Le Second Empire favorise la culture du vin qui s’exporte jusqu’en Angleterre. L’Empereur, amateur de bon vin, initie la classification des vignobles pour davantage de qualité. Mais à partir de 1863, le phylloxéra ravage la vigne française, menacée de disparaître.
Philippe-Enrico Attal / Historien et journaliste
Le mal est étrange et difficile à cerner. Si la cause est inconnue, ses effets en revanche sont dévastateurs : les feuilles se dessèchent, les racines pourrissent, et la vigne meurt. Et pour ne rien arranger, l’épidémie se répand à une grande vitesse sans qu’il ne soit moyen de l’arrêter. Une véritable peste pour le vin, menacé tout simplement de disparition. Impensable ? Et pourtant ! Comment en est-on arrivé là ? Par quel prodige le mal pernicieux étend-il ainsi sa toile ? Peut-on encore l’éradiquer ?
En ce milieu de xixe siècle, la France est prospère. L’activité économique est portée par la Révolution industrielle naissante. Le Second Empire favorise fortement cet essor dont les effets se font sentir dans tous les secteurs de l’économie. L’agriculture profite alors d’un début de mécanisation et grâce au chemin de fer, ses différentes productions sont exportées facilement à travers le pays. Le vin est un de ces produits qui profite à plein de l’essor des transports. Les bonnes bouteilles de Bordeaux ou de Bourgogne se retrouvent désormais aisément sur les tables des restaurants parisiens. Les crus des différentes régions voyagent ainsi dans de nouveaux wagons en forme de tonneaux, les foudres, participant plus encore à la renommée des vignobles et des spiritueux. Cognac, Champagne, et autres Armagnacs se voient ainsi ouvrir de nouveaux marchés.
La classification des vins
La question d’une réglementation de toutes ces productions viticoles commence à se poser un peu plus sérieusement. Les vins en France sont si nombreux et si inégaux, qu’il est difficile de s’y retrouver sans être un fin connaisseur. Et encore ! Quelle est la part de subjectivité dans l’appréciation d’une bonne bouteille ?
Napoléon III est un amateur de vin. En 1855, en prévision de la prochaine Exposition universelle, il fait établir une carte du vignoble afin de distinguer les meilleures productions françaises. C’est le premier répertoire de nos différents terroirs. Le président de la chambre de commerce de Bordeaux, Lodi-Martin Duffour-Duberger qui possède lui-même les châteaux Smith Haut Lafitte et Gironville, souhaite qu’on aille plus loin en établissant un classement des vins. Ainsi est engagée la classification des différents vignobles qui fait toujours référence aujourd’hui. Nos grands crus sont enfin reconnus.
L’intérêt de l’Empereur y est pour beaucoup. Amateur de Tokay, il fait également la promotion du champagne. En 1860, il charge Jules Guyot d’étudier les différents vignobles. Ses voyages à travers la France des vins lui permettent de publier en 1867 son Étude des vignobles de France.
L’Empereur est également soucieux de la qualité du vin, si variable et encore bien difficile à maîtriser. Bien sûr, le vin on le sait, varie selon les années. Un bon millésime peut suivre une cuvée moyenne. Mais il est indispensable d’établir des règles pour l’ensemble de la production afin d’obtenir un vin de bonne qualité.
Rien de tout cela au milieu du xixe siècle. Le vin voyage encore mal, et il est trop souvent victime d’altération. Et la question devient politique, quand la qualité menace de mettre à mal l’accord de libre-échange avec l’Angleterre. Trop souvent malheureusement, le vin envoyé outre-Manche voyage mal. Dans de nombreuses bouteilles, il a tourné au vinaigre, est devenu amer ou de consistance grasse. De quoi ruiner à jamais notre réputation vinicole.
