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Le canot de l’Empereur

Tout finit par revenir à son port d’attache et c’est tout naturellement que le célèbre canot de l’Empereur, ce chef-d’œuvre flottant, vieux de deux siècles, a fait son retour à Brest. Il avait dû s’exiler durant la Seconde Guerre mondiale, pour fuir les bombardements qui frappaient la ville depuis 1941 et qui s’étaient intensifiés en 1942 et 1943, provoquant d’importantes destructions. Suivant l’expression bien brestoise, cette réapparition a fait du raffut dans le landerneau (1) : le canot est enfin rentré au bercail ! Bien sûr, certains ont critiqué qu’on ait expédié ainsi au bout de la terre ce qui faisait le charme du palais de Chaillot, mettant en avant l’évident manque de couverture médiatique internationale de Brest. Le défi est relevé par les Bretons. Pour marquer le retour de ce qui est un des plus élégants et un des plus grands objets présentés dans un musée français, il est intéressant d’en retracer les aventures.


L’histoire commence au début de l’année 1810. L’Empereur, alors au sommet de sa gloire, souhaite visiter l’arsenal d’Anvers (2), dont il a ordonné la construction quelques années plus tôt. Il veut constater de visu l’avancement des importants travaux qui doivent faire du port « un pistolet braqué sur le cœur de l’Angleterre ».


La visite d’Anvers

Une importante partie de cette visite s’effectue sur l’eau et, pour cette occasion, pas question de laisser embarquer l’Empereur dans une vulgaire barque, aussi belle soit-elle ! Aussi, le ministre de la Marine, l’amiral Decrès, a-t-il ordonné dans la plus grande discrétion au préfet maritime d’Anvers, Pierre-Clément Laussat, le projet de mise en chantier d’une chaloupe d’apparat, digne de transporter l’impérial passager. Le 29 mars 1810, Laussat rend compte à son ministre de tutelle de la construction de deux canots : « Le Grand Canot, tel que Votre Excellence le désire, va être fait. Il aura une chambre close en vitrage. Un second plus petit, également orné, aura sa chambre fermée par des tendelets et des rideaux. Les plans seront remis incessamment à M. Sané. Il ne sera point perdu un moment. »


Pour gagner du temps, l’ingénieur-constructeur Guillemard s’inspire des plans de l’amiral suédois Frédéric Henri de Chapman, auteur en 1768 d’Architectura navalis mercatoria, véritable bible pour les ingénieurs du génie maritime du xviiie siècle. Chapman a travaillé sur les plans d’un canot d’apparat suffisamment avancé pour en lancer sa construction en cette année 1810.


Jacques-Noël Sané, alors inspecteur général du Génie maritime, valide rapidement les plans que lui présente Guillemard. Aussitôt, sa construction est confiée au maître-charpentier Le Théau, un Normand de Granville, tandis que l’on confie l’élaboration des éléments décoratifs au sculpteur anversois Van Petersen. En seulement vingt et un jours, celui que l’on appelle alors le Grand canot est prêt. D’une longueur à l’origine de 17,21 m, large de 3,25 m et profond de 97 cm, il porte sur son tiers arrière un très beau roof (3) vitré de 15 m2 en forme de caisse de carrosse, destiné à accueillir les personnalités, laissant les deux autres tiers disponibles pour les quatorze bancs de nage destinés aux rameurs.


L’ornementation du canot est alors très différente et bien plus sobre de celle que nous connaissons aujourd’hui. Malheureusement, il n’en existe aucune description précise, d’autant que les plans ne les font pas figurer. On sait seulement, d’après le tableau du peintre flamand Mathieu Van Brée (4), qu’il est blanc, avec des sculptures dorées au niveau de la cabine. Il ne supporte alors ni figure de proue, ni couronne monumentale sur le roof. Il faut cependant se montrer prudent quant à la représentation picturale de Van Brée, car il semble qu’il ait pris des libertés avec la réalité : ainsi, il n’a figuré que trois fenêtres sur les cinq, côté tribord de la cabine.


