Comment le Prince impérial entendait-il procéder pour restaurer l’Empire après la mort de son père ? Projetait-il de recourir à un coup de force – expression d’une « tradition » bonapartiste Ou la solution légaliste se serait-elle, au contraire, imposée au jeune prétendant ?
Éric Pradelles / historien
Les deux empires français sont nés d’un coup de force contre les institutions en place : les Dix-huit Brumaire et Deux décembre installent solidement un Bonaparte au pouvoir et fondent un régime autoritaire, construit autour de la figure tutélaire de l’Empereur.
Cet acte brutal exercé contre les autorités légales est différemment appréhendé, selon qu’il s’agisse de Napoléon, général victorieux, ou de Louis Napoléon, président en exercice d’une jeune République. Dans le premier cas, l’action se confond avec la grande épopée : opération salutaire, pour beaucoup, dont le résultat a été de mettre à bas un régime honnis et corrompu. Certaines anecdotes et « bons mots » (« foutez-moi tout ce monde dehors », se serait écrié Joachim Murat, à l’adresse des députés du conseil des Cinq-Cents réunis à Saint-Cloud) ont forgé la légende napoléonienne. Dans le second cas, Louis Napoléon – qui ne peut, en vertu de la Constitution du 4 novembre 1848, prétendre à un second mandat – et ce, en dépit même des initiatives sérieuses et sincères menées par le Premier représentant pour réviser la Loi suprême – entreprend de renverser la République, siège des espoirs d’une gauche socialiste et radicale. De nombreuses victimes seront à déplorer, entachant de sang le Deux Décembre.
Si le Dix-Huit Brumaire « rassemble » les Français de toutes classes et conditions, ralliant à terme les opposants, le coup d’État du 2 décembre 1851 aura pour effet de diviser la société en deux franges irréconciliables : les conservateurs et les républicains.
L’adhésion à la personne de Napoléon III et à sa politique souffrira de cette tache originelle. En suscitant l’opprobre et la réprobation chez les républicains, le nouveau régime se trouvera coupé d’une base électorale de plus en plus influente, particulièrement dans les centres urbains, et déterminée à renverser la Monarchie populaire.
Une République « provisoire »
Les bonapartistes estiment que la République, proclamée le 4 septembre 1870 sur les décombres de l’Empire, ne peut être pérenne. « Accident de l’Histoire », elle inspire – dans nombre d’esprits – de légitimes inquiétudes : les Première et Seconde République n’ont-elles pas donné lieu, en leur temps, à de grandes instabilités ? Par ailleurs, les luttes d’influence, à la Chambre, entre républicains, légitimistes et orléanistes, contribuent à fragiliser les nouvelles institutions.
De son exil anglais, l’Empereur déchu, mesurant les chances d’un possible retour, observe avec une certaine acuité : « Je sais bien que l’Empire vient de perdre cinquante pour cent de son prestige militaire, mais il lui reste cinquante pour cent, et cela, réuni à l’impossibilité où sont les partis républicain et orléaniste de rien organiser, suffira pour nous ramener ».
L’Impératrice, acquise à cette idée, se fait fort d’évoquer l’avenir compromis de cet « enfant mort-né » et assure que « le germe de la mort [étant] dans sa faiblesse et dans sa violence, elle n’[aurait] qu’un temps » (1).
Le spectacle affligeant que donne la République à ses débuts parait être ainsi le plus sûr garant d’un retour des impérialistes aux affaires.
La mort subite de Napoléon III, le 9 janvier 1873, des suites de la maladie de la pierre, vient contrarier les aspirations du mouvement bonapartiste. L’héritier de la cause impériale n’a pas encore atteint la majorité constitutionnelle ; une lutte intestine s’engage alors pour déterminer qui, de l’Impératrice ou du Prince Napoléon, assurera la tutelle du futur Napoléon IV. La régence reviendra finalement à la mère, au grand soulagement de Louis, peu désireux d’être dirigé par un oncle acariâtre et rebelle.
Aucune action ne saurait toutefois être entreprise pendant la minorité du prétendant. Conséquence également de la déroute des armées françaises et de la chute de l’Empire, les bonapartistes, minoritaires à la Chambre, le sont également dans le pays. Les plaies restent ouvertes ; la défaite accable encore les représentants du régime déchu. L’attente s’impose dès lors, subie… et désolante.