Pasteur pasteurise le vin
En juillet 1863, l’Empereur confie donc à Pasteur, la mission de se pencher sur les altérations du vin. Le savant est en effet devenu expert dans le domaine des fermentations et ses recherches pourront peut-être permettre d’apporter de nouvelles solutions à ces caprices du vin français. Mais Pasteur après études en viendra à proposer de... pasteuriser le vin, ce qui malheureusement nuirait fortement à ses qualités.
Alors que nos terroirs semblent progressivement en mesure d’honorer leur réputation, que les méthodes rigoureuses et modernes de production garantissent bientôt l’excellence, le terrible mal vient rebattre les cartes.
Dans un premier temps, ses effets restent limités et la production continue son expansion. Près de dix ans après l’apparition des premiers cas, le vignoble bat encore des records avec 85 millions d’hectolitres pour 1875. Les revenus issus de la vigne doublent en quelques années.
Le phylloxera arrive donc à une période où tout va pour le mieux en matière de vin. La surprise n’en est que plus grande, et l’ampleur du mal est d’abord largement sous-estimée. La vigne, comme toutes les productions agricoles, est capricieuse. Un mauvais rendement, quelques pieds malades, ne prêtent pas forcément à conséquences.
La contagion
Pas de grandes inquiétudes donc, avant que l’on ne commence peu à peu à mesurer l’ampleur de la contagion. Chaque jour, de nouveaux vignobles sont touchés et rien ne semble en mesure de mettre un terme à cette épidémie.
Le phylloxera s’étend progressivement comme une tache d’huile sans que l’on ne sache vraiment comment arrêter voire même ralentir sa propagation. Sur l’ile de Madère, les vignes replantées après leur destruction vingt ans plus tôt, sont atteintes à nouveau, exactement comme si la terre était devenue impropre à la culture du vin.
Il devient bientôt urgent de comprendre la nature de ce mal et de dresser un bilan de son ampleur. Ensuite seulement, il faudra tâcher de déterminer pourquoi et comment il s’abat sur notre pays.
Face à un mal inconnu, toutes les hypothèses sont envisageables. Les paysans ont d’abord imaginé une quelconque malédiction ou une maladie inconnue, sortie de nulle part. Pour y faire face, on organise des processions religieuses, mais malgré la ferveur, le mal persiste. Et dans leur rage, certains paysans en viennent à saccager les églises. Mais rien n’y fait, ni la dévotion, ni la rancœur !
Et bientôt, les conséquences économiques commencent à se faire sentir. Face à la vigne qui disparaît comme grillée sur place, des familles entières se retrouvent totalement privées de ressources et bientôt menacées par la famine.
De leur côté, les chercheurs continuent leur enquête et ils finissent par identifier le coupable. Pas de maladie ou de peste de la vigne. Pas de champignon porté par le vent ou de sol devenu impur. Non, rien de tout cela. Juste un insecte, un minuscule puceron qui se régale des racines et qui dévore les feuilles de la plante. Sa prolifération est lente mais sûre, et son expansion menace l’ensemble du vignoble français.
Par le passé déjà, la vigne a connu d’autres ravages auxquels toutes sortes de remèdes ont été appliqués. Ainsi, le lépidoptère, un petit papillon, est venu s’abattre sur les vignobles. Mais des études sur son développement ont permis de trouver des parades comme l’ébouillantage ou encore l’installation de cloches de tôle à l’acide sulfureux qui ont pu en venir à bout.
Malheureusement, c’est beaucoup plus délicat pour le phylloxera. Les colonies s’en prennent aux racines et sont ainsi beaucoup plus difficile à atteindre. La vigne attaquée dans ses organes premiers, essentiels à sa nutrition, finit par mourir.
« Nous sommes en présence d’un ennemi pressant et implacable, qui ne laisse pas de répit, qui a déjà détruit des milliers d’hectares de nos plantations, et qui, si on le laisse cheminer tranquillement, se prépare à ravager ce qui reste encore de vignes bien portantes. Toujours et partout où les vignes sont atteintes du mal qui les détruit, on trouve sur les racines un insecte, qui ne les quitte qu’au moment où elles sont trop épuisées pour nourrir ces faméliques générations, et que son instinct porte alors à passer sur des sujets plus vigoureux ».