Arrivé à Anvers, le couple impérial « […] s’embarque aussitôt sur le grand et merveilleux canot, richement décoré que Decrès, toujours bon courtisan, a donné l’ordre de construire tout exprès à Anvers […]. » (5) Il est vrai que, ce 30 avril 1810, la luxueuse chaloupe, lancée par vingt-huit rameurs, deux par banc de nage (6), tous marins de la Garde, fait une entrée remarquée dans le port. À son bord, l’Empereur et la jeune Impératrice Marie-Louise sont accompagnés du maréchal Berthier, de l’amiral-ministre Decrès et de l’amiral Édouard Thomas de Burgues, comte de Missiessy, qui commande l’escadre de l’Escaut. Une multitude d’embarcations leur fait suite. Le lendemain, Marie-Louise note dans son journal intime : « On nous conduisit vers une jolie petite gondole à bord de laquelle nous nous embarquâmes pour descendre le Rupel. » Un témoin quant à lui, peu sensible à la beauté de l’embarcation constate qu’un « grand nombre de canots richement et élégamment décorés étaient disposés et prêts à partir. Leurs Majestés se sont embarquées dans celui qui leur était destiné. […] Le cortège fut aussitôt mis en marche se dirigeant sur le vaisseau amiral le Charlemagne. Quand le canot de l’Empereur a été aperçu par les vaisseaux qui se trouvaient dans le Rupel, tous ont pavoisé, salué de leur artillerie et les équipages de leurs cris de Vive l’Empereur. »


Le lendemain, 1er mai, la chaloupe impériale assure le déplacement de l’Empereur, alors qu’il remonte l’Escaut. Puis, toujours à son bord, Napoléon inspecte, le 2 mai, l’ensemble de l’escadre et assiste notamment, au lancement du Friedland, fameux vaisseau de 80 canons.

Après l’Empire

En 1814, suite à l’abdication de Napoléon, la France perd définitivement Anvers, qui est rattaché au nouveau royaume de Hollande. Si la plupart des navires qui y ont été construits par les Français sont concédés à la marine hollandaise, ce n’est pas le cas du canot, qui est attribué à l’arsenal de Brest. Une bourgeoise d’Anvers, Jenny Cooppal, y fait allusion dans une lettre qu’elle adresse à sa sœur, le 27 juillet 1814 : « Hier nous avons visité les chantiers navals. J’ai été assise à la place de Napoléon dans une chaloupe impériale. Louis XVIII a réquisitionné celle-ci et, à ce qu’il paraît, elle sera chargée par le premier bateau qui fera route vers Brest. »


Nous pouvons supposer qu’en cette année 1814, Louis XVIII suivant les fourgons de l’ennemi, a eu l’occasion de visiter Anvers, proche de Gand où il séjourne. Lorsqu’il voit le canot, il lui trouve une telle majesté, qu’il décide de le faire revenir en France, à Brest. Mais entre la prise de décision et l’exécution, bien souvent les événements freinent l’action. Nous ignorons la date de l’arrivée du canot sur les rives de la Penfeld (7) : faisons confiance à la tradition brestoise qui signale la présence du canot royal de Brest en 1819. Nous savons qu’il est alors modérément orné et qu’il subit quelques transformations, dont nous n’avons malheureusement aucun détail, sinon qu’en 1833 la figure de proue était devenue une aigle aux ailes éployées. Puis, souffrant de la concurrence du canot dit du Prince de Joinville, qui fait office de vedette de transport pour les personnalités de passage, le Canot royal de Brest est quelque peu oublié jusqu’au Second Empire. Le port de Brest compte alors 7 canots d’apparat et 461 canots de service, le canot de l’Empereur étant trop remarquable pour être utilisé au transport des matelots ou du matériel.


