


Lorsque le pape Pie VII vient à Paris sacrer Napoléon, Laennec est présenté le 18 décembre 1804 par les représentants de sa congrégation. Son père écrit aussitôt à l’Empereur, toujours en se recommandant de son fils, pour réclamer une place dans l’administration. Laennec, dès qu’il l’apprend, en est consterné, ce qui aggrave son asthme.


La pollution urbaine

Il ne rêve que de campagne, mais comment s’y rendre ? Il étouffe à Paris. Un jour, il décide de sortir de la vile et marche douze heures d’affilées pour revenir guéri ! Puis s’écroule sur son lit et dort douze autres heures. Avant que l’on ne soupçonne l’existence de la pollution urbaine, il en souffre.


Un autre problème le tracasse : Dupuytren garde secrète sa collaboration. Laennec, voulant garder la paternité de ses inventions, prépare en 1805 un cours d’anatomie. De nouveau, c’est un triomphe : Laennec se révèle également un maître de la parole. Faute de pouvoir partir au loin, il voyage grâce aux livres, apprend le bas-breton et songe au sanscrit. Puis, miracle de la notoriété, deux cousines (7), près de Soissons, l’invitent à venir passer trois semaines chez elles, pendant les vacances. Il évoque plus tard ces moments comme les plus agréables de sa vie (8) : « Nous avons fait de la musique, joué des proverbes, fait des vers, rempli des bouts rimés, fait quelques parties d’échecs. »


Puis retour à Paris. La bourse toujours vide, ses malades rapportent peu : à peine 400 F par an. L’année suivante, son mauvais état de santé l’oblige à abandonner ses cours d’anatomie. Mais peu à peu, la clientèle afflue : il a bonne réputation et la congrégation lui adresse des chrétiens pratiquants. Heureusement, car il n’a obtenu qu’un poste de bénévole dans un dispensaire. Il sait ne pouvoir compter sur l’aide de personne, à commencer par son père qui continue à mener joyeuse vie à Quimper où il tient table ouverte.


Un père indigne

Il a depuis longtemps mangé la dot de sa seconde épouse, ayant obtenu la tutelle de la succession de sa belle-mère qui a elle-même également tout dépensé. Or le moment est venu de rendre des comptes. Il se souvient alors de son second fils, Michaud, grâce à qui il est parvenu à se faire attribuer un poste : conseiller à la préfecture de Quimper.

Ayant appris qu’il est un peu souffrant (9), il l’invite à se reposer chez lui. Stupéfait de cette largesse, Michaud y va, ne soupçonnant pas qu’en fait son père a uniquement besoin de ses services. Arrivé chez lui, et plutôt que l’emmener dans une chambre pour se reposer, son père le conduit jusqu’à un bureau débordant de documents. « Allez au travail ! »


L’ayant mis en demeure de classer sa comptabilité, le père repart rejoindre ses amis. En triant soigneusement les papiers, Michaud constate avec effarement les rapines effectuées ! Il découvre aussi qu’il prépare une escroquerie contre Guillaume Laennec, pour l’accuser de l’avoir dépouillé lui et ses deux enfants. Furieux, Michaud part immédiatement pour Nantes, malgré sa mauvaise santé, prévenir l’oncle Guillaume de la manœuvre.


C’est l’hiver, il fait froid, les routes sont défoncées, la santé de Michaud, déjà délicate, s’aggrave. Ensuite, malgré sa fièvre, il regarde de plus près la situation de l’héritage de sa mère. C’est simple : le père a tout dépensé et est surendetté dans toute la Bretagne. En douce, il a vendu des fermes, placé des hypothèques, tout en prenant la précaution de mettre les biens de sa première femme en usufruit jusqu’à sa mort, empêchant ainsi la moindre aliénation de ses biens. Ses deux fils n’hériteront de rien !


Pour que sa seconde épouse ne soit pas accusée de complicité, le père Laennec vient d’ailleurs d’obtenir au tribunal une séparation de biens entre les époux. Averti du mécontentement de son second fils, il dépose aussitôt une plainte pour menace contre lui. Et sans lui dire pourquoi, supplie le 12 octobre 1809 son fils aîné de lui prêter de l’argent. Laennec ne peut que lui envoyer 500 F qu’il emploie pour payer l’avocat contre son fils.

