Au cours de l’année 1860, la Syrie est frappée par une série de massacres perpétrés entre les Maronites et les Druzes. Face aux événements, qui constituent une véritable « guerre de religions », la France œuvre diplomatiquement à deux objectifs : la mise en place d’une expédition européenne ayant un objectif humanitaire, et la redéfinition du statut administratif de ce territoire. D’intenses négociations ont lieu entre la France, la Grande-Bretagne, la Prusse, la Russie, l’Autriche et l’Empire ottoman. Ces dernières se concluent lors de la Conférence de Paris, avec la signature du traité en date du 3 août 1860, lequel définit en six articles les modalités d’intervention du corps expéditionnaire : l’action doit être menée conjointement avec les autorités ottomanes, l’effectif projeté est de 12 000 hommes, majoritairement français (article 1) et l’expédition est limitée à six mois (article 5). Une première question est posée à l’empereur Napoléon III. Qui doit commander l’expédition ? Le nom du général est très vite trouvé lors d’un conseil des ministres tenu au palais de Saint-Cloud : le marquis Charles-Marie-Napoléon de Beaufort d’Hautpoul. Le choix n’est pas sans fondement.
Stéphane Faudais / docteur en histoire
Né en 1804, issu de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, l’officier participe à différentes expéditions, qui lui donnent une très fine connaissance des cultures et des terrains, africains comme orientaux : campagne de Morée en 1828, expédition d’Alger en 1830, diverses missions en Egypte et en Syrie entre 1834 et 1837. Par ailleurs, de façon moins exotique, il est en charge de la délimitation des frontières entre la Savoie et le Piémont, en avril 1860. Réputé pour son intelligence, sa droiture et sa formation aux affaires diplomatiques, mais aussi fin géographe, il s’impose naturellement à l’empereur.
Le départ
Après une ultime entrevue avec Napoléon III le 5 août 1860, le général embarque trois jours plus tard à Marseille avec ses troupes.
Beaufort arrive à Beyrouth le 16 août. De fait, l’action du général en Syrie est encadrée, en théorie, par le traité conclu entre les cinq puissances européennes et l’Empire ottoman. Mais en pratique et malgré d’importants moyens, c’est le plus grand flou qui règne initialement. Juridiquement, la responsabilité du général est inexistante ; les directives contradictoires de Paris ne cessent de limiter son action ; mais surtout, le commissaire ottoman Fouad Pacha et Beaufort s’opposent farouchement : leurs visions de la gestion de la situation syrienne et, surtout, de l’avenir du Liban sont antipodiques.
Le jeudi 30 août 1860, le paquebot qui arrive de France apporte le décret de la promotion d’Hautpoul au grade de général de division, confirmant l’importance l’empereur veut donner au corps expéditionnaire.
Préparation des opérations
Ainsi, les Ottomans ne veulent pas rendre justice aux Chrétiens et ils ferment les yeux devant de nombreux crimes druzes. Ce « mauvais vouloir » annihile tous les efforts du corps expéditionnaire pendant deux mois. Beaufort se confie à des proches : « Je suis corseté, bridé par les impératifs de la grande politique. » Le mandat semble impossible à mettre en application. Les critiques sur le général commencent à pleuvoir, y compris en interne : les plus virulents – veulent-ils remplacer leur chef ? – sont le général Ducrot et l’amiral Gicquel des Touches.
Confronté à l’hostilité des Druzes et à la complaisance passive des Ottomans, le marquis décide d’agir seul. Et face à l’immobilisme de Paris dans une question particulièrement épineuse, il s’immisce désormais dans les questions politiques. Il s’agit d’obtenir rapidement des résultats tangibles, comme le lui avait demandé expressément Napoléon III. Ainsi, très vite, il expose sa vision de l’avenir de la Montagne – le Liban – dans une série de notes, de lettres et de rapports. Celui qui est daté du 10 février 1861, intitulé Notes et renseignements sur le pays qui doit former le gouvernement du Liban, est certainement le plus élaboré.
Ce projet stratégique comprend trois lignes d’opérations, propres, selon lui, à « séduire tous les Libanais ». Tout d’abord, le général souhaite un retour à l’organisation en vigueur avant 1840 – en l’occurrence, l’émirat du Mont-Liban (1516-1840) – et donc une réunification de la Montagne. Dans un rapport du 27 janvier 1861 au ministre de la Guerre, il écrit ainsi : « Son organisation, je l’ai indiqué il y a déjà quatre mois, ne me paraît pas devoir être autre que celle qui, pendant des siècles et jusqu’en 1840, a maintenu son indépendance, assuré ses privilèges et réuni les peuples de foi ou d’origine différentes qui l’habitent. »
Le Liban doit être indépendant et autonome. Et le général prône un élargissement des frontières : l’idée du « Grand Liban » émerge alors. La carte annexée au rapport du 10 février 1861, issue des travaux de la brigade topographique du corps expéditionnaire, dessine de nouvelles bornes frontalières, fondées sur les conclusions de recherches très approfondies d’Hautpoul dans cinq domaines : géographie, histoire, sociologie, religions, statistiques – ce dernier point étant d’une rare modernité.