Une des premières catastrophes écologiques du monde moderne
Le constat dressé par Girard est clair et laisse peu de place au doute. Et l’auteur de s’interroger sur l’origine de ce mal. D’où nous vient ce puceron inconnu qui dévaste si facilement une culture plusieurs fois millénaire ? Deux hypothèses sont rapidement écartées, celle de la génération spontanée, pas très scientifique, tout comme la variété nouvelle qui déclinerait d’une espèce ancienne transformée.
Dès lors, on retient deux possibilités, d’abord une présence ancienne sans incidence, qu’un événement quelconque aurait conduit à une reproduction intensive et nuisible ; ou bien, l’importation du puceron d’une région inconnue, soit de son propre chef, soit par un moyen quelconque. C’est cette dernière hypothèse, bien sûr, qui est la bonne. Le phylloxera est ainsi une des premières catastrophes écologiques du monde moderne. S’il est devenu courant aujourd’hui de parler d’espèces invasives, de frelon asiatique, de moustique tigre ou encore de ragondins d’Amérique, le phylloxera apparu un siècle plus tôt, est à ranger dans cette même catégorie. Le puceron déjà bien présent sur le continent américain, a voyagé sur des pieds importés. Des vignes venues par bateau d’Amérique... pour répondre à une mode. On apprécie alors les cultures « exotiques » dont le voyage est désormais facilité par les progrès de la locomotion et des transports.
À cette époque, aucune mesure de prévention n’a bien évidemment été prise et personne ne mesurait les dangers écologiques d’une telle importation.
Une commission d’étude
En 1869, une commission d’études est formée afin d’étudier d’un peu plus près « la nouvelle maladie de la vigne ». Au mois de juillet, elle se rend sur le terrain, parcourant la rive gauche du Rhône en visitant les vignobles les plus attaqués. Apprenant que la Gironde est à son tour victime, la commission se déporte à Bordeaux pour compléter son étude. Le constat est sans appel, comme à Redessan près de Nîmes : « …souches mortes ou sur le point de mourir, feuilles jaunes, sarments rabougris, racines pourries, pucerons en abondance ». Le propriétaire de la parcelle avait constaté l’année précédente cinq ou six ceps maladifs, qu’il avait attribué aux conditions climatiques. Un an plus tard, toute sa parcelle est atteinte. Partout le constat est le même, comme sur le domaine de Châteauneuf-du-Pape où d’une année sur l’autre, la vigne d’abord peu atteinte, est par la suite totalement ravagée. Le résultat sur la production est sans appel, comme pour ce propriétaire des environs d’Orange qui voit ses récoltes donner de 3 000 à seulement 30 hectolitres, cent fois moins.
La Commission qui s’intéresse également au puceron, constate qu’il se reproduit à grande échelle et qu’il a besoin « de tissus vivants et non altérés. Dès qu’une racine se pourrit, il se porte ailleurs. Les pucerons fuient la pourriture, ils la précédent toujours et ne la suivent jamais».
Coaltar, acide phénique, huile de pétrole, sulfure de carbone répandus
Maintenant que le constat est clair, que le parasite a démontré son pouvoir d’extension et de nuisance, il faut trouver au plus vite un remède.
Les efforts se concentrent d’abord sur les fertilisants pour tenter de rendre la vigne plus rigoureuse. Fortifier le sol et tuer le puceron. On applique aussi de la chaux caustique au pied des vignes. On teste en réalité toutes sortes de remèdes comme ce propriétaire qui mélange du pétrole, du purin, et de la fleur de souffre, sans parvenir à de bons résultats. Poursuivant ses recherches, il remplace bientôt le purin par les eaux ammoniacales du gaz. Coaltar, acide phénique, huile de pétrole, sulfure de carbone, tout est répandu, de quoi faire bondir tout ami de la nature d’aujourd’hui. Et pourtant rien n’y fait. Si le sol est pollué, le puceron est toujours là, présent en profondeur jusqu’à près de 2m, ce qui rend son éradication particulièrement complexe.
