On dit d'Éblé qu’il a sauvé de l’anéantissement complet les restes de la Grande Armée en Russie. Mais ce fils de simple sergent d’artillerie, né le 21 décembre 1758, ne doit pas qu’à sa loyauté et à sa bravoure d’avoir été élevé jusqu’aux plus hautes dignités.
À l’âge de neuf ans, Jean-Baptiste Éblé entre dans l’armée et connaît, grâce à la Révolution, un avancement extraordinaire. Envoyé en mission à Naples, de 1787 à 1792, il en revient pour passer aussitôt capitaine, puis, un an plus tard, chef de bataillon. Le 29 septembre 1793, il devient général de brigade et, le 25 octobre de la même année, général de division !
Premiers combats
Lorsque le 25 octobre 1793, le général Bouchotte, ministre de la Guerre, lui écrit pour lui annoncer sa nouvelle promotion, il lui fixe, en même temps, son affectation : le Conseil exécutif provisoire l’a nommé commandant en chef de l’artillerie de l’armée du Nord, en remplacement du général Mérenvue et sous le commandement direct de Jourdan. Éblé ne perd pas de temps à rejoindre son nouveau poste : dès le 27 octobre, il est à Maubeuge où il constate que son prédécesseur lui a laissé un stock important de munitions. Il fait tout de même immédiatement établir un atelier pour la fabrication des cartouches, sous le contrôle des commissaires politiques. Il n'a cependant pas besoin d'eux pour lutter contre le désordre : « Les muscadins ne viennent pas flairer ma sale culotte de peau, la seule que j’aie d’ailleurs, et l’odeur civique que j’aime à respirer autour de moi doit naturellement les éloigner. »
Pendant l’hiver 1793, et au début de 1794, l’armée du Nord est en proie à de grandes difficultés financières, les assignats se dépréciant rapidement. Le général multiplie les réquisitions, invitant les particuliers à lui livrer leurs vieilles marmites ou leurs plaques de cheminée qui, jointes à des enclumes ou à du plomb « récupéré » dans les couvents, lui permettent de fabriquer balles et canons. Il bénéficie aussi de la protection de Pichegru, qui succède à Jourdan à la tête de l’armée du Nord, jusqu’au 4 juin 1796, date à laquelle il est affecté à l’armée du Rhin-et-Moselle, toujours avec la fonction de commandant en chef de l’artillerie. C’est avec cette armée qu’il participe, à la fin de 1796, à la défense de Kehl, vivement attaquée par les Autrichiens sous le commandement de l’archiduc Charles. Du côté français, c’est Moreau qui est à la tête de l’armée de Rhin-et-Moselle, avec, comme chef d’état-major, le général Reynier.
Les sièges de Kehl et Huningue
L’armée française s’empare de Kehl dans la nuit du 5 au 6 messidor an iv (23-24 juin 1796) et poursuit son avance en Souabe et en Bavière, tandis qu’on relève les fortifications qu’il a fallu abattre pour s’emparer de la place. La tactique de l’archiduc Charles est de reprendre la ville de manière à couper l’armée de Sambre-et-Meuse de celle de Rhin-et-Moselle. De cette façon, les troupes qui se sont avancées en Allemagne seront obligées de revenir en arrière. Les Français fortifient de nouveau Kehl et le commandement en est confié à Desaix. Éblé joue un rôle important dans ces travaux et contribue à faire de la place, construite par Vauban, une forteresse redoutable. Il veille également à l’approvisionnement en armes et en munitions.
Le 2 frimaire an v (22 novembre 1796), l’archiduc Charles vient mettre le siège devant Kehl. Des combats meurtriers ont lieu pendant tout le mois de décembre, car, des deux côtés, on considère la possession de la cité comme indispensable. Le Directoire l’a bien compris et demande à Moreau de conserver à tout prix cette place. Mais ce que le ministre de la Guerre, Petiet, n'a pas compris, c’est que pour défendre une place, il faut beaucoup d’hommes. Or, en même temps, on prélève à Moreau 30 000 fantassins et 1 500 cavaliers de son armée pour celle d’Italie, qui, à vrai dire, s'avère plus lucrative ! Les Autrichiens en profitent et remportent un succès en s’emparant des premiers retranchements. Succès pourtant sans lendemain, car le général Lecourbe ne tarde pas à les en déloger. De même, le 17 décembre, le général Decaen les chasse de la redoute du cimetière qu’ils doivent évacuer en laissant 2 000 hommes sur le terrain. Les pertes françaises sont également très élevées.