La venue du couple impérial à Brest

C’est alors que Napoléon III, en 1858, annonce sa décision de venir en visite officielle à Brest. Aussitôt, c’est le branle-bas de combat et quoi de mieux que d’user du canot de l’oncle repeint et redoré pour l’occasion ! On remet ce qui n’est plus qu’une vieille barque défraîchie aux ateliers de sculptures de la marine, alors situés aux pieds du plateau des Capucins (8), dirigés par le sculpteur brestois Yves Collet (1761-1843). Et là, l’embarcation va se voir doter d’un lustre extraordinaire. Des mains adroites des artisans va naître l’ornementation que l’on connaît de nos jours, notamment la figure de proue représentant Neptune armé de son trident, chevauchant un dauphin et encadré par deux angelots ailés à queue de tritons ; sur le tableau arrière, autour d’un écusson central représentant une aigle impériale, on sculpte un large ruban laissant pendre une croix de la Légion d’honneur. Une petite couronne surmonte le fronton, soutenue par les statues assises de Minerve armée d’une lance et d’une Renommée soufflant dans une trompe.


Sur le roof, on a placé une couronne surdimensionnée soutenue par quatre angelots grassouillets. Tout le long des plats bords, à tribord et à bâbord sont appliquées de fines sculptures colorées de feuilles de lauriers et d’oliviers. Même les vingt-quatre avirons, taillés dans du châtaignier, sont richement peints d’un poisson doré ou d’un crustacé, différent sur chacune des pelles d’aviron.


Sur le pavois, de part et d’autre du roof ont été fixés de grands écussons encadrés par deux angelots et portant en leur milieu l’entrelacement des lettres LN pour Louis-Napoléon. Le 9 août 1858, l’Empereur Napoléon III et l’Impératrice Eugénie arrivent de Cherbourg à bord du vaisseau la Bretagne. À 14 h, les souverains quittent le vaisseau ancré à l’ouvert du goulet de Brest et prennent place à bord du resplendissant canot. Remorqué par le vapeur l’Elorn, lui aussi superbement décoré pour la circonstance, ils se dirigent vers l’entrée du port. Arrivé en rade, le vapeur lâche sa remorque et le canot, dont la barre est tenue par le capitaine de vaisseau Malmanche, remonte à force de rames, vers la Penfeld, pour débarquer aux escaliers d’honneur dressés face à la cale du Magasin Général (9). Là, les attendent les autorités et les corps constitués, ainsi que les soldats du 2e régiment d’infanterie de marine. Le lendemain, les époux impériaux remontent à bord du canot pour se rendre au fond de la Penfeld, près de l’Arsenal, afin de visiter les forges de la Villeneuve. À leurs côtés, se tient fièrement le maire de Brest, M. Hyacinthe-Martin Bizet (10).


Au troisième jour de leur visite, les souverains reprennent place à bord du canot et par un très beau temps (11), inspectent en rade la Thétis et le Borda. Puis, le 4 août, Napoléon III et Eugénie prennent place dans leur berline pour joindre Quimper, pendant que la chaloupe impériale retourne dans sa remise sur l’île Factice, en amont de la Penfeld, pour un très long entracte.


Au temps de la République

Le canot de l’Empereur est encore utilisé sous la Troisième République, notamment à l’occasion de deux visites présidentielles à Brest. La première est celle du président Félix Faure en 1896. Pour l’occasion, la République trouvant les ornements trop impériaux, on fait enlever le roof et bon nombre des décorations. Puis suivent de nouvelles années d’oubli, jusqu’en 1902, lors du passage du président Émile Loubet. Cette fois-ci on laisse le roof en place, mais on ôte tout de même l’immense couronne qui le surplombe : cela ne sied guère à un chef d’État républicain. Le journal Le Yacht, du 17 mai, relate que l’après-midi du 14 mai, le président à bord de « son magnifique canot remorqué par une vedette à vapeur » passe en revue l’escadre avant de monter à bord du croiseur-cuirassé Montcalm à destination de la Russie. Pour le canot, c’est de nouveau le retour en exil dans son hangar pour de longues années.


Le 18 novembre 1922, le canot de l’Empereur retrouve enfin les eaux de la Penfeld pour participer à la cérémonie du Triomphe de l’École navale. C’était alors l’occasion de mettre en avant l’histoire maritime française, en évoquant la marine de 1680, 1720, 1774, 1805 et 1820. Mais le lendemain, au cours de la parade navale, celui qui attire tous les regards et en est le fleuron, paré de tous ses ornements, est le canot de l’Empereur.