Toutes convergent vers la conclusion suivante : cette nouvelle entité doit être chrétienne maronite, en laissant leur place aux autres religions ; elle donnera à tous sécurité et stabilité, telle une « citadelle pour ses habitants » ; elle pourrait être, aussi, un refuge naturel pour les Chrétiens de la région. La logique protectionniste du général d’Hautpoul pousse ce dernier à présenter l’émir Médjib Chéhab comme un « chef unique », chrétien. Les membres de la famille des princes Chébab avaient en effet gouverné l’émirat du Mont-Liban durant la toute première moitié du xixe siècle : le second du nom, né musulman sunnite, s’était d’ailleurs converti au rite maronite.
Mais ce choix est loin d’être accepté unanimement : il fait l’objet de discussions particulièrement âpres, en particulier avec le patriarche maronite Massaad. Le ministre des Affaires étrangères Thouvenel finit par soutenir le général dans les instructions adressées le 22 février 1861 au commissaire français Béclard. Les dissensions sont mises de côté le 12 avril 1861, lors d’une rencontre entre Massaad et le commandant du corps expéditionnaire : le patriarche approuve alors la vision française du « Grand Liban » et le choix du futur gouverneur.
Une action décisive
Il s’agit désormais de convaincre et de fédérer une population pluriconfessionnelle. D’Hautpoul rédige alors une Pétition générale adressée par les peuples du Liban aux puissances étrangères et au sultan : elle est contestée par le commissaire ottoman et les agents britanniques, qui exploitent l’attitude hésitante des Chrétiens de la région. Le premier a compris que le général souhaite le départ des troupes ottomanes pour privilégier une tutelle européenne ; les seconds prônent le renforcement de l’influence britannique dans la région.
Malgré une brève prolongation du mandat, l’expédition s’achève à l’été 1861. Le général de Beaufort d’Hautpoul quitte Beyrouth le 5 juin 1861, laissant sur place la « commission internationale de Beyrouth » qui, créée le 5 octobre 1860, est dissoute le 23 mai 1862.
Elle donne naissance, grâce à un texte de dix-sept articles, au Moutassarifat du Mont-Liban, qui prendra fin en 1915. Le principe d’un Liban réunifié est adopté : il devient une province autonome avec garantie internationale. La question du gouverneur est réglée par le premier article : « Le Liban sera administré par un gouverneur chrétien nommé par la Sublime-Porte et relevant d’elle directement ». Le premier moutasseref est Daoud Pacha, qui officie de 1861 à 1868. Concernant l’organisation administrative, l’article 2 crée un Medjliss administratif central. L’article 3 divise le Liban en six circonscriptions : « Il y aura dans chacun de ces arrondissements un agent administratif nommé par le gouverneur et choisi dans le rite dominant, soit par le chiffre de la population, soit par l’importance de ses propriétés ». Finalement, l’idée d’un Grand Liban, fondée sur les frontières dites naturelles, est enterrée.
Certes, la vision très originale du chef du corps expéditionnaire n’est pas adoptée par la Commission internationale de Beyrouth. En revanche, le projet du général Beaufort d’Hautpoul est intégralement repris en 1919 par les « activistes » libanais, alors que, depuis des accords Sykes-Picot de 1916, le Liban est sous protectorat français. Le 1er septembre 1920, le gouverneur-général Gouraud proclame l’État du Grand Liban : ses frontières sont celles de la carte élaborée lors de l’expédition française voulue par Napoléon III, prouvant, si besoin en est, la modernité de la conception des relations internationales du souverain.
Bibliographie
Yann Bouyrat, Devoir d’intervenir ? : l’intervention humanitaire de la France au Liban. 1860, Paris, Vendémiaire, 2013. I Dodane, chef de bataillon, L’expédition française en Syrie. 1860-1861, Paris, École supérieure de guerre, 1991. I Carol Hakim, The origins of the Lebanese national idea 1840-1920, Berkeley, University of California Press, 2013. I Ernest Louet, Expédition de Syrie. Beyrouth. Le Liban. Jérusalem : 1860-1861, Paris, Amyot, 1862. I Antoine Sfeir, Genèse du Liban moderne 1711-1864, Paris, Riveneuve, 2013.
Discours du général à se troupes au départ de Marseille
« Soldats, Défenseur de toutes les nobles et grandes causes, l’Empereur a décidé, au nom de toute l’Europe civilisée, que vous iriez en Syrie, aider les troupes du sultan à venger l’humanité indignement outragée. C’est une belle mission dont vous êtes fiers et dont vous saurez vous montrer dignes. Dans ces contrées célèbres, berceau du christianisme, qu’ont illustrées tour à tour Godefroy de Bouillon et les Croisés, le général Bonaparte et les héroïques soldats de la République, vous trouverez encore de glorieux et patriotiques souvenirs. L’Europe entière vous accompagnera de ses vœux. Quoi qu’il advienne, j’en ai le ferme espoir, l’Empereur et la France seront contents de vous. Vive l’Empereur ! »
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