Il faut encore laisser s’écouler au moins deux ans, pour que l’on commence à comprendre comment maîtriser cette prolifération. Le journal de la Société d’Agriculture s’en fait l’écho.
Les nouvelles sont plutôt encourageantes en cette année 1871. Elles portent sur les observations d’un jeune savant, Charles Riley à Saint Louis dans le Missouri. Après avoir visité les vignobles français, il est retourné aux États-Unis où il a publié ses travaux dans une revue scientifique. Comparant les pucerons de phylloxera français et américain, il a constaté qu’il ne s’agissait que d’une seule et même espèce. Ses recherches ont permis de valider des hypothèses, confirmant que l’insecte a tout simplement été importé en France en provenance de l’Amérique.
Dès lors, se pose la question de savoir pourquoi l’insecte ravage les vignobles sur le vieux continent, alors qu’il est sans effets en Amérique. Les essais de naturalisation des pieds français ont échoué sans que l’on sache vraiment pourquoi. En revanche, les pieds américains sont plus grands et plus vigoureux que la vigne européenne. Surtout, les racines sont plus grosses et plus vigoureuses et résistent beaucoup mieux aux insectes. Ainsi, il semble possible de tenter de greffer les vignes françaises sur celles importées des Etats-Unis.
En Charente, on se réoriente vers les produits laitiers
On le sait, c’est cette expérience de greffe qui permettra de sauver totalement la vigne, perpétuant la filière du vin dans notre pays. Reste que les ravages dureront encore de nombreuses années avant que l’on ne parvienne à contenir les effets du phylloxera. Contenir et non éradiquer. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le puceron est toujours présent dans notre sol. Plutôt que de le combattre, on a donc choisi de rendre la vigne plus résistante à ses attaques. Progressivement, la pratique des greffes se généralise et donne naissance à la botanique moderne. Mais il faudra encore près de vingt ans pour que le phylloxera soit contenu et maîtrisé. Entre temps, il aura fait des ravages considérables. Toute l’économie de certaines régions s’en est trouvée bouleversée. Des familles entières se sont déplacées à la recherche de nouvelles sources de revenus. Dans l’ouest, les ravages sont particulièrement importants sur la façade atlantique et dans la région de Cognac.
En Charente, la culture du vin disparaît même totalement. La vigne ne sera pas replantée et c’est l’élevage des bovins qui lui succède, réorientant les productions agricoles vers les produits laitiers. De nouvelles familles viennent s’y installer et produiront les produits laitiers Charente-Poitou que nous connaissons aujourd’hui.
Nos vignes sont désormais toutes greffées avec des plants américains. Officiellement, la nature des différents vins n’en a pas été affectée. Force est de constater que les crus français ont conservé leur place dans le monde. Nos grands vins sont toujours appréciés et on ne saura jamais, faute de pouvoir comparer, quel aura été l’impact du phylloxera sur leur goût.
Le phylloxéra s’étend comme une tache d’huile
Dans son ouvrage Le phylloxéra de la vigne, Maurice Girard rappelle comment le mal s’est étendu dans nos vignobles. Les premiers cas sont apparus du côté de Tarascon, avant de gagner le Vaucluse, le Var, la Drôme, les Bouches-du-Rhône, l’Hérault, l’Ardèche, le Rhône et le sud du Beaujolais. Trois ans plus tard, un autre foyer est découvert dans les environs de Bordeaux avant de se propager à l’Entre-deux-Mers, Castillon, Saint-Émilion, Libourne, la Dordogne, Les deux Charentes, Cognac, Saintes et bientôt l’ile d’Oléron... Et la France n’est pas le seul pays touché, loin s’en faut. Des cas sont signalés à la même époque en Autriche, au Portugal, en Angleterre...
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