C’est à son bord que le préfet maritime, le vice-amiral Louis Ernest Fatou (12) reçoit le ministre de la Marine, le baron Flaminius Raiberti (13). Véritable reconstitution historique, la marine a camouflé à l’ancienne quelques-uns de ses navires, des toiles peintes recouvrant la coque des navires pour évoquer la marine d’autrefois. Les marins costumés d’uniformes anciens, fabriqués sur le modèle d’esquisses, œuvre du peintre Charles Fouqueray (1869-1956), font grand effet. Affublés de costumes d’époque, portant perruques, les jeunes élèves de l’École navale jouent le rôle de leurs grands anciens. On peut ainsi admirer les navires d’autrefois : le Conquérant, la Dauphine, le Provençal, les Droits de l’Homme, la Sylphide, le Crimée, le Volta et bien sûr le Canot impérial.


La fête terminée, le canot est remisé au fond de l’arsenal, à Kervallon, là où sont entreposés dans de vastes hangars les matériels et les vieilles chaloupes souvent destinés à la destruction.


Exposé au public

Mais le canot, tel un phénix, attend son heure. Pour le sortir de son oubli, on le présente, en mai et juin 1928, au public brestois lors de l’exposition du Commerce et de l’Industrie qui se tient sur la place du Château. Exposé place Joffre (14), il rencontre un si vif succès que M. Georges Thiébaut, président du Syndicat d’initiative, a l’idée de le mettre en valeur et de lui trouver un espace où il sera facilement abordable par le public. Le ministre de la Marine se fait tirer l’oreille pendant près de deux ans, avant de céder. Et c’est un cri de soulagement dans Brest lorsqu’on peut lire dans la Dépêche de Brest du 13 janvier 1930 : « Un abri va être édifié entre le pont National et la Porte Tourville. Les travaux qui commenceront incessamment dureront deux ou trois mois. Le Syndicat d’initiatives participe à la dépense pour 15 000 francs, soit la moitié environ. C’est un gros sacrifice, mais l’été prochain les touristes qui se présenteront à la porte Tourville pour visiter l’Arsenal iront tous voir le Canot de l’Empereur. » Le 11 avril suivant, dans la matinée, le canot quitte définitivement son vieil abri pour rejoindre son nouveau hangar-musée sur la rive gauche de la Penfeld, au pied du Grand pont, à proximité de la porte de Tourville : « Hier matin, le Canot de l’Empereur a quitté pour toujours sa vieille cabane de l’île Factice où il reposait depuis tant d’années. À 15 h, le canot et son chariot étaient soulevés par la grande grue et déposés sur le quai, rive gauche où un gros tracteur automobile va le prendre. Cette curieuse et courte caravane avait arrêté sur le Grand pont et le boulevard Thiers une haie de curieux qui purent contempler pendant quelques instants la barque de l’Empereur suspendue entre ciel et terre. Aujourd’hui, elle repose sous un abri digne d’elle.Tout près de la grille Tourville, désormais chacun pourra venir admirer cette petite merveille qui constitue l’une des attractions les plus notables de notre pauvre cité. » (15)


La Marine ouvre de façon permanente au public le nouveau hangar, élevé par les Travaux Maritimes près du pont Gueydon sur la rive gauche, mais refuse d’autoriser la perception d’une redevance pour cette visite, plaçant ainsi le Syndicat d’initiative dans une situation financière plutôt embarrassante. Mais c’est un véritable succès et des milliers de visiteurs peuvent admirer librement le canot de l’Empereur enfin présenté d’une façon digne de lui. Lors des visites de personnalités françaises ou étrangères, le canot qui, d’un objet d’usage, est devenu patrimonial, est l’un des passages obligés.


Pendant la guerre

En 1940, on pense le mettre à l’abri dans un hangar, au plus profond de l’arsenal. Mais l’année suivante, pour le protéger des bombardements aériens, on l’exile encore plus loin au fond de la Penfeld, sur l’île Factice (16).