Les enseignements paternels
On ne peut comprendre la pensée du Prince impérial – et, à plus forte raison, sa posture politique – si l’on omet de considérer l’apport précieux des conversations qu’il a entretenues avec son père, de 1871 à 1872.
Napoléon III a pris soin de préparer son fils à présider les destinées de la France. Il l’a ouvert aux sinuosités de la vie politique, à ses subtilités, aux revers de fortune. Louis est attentif, curieux et fait montre de « bon sens » - qualité qui ravit l’Empereur !
Sans nul doute, la question du coup d’État a dû être évoquée ; Napoléon III est resté profondément marqué par l’opération « Rubicon », dont il a retardé à maintes reprises l’exécution, hésitant, inquiet des conséquences et de la postérité qu’elle laisserait dans l’esprit des français. Cette résolution s’est imposée à lui, faute de pouvoir légalement se maintenir à la tête de l’État et préventivement à toute action hostile de la Chambre.
Napoléon III a porté le coup d’État « comme un boulet que toute sa vie on traine » (2). Pendant son règne, il s’est appliqué à en atténuer le souvenir, autorisant, notamment, le retour en France des exilés et des proscrits et octroyant de nouvelles libertés. Déchu par la nouvelle assemblée, l’Empereur exilé a tenu à faire connaître ses pensées ; il soutient – par pragmatisme autant que par conviction - que « la fondation de tout gouvernement légitime, c’est le Plébiscite. Hors de là, il n’y a qu’usurpation pour les uns, oppression pour les autres. Aussi suis-je prêt à m’incliner devant la libre expression de la volonté nationale » Cette position, clairement exprimée, condamne toute prise du pouvoir – ou tout au moins son maintien - par la force, traduisant ici même une volonté « légaliste ».
La fondation d’un gouvernement définitif par le plébiscite
L’Impératrice, après la mort de son mari, confiera à Hortense Cornu : « Le souvenir de son père, tout ce qu’il lui a dit et désiré sont des lois pour lui. »
Le jeune Louis Napoléon a fait siens les enseignements et conseils paternels. Il entend poursuivre l’œuvre de l’Empereur et estime qu’il ne peut y avoir d’autre recours que le plébiscite pour fonder un « gouvernement définitif », souhaité par les français.
Cette démarche démocratique suppose que la Nation ait été préalablement interrogée et que les résultats du scrutin s’imposent aux différents partis.
Louis accepte par avance le verdict populaire, dût-il lui être défavorable. Il l’exprimera explicitement dans le discours qu’il prononcera le 16 mars 1874, jour de sa majorité constitutionnelle : « Le plébiscite c’est le salut et c’est le droit, la force rendue au pouvoir et l’ère des longues sécurités rouverte au pays ; c’est un grand parti national, sans vainqueurs ni vaincus, s’élevant au-dessus de tous pour les réconcilier. La France, librement consultée, jettera-t-elle les yeux sur le fils de Napoléon III ? […] Si un autre gouvernement réunit les suffrages du plus grand nombre, je m’inclinerai avec respect devant la décision du pays ».
À la veille des élections législatives des 20 février et 5 mars 1876, Louis rappellera la conduite politique à tenir : révision de la constitution et appel au peuple (4) (c’est-à-dire le plébiscite), en accord avec les idées formulées deux ans plus tôt, dans son allocution du 16 mars.
L’attitude expectante observée par le Prince impérial
Louis ne souhaite pas intervenir dans la vie politique nationale autrement que par le truchement des représentants du parti impérialiste au Parlement – l’Appel au peuple –, et des journaux acquis à sa cause. Confiant dans l’avenir et considérant que l’Empire est une « nécessité historique » (5), seul capable d’assurer à la France stabilité et grandeur, le Prince impérial attend que les républicains se déconsidèrent : ne continuent-ils pas d’ailleurs de se confondre avec le spectre de l’anarchie et de l’impuissance ?