Éblé est obligé de veiller nuit et jour sur le pont de Kehl que les ennemis tentent d’enflammer en lançant des brûlots sur le fleuve. La position française devient vite insoutenable ; les renforts sont lents à venir et rencontrent de grosses difficultés. Aussi Desaix croit-il de son devoir d’entamer des négociations en vue d’un armistice. L’archiduc Charles, qui tient sa victoire et ne veut pas la laisser échapper, le prie de lui envoyer deux officiers munis des pouvoirs nécessaires pour traiter de la capitulation de Kehl et de celle de la tête de pont de Huningue. Le 9 janvier 1797, le général Boisgérard signe la capitulation de Kehl. Enhardis, les Autrichiens ne désespèrent pas de s’emparant de la tête de pont de Huningue. Éblé, consulté, est catégorique ; selon lui, Huningue est indéfendable ! Il n’y a pas d’ouvrages solides et tout s’écroulerait au premier coup de canon. On se prépare à subir de nouvelles attaques et, pour ce faire, il réclame de l’argent au ministre de la Guerre, de façon à pouvoir acheter des munitions ! Il découvre sans cesse des malversations, qu’il doit réprimer du mieux qu’il peut. Un manque total de coordination règne entre les deux armées de Rhin-et-Moselle et de Sambre-et-Meuse, réunies trop tard sous le commandement de Moreau qui ne les a pas encore en main bien qu’il fasse preuve d’une grande vigueur. Bernadotte, envoyé en renfort par Petiet le 22 janvier, arrive lui aussi trop tard pour redresser la situation.
De leur côté, les Autrichiens mettent à profit cette pause pour recruter de façon intensive et, lorsqu’ils ont complété leurs effectifs, ils se lancent à l’attaque. Le 1er février, Huningue capitule. Eblé profite de l'occasion pour dénoncer les abus résultant notamment des marchés passés avec les fournisseurs de chevaux. Il se plaint de « l’anarchie » qui règne autour de lui. Mal lui en prend : le 5 février, il est « autorisé » à quitter le commandement en chef de l’artillerie de Rhin-et-Moselle.
Ministre en Wesphalie
En 1803, après de longs mois sans service, le Premier consul lui confie le commandement de l’artillerie du camp rassemblé en Batavie. Il reçoit ensuite le commandement de différentes places allemandes qu’il est chargé de fortifier. C’est ainsi qu’il commande successivement à Mayence, Hanovre et Magdebourg. Le 26 janvier 1808, il est remplacé au commandement de cette dernière ville par le général Michaud, puis rentre en France. C’est là qu’il reçoit une lettre du plus jeune frère de Napoléon, Jérôme, roi de Westphalie depuis moins d’un an, qui lui propose de devenir son ministre de la Guerre. Il serait le troisième général à occuper ce poste, les deux autres ayant été licenciés par le roi pour incompatibilité d’humeur ou incapacité notoire. Éblé en réfère naturellement à Napoléon qui donne l’autorisation nécessaire. Cependant, comme il tient à lui, il l’avertit qu’il reste porté sur le tableau des officiers généraux en activité, et qu’il continue à en percevoir le traitement. Ajouté au titre de baron de l’Empire, cela suffit à prouver l’estime qu'on lui porte.
Le nouveau ministre arrive à Cassel, capitale du royaume de Westphalie, à la fin du mois d’octobre 1808. Sa réputation l’a précédé. Norvins, qui vient d’être nommé secrétaire général de la Guerre en remplacement de M. de Brugnières (lequel passe le plus clair de son temps à écrire des opérettes) est effrayé à la perspective de travailler sous ses ordres. Car, si Eblé se distingue par sa puissance de travail, son sens de l’organisation et de la discipline, il passe aussi pour n’être point tendre envers ses subordonnés. Norvins va donc le trouver dès son arrivée pour lui remettre sa démission. Il raconte ensuite dans ses Mémoires qu’Éblé ne l’accepte pas et lui explique ainsi la raison de son refus : « Il faut ici, dit-il, nettoyer les étables [pour les écuries] d’Augias. Je ne le puis pas à moi tout seul : il n’y a que vous en état de m’aider et vous le savez bien. »
Comment résister ? Norvins reprend sa démission et parvient à mettre de l’ordre dans l’administration westphalienne. Éblé travaille jusqu’à quinze heures par jour, mettant tous ses subordonnés au même régime. Dès le début, il prend l’habitude de garder son secrétaire général à dîner et tous deux travaillent ensuite jusqu’à une heure tardive. Ayant pris la précaution de ne pas prêter serment à Jérôme (encouragé en cela par Napoléon qui trouve cette formalité parfaitement ridicule), il conserve une certaine liberté d’action très profitable à l’armée westphalienne. Il est, bien entendu, très mal vu à la cour de Cassel où il fait figure de trublion. Les courtisans de Jérôme, fournisseurs de l’armée westphalienne, s’inquiètent de voir un vrai général diriger l’administration de la Guerre avec fermeté et honnêteté. Aussi répandent-ils des calomnies sur son compte, profitant que le quinquagénaire tombe amoureux d'une jeune fille de vingt ans, Édeline-Louise-Henriette Fréteau, fille d’un ancien conseiller au Parlement de Paris ! L'union est toutefois célébrée le 5 avril 1809 par l’ambassadeur de France, Reinhard. Après cet intermède matrimonial, Éblé profite d’une mission à Paris pour abandonner sans regret la Westphalie à son triste sort. En mars 1810, il est à Paris et demande à Napoléon l’autorisation de quitter le service de son frère, ce qu'il obtient pour être nommé Inspecteur général d’artillerie.