En 1943, devant l’intensification des bombardements anglais, on décide d’envoyer, provisoirement, le canot à Paris. Le musée de la Marine au palais de Chaillot, nouvellement créé, dispose d’un espace en mesure d’accueillir cet imposant monument. Les autorités allemandes semblent avoir été à l’origine de ce transfert. Quelque part, un haut fonctionnaire du Reich a compris tout l’intérêt qu’il y a à protéger ce fastueux symbole impérial. Le 9 mai, le canot est évacué avec d’énormes difficultés, d’abord par chaland, puis par train vers Paris. Le voyage vers la capitale va s’avérer des plus délicats. Il dure huit jours durant lesquels tout le trajet ferroviaire de Brest à Vaugirard est interrompu par tronçons, dans les deux sens, car il est impossible pour le convoi de croiser d’autres trains. L’intérêt de l’occupant pour ce canot est extraordinaire, parce qu’alors même que se poursuit la construction de la base sous-marine qui doit abriter les U-Boots (17), et que les livraisons de matériaux par voie ferrée sont vitales, les autorités allemandes acceptent de neutraliser le rail pour assurer le transfèrement du canot vers Vaugirard. Du 9 au 18 mai 1943, le convoi passe par Landerneau, Quimper, Redon, Nantes, Segré, Le Mans, Chartres, Trappes, Versailles et enfin Vaugirard.


Bien calé sur la plateforme d’un camion, c’est toujours sous escorte militaire allemande que l’embarcation arrive place du Trocadéro. Mais là, on s’aperçoit qu’il est impossible de faire entrer le canot à l’intérieur du palais de Chaillot. Les portes sont trop étroites. Le musée, en plein travaux d’installation, n’a tout simplement pas considéré ce détail. Force est d’entreposer le précieux esquif dans les jardins du Trocadéro, sous un abri de fortune, destiné à le préserver des effets climatiques. Il faudra près de deux années de réflexion pour se décider, en août 1945, à ouvrir une énorme brèche dans le mur du palais de Chaillot. Introduit dans le musée grâce à un chariot spécialement aménagé pour son déplacement, le canot peut enfin y être exposé. Ce sera le plus bel ornement du musée de la Marine. Pour Brest, elle perd définitivement un de ses plus beaux ornements et Paris ne lui rendra jamais son trésor…


La rénovation

De 2001 à 2003, le canot vieillissant est restauré. Cette restauration est effectuée par les charpentiers de l’atelier militaire de la flotte à Cherbourg (bers et structures internes de la coque) et par un groupement de restaurateurs (sculptures, polychromie et dorure), avec le soutien financier de la Fondation Napoléon.


On a longtemps pensé que le canot resterait définitivement à Paris. Mais le 31 mars 2017, le musée national de la Marine a fermé ses portes pour une rénovation de fond en comble. L’ambitieux projet prévoit de recréer le musée de la Marine pour en faire le plus grand musée de l’histoire maritime français. L’ouverture prochaine n’est programmée que pour 2022. Si le canot de l’Empereur est le fleuron du musée, c’est aussi une charge extraordinaire. Que va-t-on en faire ? Une solution s’impose et on envisage de le ramener à Brest, son port d’attache. C’est le retour de l’enfant prodigue : le cœur de Brest bondit à cette nouvelle.


Les opérations de déménagement sont préparées militairement. Dès le printemps 2018, on met en dépôt, à Dugny, les vingt-deux avirons et le trident de la figure de proue. En septembre, on dépose le bloc de la couronne sommitale, ainsi que les quatre angelots la supportant et les quatre casques à l’antique. Puis on installe le canot dans une caisse rigide afin de garantir sa sécurité. La caisse mécano-soudée de 19,50 m de long, 4,20 m de large sur 3,75 m de hauteur a été fabriquée sur place. Sa structure métallique est protégée par une couche de polyane et une cloche en contreplaquée. On ne veut courir aucun risque.