S’il se refuse à provoquer la chute de la République, il entend toutefois profiter de ses faiblesses : « Il est nécessaire de laisser la République se débattre entre ses intérêts et ses théories. Il est utile de ne pas troubler cette épreuve tant que la France ne sera pas en danger. Car la République ne sera réellement morte que lorsque les Républicains eux-mêmes l’auront tuée »
Et si…
Jules Espinasse a écrit dans ses Mémoires (7) que son impérial ami « savait résister aux emballements, éviter les aventures sans issues et prendre patience. Il jugeait mauvais de faire, en vue de ne pas se faire oublier, des tentatives non seulement inefficaces, mais pouvant tourner au ridicule ».
Le Prince a toujours exclu de renouveler les tentatives de Strasbourg et de Boulogne : entreprises aléatoires, vouées à d’humiliants échecs – ce dont veut absolument se prémunir le jeune Napoléon IV. Les circonstances, les moyens même dont il dispose, ne sont pas favorables à une action téméraire ; les français, aspirant à une certaine stabilité, semblent se contenter de la République. Certes plus par dépit que par conviction … mais suivraient-ils une tentative hardie ? Le Prince en doute et ne tient pas à s’exposer inutilement et à compromettre sa cause.
Il est une situation, cependant, pour la résolution de laquelle Louis a pensé à l’éventualité d’un coup d’Etat. Le Prince a souvent fait part, dans sa correspondance privée, de la crainte que lui inspire « la crise finale », c’est-à-dire « un gouvernement confié aux radicaux qui ne [pourraient] amener, pense-t-il, que ruine et désordre ; l’application de leur programme [provoquant] fatalement la désorganisation des grandes forces sociales »
Napoléon a donc envisagé, dans ce cas précis, de recourir à la force. À l’été 1877, précédant de quelques mois les élections législatives d’octobre – conséquence de la crise du 16 mai –, le Prince a rédigé à l’attention du général Ney, ancien aide de camp de l’Empereur, une lettre dont on a conservé les brouillons : « Le fils de celui qui a sauvé la France de l’anarchie un 2 décembre, le petit-neveu de celui qui l’a sauvée un 18 brumaire ne peut sans faillir à son nom assister inactif à la perte du pays. Il est décidé, si le pouvoir tombe en des mains républicaines, à entrer en France pour faire cesser par la force le règne de l’injustice et rétablir celui de l’équité ». Cette missive n’a, finalement, pas été envoyée. L’apathie dans laquelle se trouve alors la société française à l’issue des résultats, les difficultés réelles quant à l’exécution du projet … ont pu dissuader Louis d’agir.
En conclusion
Le 27 février 1879, le Prince impérial s’embarque sur le steamer le Danube pour aller au Cap de Bonne Espérance suivre les opérations militaires de l’armée anglaise.
Rêvant de gloire, impatient de « sentir la poudre », Louis conçoit également ce voyage sous un angle politique : il compte acquérir au cours de cette campagne l’autorité et l’influence qui lui font encore défaut. « Les espérances de la cause se résument en ma personne : qu’elle grandisse et la force du parti de l’Empire décuplera. J’ai eu la preuve qu’on ne suivrait qu’un homme connu pour son énergie, et tout mon soin a été de trouver le moyen de me montrer tel que je suis » écrit-il à son ami d’enfance, Louis Conneau (9). N’entend-t-il pas, par ce choix, convaincre la Nation plutôt que de s’imposer à elle par une action violente et aléatoire ?
Certaines voix, cependant, ont pu se faire l’écho de résolutions contraires ; le journaliste Maxime du Camp a affirmé que l’héritier impérial a projeté – de retour en Angleterre et fort du prestige qu’il aurait acquis au Zululand – de mener un coup de force. Partisan d’une action musclée, le journaliste Eugène Loudun voit également un Prince héroïque « revenir comme le général Bonaparte d’Égypte », prélude à une restauration vigoureuse et résolue de l’Empire.
Il serait, en effet, bien hasardeux de prétendre connaître la pensée du Prince impérial. Pour autant, on devine chez Napoléon IV une conviction fataliste d’un retour à l’Empire – loin de toute combinaison ou tentative irréfléchie, aventureuse… mais construite sur la droiture, la confiance, un sens aigu du dévouement et, probablement, sur le respect du jeu démocratique.
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