L’expérience du Portugal
Le 21 avril suivant, l’Empereur l’affecte à l’armée du Portugal, avec le titre de commandant en chef de l’artillerie. Éblé part aussitôt rejoindre Masséna qui se heurte alors aux plus grandes difficultés. Le corps expéditionnaire anglais, sous le commandement du futur Wellington, a en effet débarqué dans la péninsule Ibérique. Mais il ne peut pas être question pour lui d’affronter ouvertement l’armée française, très supérieure en nombre. C’est pourquoi les Anglais ont décidé de se retirer dans la forteresse de Torrès Vedras, qui commande cette sorte de péninsule formée par le Tage à l’est et la mer à l’ouest. En détruisant tous les points sur le Tage et en établissant une ligne de défense, il peuvent espérer tenir tête à toute l’armée française avec 50 000 hommes (dont 20 000 Portugais) et 600 canons. Il peuvent en outre, compter sur les partisans portugais pour harceler les flancs de l’armée française et ralentir sa progression.
L’armée française poursuit sa pénible marche en avant et finit par arriver en octobre 1810, en face de Santarem. Une pause est nécessaire car, une fois de plus, on manque de tout, et notamment de pain. Les moulins locaux étant détruits, il n’est plus possible de moudre le blé. Qu’à cela ne tienne : Éblé découvre dans ses artilleurs des gens qui s’y connaissent en meunerie et, grâce à eux, les moulins sont réparés. Reste à traverser le Tage, avec des barques car tous les ponts ont été détruits. Parti à la recherche de matériel et de main-d’œuvre qualifiée, Éblé trouve du bois de démolition et du fer, récupéré ici et là. Pour rémunérer les soldats capables de construire des ponts flottants, il organise « une quête » parmi les officiers et réunit près de 20 000 francs.
À la tête des pontonniers
À partir du mois d’août 1811, Napoléon commence les préparatifs qui doivent conduire la Grande Armée jusqu’à Moscou. Prévoyant qu’il trouvera tout dévasté sur son passage, il place Éblé à la tête du corps des pontonniers, qui commence à rassembler le matériel devant servir à la construction des deux cents péniches sur lesquelles seront jetés deux ponts. En juin 1812, tout est prêt. Il dispose de 2 000 chevaux, traînant les armatures et les accessoires des péniches que l’on construit sur place, le bois ne manquant pas ! Le 23 juin, l’armée arrive à Kowno, sur le bord du Niémen. Après avoir effectué une brève reconnaissance, l’Empereur ordonne de commencer sur-le-champ la construction des ponts ! Des voltigeurs de la division Morand traversent le fleuve en barque et occupent l’autre rive de façon à prévenir toute attaque pendant ladite construction. Au petit jour, les trois ponts sont prêts : il s’agit là d’un véritable tour de force !
Les 200 000 Français descendent en longues colonnes vers le fleuve qu’ils traversent pour se regrouper de l’autre côté, dans la plaine. Les ponts ont parfaitement tenu et Éblé peut être fier de son œuvre. Mais après trois semaines à Moscou, Napoléon ordonne de brûler toutes les voitures, à l’exception de celles de l’artillerie ou du génie, ou de celles qui transportent les blessés. Éblé se précipite au quartier-général et essaye de faire infléchir Napoléon, qui reste intransigeant : il ne veut pas avoir à nourrir les 1 500 chevaux nécessaires et il tolère à peine de quoi construire un pont de chevalets. Sans rien dire, Éblé conserve du matériel et bien lui en prend ! Le 25 novembre, on arrive à la Bérézina. Après quelques hésitations, il est décidé de construire le pont à Studianka où le lit du fleuve est peu profond, pendant qu’Oudinot fera une diversion à Borisow pour y attirer les Russes.