Ensuite, il faut pratiquer une ouverture de 6,90 m de large sur 4,75 m de haut dans les murs du palais de Chaillot afin d’évacuer la caisse et son contenu. Le tout, d’un poids de près de 20 tonnes, est placé sur un plateau de semi-remorque à l’aide d’une grue mobile. Les Parisiens se souviendront avoir vu le dimanche 14 octobre 2018 la sortie du canot de l’Empereur. En fait, ils n’ont vu qu’un immense container à roulettes, entouré d’une bâche plastifiée noire, aux marque de la société Bovis et frappée de l’image de Pégase, le cheval ailé de la mythologie, enfermant la précieuse cargaison.


Le même jour, le convoi quitte la place du Trocadéro à 21h53, encadré comme un VIP en déplacement officiel, avec une voiture en avant-garde et une voiture suiveuse. Et c’est à la vitesse maximale de 80 km qu’est franchie la distance de Paris à Brest. Le convoi fera étape une première fois dans les Yvelines, une deuxième à Rennes, une troisième à Guipavas et s’arrête définitivement aux Capucins à Brest, le 25 octobre. Les opérations d’extraction, nécessitant un grutage, sont d’une grande complexité. Rien alors n’égale le bonheur des Brestois qui retrouvent leur perle patrimoniale, si longtemps confisquée.


Le Plateau et les anciens ateliers des Capucins, ancienne emprise militaire rétrocédée à la ville par la Marine en 2011 (18), sera la nouvelle demeure du canot.Outre un nouveau quartier de la ville, on a créé là un authentique pôle culturel et commercial. Du haut du plateau, véritable terrasse sur la rade de Brest, l’œil du visiteur embrasse une vue plein sud sur la cité, ses remparts, son château et son musée de la Marine.


Le 22 janvier dernier, le canot de l’empereur, désormais œuvre phare brestoise, est sorti de son coffrage de protection, brillant sous la lumière de sa ville d’adoption. Mais il a fallu encore du temps pour le déplacer et l’installer sur ses bers définitifs par les conservateurs du musée de la Marine de Brest et les ouvriers du groupe Bovis.


Puis commenceront les opérations de restauration, lesquelles sont accessibles au regard du public. Il était prévu qu’elles soient terminées pour les Fêtes maritimes internationales de Brest (10-16 juillet 2020). Mais voilà : le Coronavirus Covid-19 a tout bouleversé ; la France confinée, le canot l’a également été. Brest n’attend que le moment où elle pourra convier la France entière à venir admirer le canot impérial, somptueusement présenté, enfin rentré à la maison.


Tout a été merveilleusement prévu. De nombreux dispositifs muséographiques dits « dynamiques » permettront aux visiteurs de comprendre les origines et l’histoire du canot. Et levant les yeux au plafond, le public, par un jeu de miroirs adroitement placés, pourra admirer la coque en chêne et recevra une image complète de l’intérieur de la chaloupe si impériale.


La ville d’Anvers, quant à elle, n’a pas oublié le canot de l’Empereur, puisqu’elle expose avec fierté au musée de la Navigation une splendide maquette longue de 4,60 m sur 90 cm de large.Toutes les décorations sont fidèlement reproduites, faisant de celle-ci une véritable œuvre d’art.


(1) Landerneau est une commune proche de Brest.


(2) Anvers est une ville française depuis 1794. Elle est alors le chef-lieu du département des Deux-Nethes.


(3) Peut également s’orthographier « rouf ». On dit aussi « carrosse » pour désigner toute construction en menuiserie sur le pont arrière d’un navire, destinée à abriter des passagers.


(4) Natif d’Anvers, il est alors directeur des Beaux-Arts de sa ville natale.


(5) Auguste Thomazi, Napoléon et ses marins, Berger-Levrault, 1950, pp. 205-210.


(6) La nage est alors dite « à couple ».


(7) Fleuve côtier long de 12 km, sur la rive gauche duquel s’est développée la ville de Brest, dans le Finistère.


(8) On avait construit là de 1841 à 1845 un atelier des machines sur l’emplacement de l’ancien couvent des Capucins.


(9) Actuel quai de la Majorité.


(10) Né en 1804, mort en 1867, négociant, juge au tribunal de commerce, maire de Brest de 1848 à 1865, c’est l’arrière-arrière-grand-père de Nicolas Hulot.


(11) Cela arrive plus souvent qu’on ne le pense.


