Bien avant la désastreuse aventure mexicaine qui devait conduire l’infortuné archiduc Maximilien de Habsbourg-Lorraine vers un peloton d’exécution, Napoléon III avait caressé l’espoir de mettre en place un protectorat français et une monarchie en Équateur. Un projet présenté en 1859 par le président Garcia Moreno au consul de France accrédité à Quito. Un épisode méconnu de l’histoire du Second Empire.
Frédéric de Natal / journaliste
Tour à tour sous l’autorité du vice-roi de Grenade ou du Pérou, l’Équateur (Distrito del Sur) est un territoire situé au milieu d’autres en Amérique du Sud. Les Incas ont régné d’une main de fer sur ces terres fertiles avant d’être défaits et colonisés par les conquistadors espagnols, donnant naissance à une nouvelle société métissée. Lassés par les nombreuses taxes dont ils font l’objet, victimes d’ostracisme, à la suite de nombreuses révoltes, le sentiment d’indépendantiste a fait peu à peu son apparition au sein des créoles alors que l’Espagne est en proie à un conflit avec les troupes napoléoniennes qui ont chassé les Bourbons de leur trône. Un affaiblissement du pouvoir sur le continent sud-américain qui provoque des rébellions très vite matées par les royalistes en 1809. La restauration du roi Ferdinand VII, quatre ans plus tard, ne calme pas les esprits pour autant. Les différentes vice-royautés qui régissent le continent sud-américain au nom de Sa Majesté très catholique s’enflamment et des noms émergent rapidement comme Simon Bolívar, José de San Martin ou encore Antonio José de Sucre. Des héros encore révérés de nos jours et à qui doit la création de la Grande Colombie (1819), un état regroupant les actuels Équateur, Venezuela, Panama, une partie du Pérou et du nord-ouest du Brésil.
Une nation plongée dans la violence
Si cette nouvelle nation doit son nom à Christophe Colomb, l’explorateur qui a (re-)découvert le continent américain en 1492, les querelles intestines vont la plonger dans une violente guerre civile qui aboutit à plusieurs sécessions en juillet 1830. Le général Juan José Flores (1800-1864) devient le premier dirigeant de la jeune République d’Équateur. Plus exactement, celui de « chef suprême de la République ». Les débuts sont difficiles, mais de la popularité à l’impopularité, il n’y a qu’un pas que les Équatoriens ne vont pas tarder à franchir. Si on doit au nouveau dirigeant l’incorporation des îles Galapagos, des lois sur la monnaie, un accord de non-agression entre propriétaires terriens et agro-exportateurs ou encore la normalisation des relations avec l’Église catholique, Flores doit cependant faire face à de nombreuses révoltes, et même à une rébellion militaire fomentée par son adversaire politique, Vicente Rocafuerte y Rodríguez de Bejarano (1783-1847). Alliance et méfiance, vont devenir les mamelles d’un jeu de chaises musicales qui s'installe entre les deux hommes avant que cela ne tourne à l’avantage de Juan José Flores. Réélu Président avec 76% (1839), il accorde une constitution avant de revenir sur sa décision et décide de diriger le pays par décrets. Une erreur qui va lui coûter son strapontin. À l’issue d’une révolution dont l’Amérique du Sud a le secret, il est renversé et contraint de se réfugier en Europe (1845).
C’est à ce moment de l’histoire de l’Équateur que va débuter son aventure monarchique qui va se poursuivre sous le Second Empire. Estimant que le républicanisme est un échec et peu compatible avec l’esprit sud-américain, Juan José Flores décide de se rapprocher de la cour d’Espagne et lui propose l’impensable : instaurer une monarchie avec un Bourbon à sa tête. La reine-mère Marie-Christine de Bourbon-Sicile (1806-1878) et sa fille, la reine Isabelle II, se montrent intéressées par ce projet qui leur permettrait de récupérer leur ancienne colonie. On choisit même un prince, Agustín Muñoz y Borbón, 9 ans, duc de Tarancon, né d’un second mariage de la reine-mère avec un officier de son armée. On sonde la France du roi Louis-Philippe Ier qui adhère au projet (il tente vainement d’imposer comme candidat le duc Antoine de Montpensier, un de ses fils marié à la sœur d’Isabelle II). Le futur royaume va mettre un an à prendre forme. Il devra, à court terme, inclure les républiques du Pérou et de la Bolivie pour former le « Royaume-Uni de l'Équateur, du Pérou et de la Bolivie ». Le 1er décembre 1846, le prince est proclamé roi sous le nom d’Agustin Ier. Mais il devra patienter le temps que Juan José Flores reprenne le pouvoir et mette en place une régence.