Michaud, épuisé et furieux, s’alite, pour mourir à Quimper le 10 janvier 1810. Aussitôt, le vieux Laennec modifie son procès et attaque le testament de son fils, se prétendant son seul héritier légitime. Débouté mais non découragé, il obtient du tribunal que son fils survivant, le docteur Laennec, soit responsable de ses dettes et règle seul l’enterrement de Michaud.


Médecin de l’oncle de l’Empereur

De retour dans la capitale, Laennec apprend que, grâce à ses amis de la congrégation, il est nommé médecin du cardinal Fesch, oncle de l’Empereur (10). Cette sinécure dure deux ans, jusqu’à ce qu’en 1812 il parte pour Lyon, où Laennec refuse de le suivre.

Dans la salle d’attente de son cabinet, un grand crucifix annonce la piété du médecin, ses confrères moqueurs l’ayant surnommé « l’oratoire ». Sa clientèle parisienne est non seulement croyante mais huppée (11), avec parmi ses patients Chateaubriand. Il soigne régulièrement et gratuitement les pauvres, qui forment la moitié de ses patients.


Il aurait aimé habiter la maison natale de sa mère à Quimper et s’y installer comme médecin. Le climat y est bénéfique et, lorsqu’il s’y rend, son asthme disparaît. Il songe à se marier. On lui présente une dot de 12 000 livres de rente – somme nécessaire à l’entretien d’un médecin – mais la promise a dix-huit ans. « Beaucoup trop jeune, pas assez sérieuse » décide-t-il sans même la rencontrer.


Plutôt que de convoler, épuisé par son asthme, il fait son testament. Rien à son père, tout aux deux fils de son oncle Guillaume.


Pour finir de rembourser les dettes paternelles, il vend la maison de Quimper. Adieu rêve de s’y installer. Il devra rester à Paris. Il ne lui reste de l’héritage maternel, autrefois brillant, qu’un petit manoir, Kerlouarnec et quelques pauvres fermes près de Pont-l’abbé. Il a trente-trois ans. Il trouve la capitale en émoi. La guerre est perdue. Laennec n’aime pas Napoléon mais est inquiet de la chute de l’Empire, qui a provoqué l’invasion des troupes ennemies.


La terrible époque de la Révolution qu’il a connue enfant à Nantes va-t-elle revenir ? Les hôpitaux regorgent de blessés, le typhus apparaît à Paris, onze élèves médecins en meurent. À la Salpetrière, Laennec s’occupe plus particulièrement des blessés bretons qui ne parlent que leur langue et ne comprennent pas le Français.

Après l’abdication de Napoléon et le retour des Bourbons sur le trône, Laennec regagne Kerlouarnec. Le vieux manoir est en ruines. Il le fait restaurer.


Retour du père

C’est alors que son père, qu’il a un moment oublié, entre de nouveau dans sa vie. On vient de découvrir dans les archives une lettre qu’il a envoyée à la Convention pour la féliciter de la mort de Louis XVI. Au moment où les Bourbons, avec Louis XVIII (12), remontent sur le trône, le risque est grand. Il est immédiatement révoqué de son poste de conseiller à la préfecture de Quimper qu’il a obtenu grâce à Michaud. C’était sa seule ressource avouée, il se retrouve donc dès lors au crochet du seul fils qui lui reste.

Le désir de s’installer en Bretagne s’éloigne et Laennec doit regagner Paris, sa clientèle et son asthme.


Le 5 juin 1816, alors qu’il se rend chez un patient, il rencontre un de ses amis, directeur de l’Assistance publique, qui lui propose un poste à Necker. Il décide de faire des recherches sur l’emphysème pulmonaire, les affections thoraciques l’intéressant d’autant plus qu’il en souffre et que son frère en est mort. Il veut étudier sur les vivants les lésions constatées lors de ses autopsies. Or la cage thoracique n’est pas apte à la palpation. Les médecins doivent appliquer leur oreille contre les côtes. Que pouvaient-ils conclure de ces bruits bizarres ?

Pour un médecin, ausculter une poitrine féminine n’est pas socialement correct (13). Un matin de septembre 1816, passant par les guichets du Louvre il regarde des enfants jouer. À quel jeu ? Très excités, ils sont assemblés aux deux extrémités d’une poutre. L’un d’eux gratte le bois avec une épingle ; à l’autre bout, le groupe, l’oreille sur le bois, entend le minuscule grattement et manifeste son enthousiasme en hurlant de plaisir.