Le sacrifice ultime
Napoléon fait alors appeler Éblé et lui demande de se mettre immédiatement à l’ouvrage. Mais les conditions ne sont plus les mêmes qu’au départ. Les quatre cents pontonniers viennent de marcher pendant deux jours et deux nuits sans prendre un instant de repos. Éblé leur tient un discours très émouvant et ils promettent de faire tout leur possible. On sort le matériel qu’on a pu sauver de la destruction : outils, clous, fer et même deux forges de campagne. Le général a également pensé à emporter deux voitures de charbon pour ces forges. La construction des chevalets débute. On prend le bois aux maisons de Studianka et, le 26 au matin, les pontonniers, qui ont travaillé toute la nuit, achèvent les chevalets. Le plus dur reste à faire : il s’agit en effet de les planter dans le fleuve. C’est alors que cent pontonniers entrent dans l’eau glacée et commencent à les fixer. Pendant qu’ils travaillent, la glace se forme autour d’eux.
Sans cesse, il faut écarter les glaçons que le fleuve charrie. Grelottant de froid, les pontonniers n’en poursuivent pas moins leur tâche et, au début de l’après-midi, le premier pont est achevé. Situé à droite, il doit permettre uniquement le passage des troupes à pied. La traversée commence. Celui de gauche, réservé aux voitures et aux chevaux, est achevé à 16 h. Les pontonniers peuvent enfin sortir de l’eau et se jeter sur la paille préparée à leur intention. Mais leur repos est de courte durée. Le deuxième pont est en effet constitué de rondins mal équarris entre lesquels on a placé de la paille ou de la mousse pour aplanir les inégalités. Les sabots des chevaux font leur œuvre et les voitures commencent à cahoter de plus en plus lourdement, ébranlant ainsi le pont. À 20 h, trois chevalets s’enfoncent dans le fleuve. Les pontonniers doivent alors derechef se plonger dans l’eau, afin de casser la glace qui se reforme sans cesse et placer de nouveaux chevalets. À 23 h, le pont est rouvert. À 2 h du matin, nouvel incident : deux chevalets cèdent, juste au milieu du fleuve. Les pontonniers, galvanisés par l’exemple d’Éblé qui n’hésite pas, malgré ses cinquante-quatre ans, à entrer lui-même dans l’eau, retournent dans le fleuve et à 6 h du matin, ce 27 novembre, le pont est de nouveau empruntable.
En même temps, Eblé doit s’occuper de faire la police. La cohue autour de ces deux misérables ponts est effroyable. La foule se presse à leur entrée dans un désordre indescriptible, qui augmente lorsque les Russes commencent à tirer depuis les hauteurs. Leur artillerie se livre à un véritable jeu de massacre jusqu’à ce qu’une charge de Victor la réduise momentanément au silence. Éblé doit alors débarrasser les ponts des voitures renversées et des cadavres qui les encombrent, en les faisant jeter dans le fleuve. Rien ne lui est épargné ! Toute la journée du 27 et le lendemain encore, les restes de la Grande Armée défilent sur ces rondins qui sont leur seule planche de salut.
Napoléon, craignant de voir les Russes arriver à leur suite, décide de faire sauter les ponts le 29 à 7 h du matin. Toute la nuit, Éblé tente de convaincre les milliers de traînards qui campent aux alentours de se hâter de traverser avant que les artificiers n'exécutent les plans. Beaucoup d’entre eux restent sourds à ses appels, refusant de se risquer la nuit sur ces planches branlantes. À 7 h, les ponts n’ont pas encore sauté. Éblé veut laisser une dernière chance aux traînards et, à 8 h, les structures sont toujours en place. Du quartier-général, Napoléon lui envoie estafette sur estafette pour le presser d’y mettre le feu. Et ce n’est qu’à 9 h qu’Éblé se résout à obéir en voyant arriver les Russes. Il suit l’armée jusqu’à Königsberg, où il est fait commandant général de l’artillerie en remplacement de Lariboisière qui vient de mourir. Mais tout est fini : Éblé, lui aussi tombé malade, s'éteint deux jours plus tard, le 28 décembre 1813, à l’âge de cinquante-cinq ans. Sur les cent pontonniers qui étaient entrés avec lui dans la Bérézina, il n'en restait que douze. Et sur les trois cents autres, soixante-quinze vivaient encore. Surtout, cinquante mille hommes lui devaient la vie ! L’Empereur dira à Sainte-Hélène : « Éblé était un homme du plus grand mérite. »
La traversée du Niémen
L’Empereur lance alors sa fameuse proclamation : « Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée. La première s’est terminée à Friedland et à Tilsit ! … À Tilsit, la Russie a juré une éternelle alliance à la France et la guerre à l’Angleterre. Elle viole aujourd’hui ses serments. Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : notre choix ne saurait être douteux. Marchons donc en avant, passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire. La seconde guerre de Pologne sera glorieuse aux armées françaises. Mais la paix que nous conclurons portera avec elle sa garantie : elle mettra un terme à la funeste influence que la Russie exerce depuis cinquante ans sur les affaires de l’Europe. »
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