(12) Né à Lorient en 1867, décédé à Dinard en 1957.


(13) Né en 1862, mort en 1929, il est ministre de la Guerre du 16 décembre 1920 au 16 janvier 1921 et ministre de la Marine du 15 janvier 1922 au 29 mars 1924.


(14) Actuel angle rue Pierre-Brossolette et du cours Dajot.


(15) Ouest-Éclair, 12 avril 1930.


(16) L’appellation existe encore aujourd’hui. On y a construit en 1805 d’immenses hangars pour le stockage de bois.


(17) Abréviation d’Unterseeboot (« sous-marin »).


(18) Le tout s’étend sur 12 ha au cœur de la métropole brestoise.

Bibliographie


Le drame du comte de Kersaint

Une anecdote peu connue et probablement due à une légende urbaine, semble pouvoir s’être passée au moment de la visite à Anvers. Le directeur des mouvements militaires du port, le capitaine de vaisseau Guy Pierre de Coëtnempren, comte de Kersaint (A), est désigné à la dernière minute pour diriger la manœuvre du canot. Mais le pauvre officier brestois, malade, ne peut retenir le débordement de ses intestins et complétement désespéré, se jette à l’eau pour fuir la honte de s’être ainsi oublié devant son souverain. On repêche l’infortuné et l’Empereur ému devant un tel désespoir, demande à le voir. Pour le consoler, il lui fait attribuer une dotation de 4 000 francs. Par ailleurs, ce malheureux incident n’entrave pas sa carrière de marin car, le 9 mars 1812, il deviendra préfet maritime d’Anvers, là-même où ses déboires lui ont occasionné une telle infortune.


(A) 1747-1822. Contre-amiral en 1814, il sera admis à la retraite en 1817 et s’éteindra à Suresnes (Haut-de-Seine) où il est inhumé dans le vieux cimetière.


La reconstitution de 1922

« Et voilà le plus beau bâtiment de ce pittoresque et glorieux cortège. Celui-là n’est pas camouflé. C’est l’authentique canot de l’empereur construit en 1811 (A) et qui ne servit croyons-nous que deux fois : pour Napoléon Ier, lors de sa visite des bouches de l’Escaut, et de Napoléon III et l’impératrice, quand ils firent leur entrée dans le port de Brest, en août 1858. Dans le magnifique rouf, surmonté d’une vaste couronne impériale, soutenue par quatre amours, se tiennent l’amiral Bruix (enseigne de vaisseau Orange) et un officier aide de camp des marins de la Garde (enseigne de vaisseau Berriet). À l’avant, si harmonieusement décoré d’un Neptune et de deux tritons dorés, deux aspirants de la marine impériale (aspirants de Lasborde et Hermann). À l’arrière, près du plat-bord, orné de guirlandes de lauriers de myrtes entrelacés, se tenaient au garde-à-vous, deux élèves de l’école flottante créée par Napoléon en 1807 (aspirants de Breneuf et Terlier), portant l’habit et la culotte de drap bleu, le chapeau noir, doré d’une ganse d’or. Le canot de l’Empereur vogue au vol des rames, sous l’impulsion vigoureuse des 28 apprentis-marins (B) du Magellan, vêtus de l’uniforme des matelots de l’Empire, coiffés du chapeau de cuir bouilli et le sabre d’abordage en bandoulière. Jamais ils n’ont souqué sur d’aussi beaux avirons : à chacun de leurs mouvements, un poisson doré, peint sur la pelle, semble émerger des flots » (La Dépêche de Brest et de l’Ouest).


(A) Le journaliste se trompe : il faut lire 1810.


(B) Ils n’étaient que vingt-quatre.


Les grandes étapes de l’opération de transfert de 2019


22 janvier : ouverture du coffrage ;


23 janvier : déplacement du canot ;


27 janvier au 31 janvier : démontage de la structure métallique ;


5 février : levage du canot et installation sur le socle ;


11 février au 13 février : réglage des bers avec l’entreprise Britton ;


14 février au 18 février : démontage du châssis ;


19 février : transfert des caisses de sculptures.

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