Le stéthoscope

Laennec les regarde en souriant : la transmission du son est connue depuis toujours. Les Gaulois, l’oreille à terre – de même que les indiens d’Amérique du nord – étaient capables de distinguer le nombre de leurs ennemis, à une grande distance.


Soudain, il s’immobilise, figé par l’idée qui vient de le traverser. Il se rend chez une patiente souffrant d’une maladie de cœur difficile à diagnostiquer car elle a un fort embonpoint. Dès son arrivée chez elle, il demande une feuille de papier et la roule pour appliquer une extrémité dans le dos de la malade et son oreille sur l’autre. Il ferme les yeux de bonheur, déplaçant lentement son cylindre suivant la modification des bruits.

« Que vaut le soleil d’Austerlitz, à coté de cette découverte ? » Depuis deux mille ans, on cherche à écouter les bruits d’un thorax : lui, pour la première fois, vient de le faire. Ce qu’Hippocrate et les autres médecins ont en vain cherché, grâce à Laennec un étudiant pourra l’apprendre en quelques semaines.


À partir de 1817, il travaille à classifier les différents bruits perçus dans le thorax et construit un instrument efficace et pratique. L’avancée de son travail est hachée par la maladie. Entre asthme, goutte, migraines, syncopes, Laennec pratique l’auscultation dans sa clientèle. Le 4 août 1818, il écrit : « Mon ouvrage sur le stéthoscope est presque achevé. Les extraits que j’ai livrés à l’académie de médecine ont été bien accueillis. C’est une trouvaille. Dommage qu’elle ait été faite par quelqu’un qui soit incapable d’en faire de l’argent. Je n’en tirerai qu’un peu de fumée. » En vingt-deux mois, il a découvert et défini la sémiologie pulmonaire et écrit un opuscule sur le sujet (14).


Dans l’amphithéâtre de Necker, où il autopsie les malades décédés, invariablement, les lésions anatomiquesau diagnostic émis par Laennec avant leur mort.

Ses confrères réservent à l’invention du stéthoscope un accueil juste poli. Il ne doit qu’à son excellente réputation de ne pas être brocardé. L’éditeur Bresson et Chardé publie en 1819 son ouvrage L’auscultation médicale. Si l’accueil des médecins français frise l’indifférence totale, au contraire les médecins anglais et allemands se montrent enthousiastes et traduisent le traité de Laennec. Ils ne cessent de venir à Necker pour recevoir son enseignement. Ses confrères, jaloux, essaient d’interdire ses cours. Ils le traitent de « jésuite arriviste », de « chouan de salon » rétrograde et ridicule. Trop tard, le succès est international.


Le 31 juillet 1822, Laennec est nommé professeur au collège de France, mais il n’en peut plus de fatigue, sa santé le lâche. Très malade, accablé par la goutte et l’asthme, Laennec qui appelait son corps « sa guenille », ne se sent plus la force d’enseigner. Il quitte son appartement et démissionne de son poste à Necker, voulant se retirer à Kerlouarnec, pour y mourir.


Son père, furieux, persuadé que c’est une manœuvre pour lui supprimer sa pension, en organisant son insolvabilité, refuse de céder la place et le menace d’un procès.

Laennec, retrouvant les amis de sa famille, épouse alors madame Argou, quarante-trois ans, le 16 décembre 1824, à la mairie du 6e arrondissement, avant une cérémonie religieuse à Saint-Sulpice. Connaissant son père, il signe une donation entre vif dans le contrat de mariage. Peu de temps après, il se diagnostique une phtisie, la même maladie dont est mort son frère. Il rédige soigneusement son testament, léguant l’usufruit de ses biens à son épouse puis, à sa mort, la totalité à ses cousins, fils de son oncle Guillaume. Il étudie avec le notaire tous les moyens pour que son père ne puisse le faire casser. Pour s’en protéger, il fait un codicille, accordant une rente de 600 F à son père à condition qu’il laisse sa veuve en paix après sa mort. Il meurt le dimanche 13 aout 1826, reposant depuis ce temps dans sa chère Bretagne.

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