D’ailleurs, cette expédition de Juan José Flores a manqué de peu d’échouer avant de commencer. Le 7 août 1846, le journal madrilène El Clamor Público apprend l’existence de l’affaire et en divulgue tous les détails. On est au bord de l’incident diplomatique. Furieuse d’avoir été mise à l’écart, Londres exige des explications, sous pression des commerçants britanniques (notamment sous l’impulsion de la maison Baring Brothers) qui craignent que ce coup d’état à venir ne menace leurs intérêts sur place. En réaction, le Premier ministre Lord Palmerston fait saisir les navires de Flores qui sont ancrés dans l'East India Dock par l'intermédiaire des douaniers, en invoquant la loi sur le recrutement à l'étranger. De même, il engagea une action en justice contre les responsables de l'entreprise, suivi du maire de Limerick (Irlande) chargé d'arrêter le recrutement qui s'effectuait dans sa ville. L’ancien dictateur tente de de plaider sa cause alors que le scandale provoque la chute du gouvernement espagnol du Premier ministre Francisco Javier de Istúriz, remplacé par le duc de Sotomayor, Carlos Fernando Martínez de Irujo y McKean Tacón y Armitage, qui fait lui aussi stopper tout recrutement. Marie-Christine de Bourbon-Sicile va mettre tout son poids pour remettre le projet à flot. Avec succès.
Finalement, le 9 décembre 1846, ce sont six mille hommes en armes qui se pressent sur les différents navires affrétés, pavillon royal équatorien au mât, pour embarquer vers l’Amérique du Sud. Ils ont été recrutés grâce à l’aide du général irlandais Richard Wright, qui était en Angleterre en tant qu'ancien ambassadeur équatorien et un ami de la lutte pour l’indépendance. L’avancée des royalistes est fulgurante. Ils foncent au pas de charge vers Quito, la capitale, et l’assiège, aidé par l'armée péruvienne du dictateur Ramón Castilla y Marquesado (1797-1867) avec laquelle ils ont opéré une jonction. La résistance républicaine va s’avérer forte que prévue. La perspective de se faire diriger à nouveau par un Espagnol ne convainc pas les Équatoriens et en février 1847, Juan José Flores doit reprendre le chemin de l’exil, définitivement battu. L’idée d’une monarchie est abandonnée même si le prince Agustín Muñoz y Borbón gardera son titre de monarque jusqu’à sa mort en 1855. Flores s’est exilé au Pérou et finira par s’installer sur l’île de Puná, près de l’Équateur où il meurt à son tour en 1864 après avoir apporté son soutien au régime conservateur de Gabriel García Moreno y Morán de Butrón (1821-1875), qui s’est emparé du pouvoir en 1859.
Un intérêt pour l’Amérique du Sud
En France, aussi, les événements se sont enchaînés très rapidement. Chute de la monarchie de juillet en 1848, proclamation de la Seconde république qui porte à sa tête le prince Louis Napoléon et enfin le coup d’état de 1852 qui a rétabli le Second Empire. C’est en prison, après l’échec de sa tentative de prise de pouvoir en août 1840, à la forteresse de Ham où il est enfermé durant 6 ans avant de s’en évader, que l’impétueux neveu de Napoléon Ier a découvert le sort des populations sud-américaines. Il correspond avec l’ancien ministre du Nicaragua (et futur président de 1854 à 1855), Don Francisco Castellón, qui vient lui parler de son projet de canal pour son pays. Louis Napoléon montre un intérêt et comprend rapidement tous les enjeux qu’il y a à soutenir de tels projets pour l’avenir de la France. Il n’hésite pas à dire que le « Nicaragua, mieux que Constantinople [sera] la route nécessaire du grand commerce et lui permettra d’atteindre grandeur et prospérité ». Le projet ne sera pas oublié une fois le prince devenu Empereur des Français. Il sera au cœur d’une intense lutte avec d’autres pays sans voir le jour, faute d’argent.
À Paris, des pamphlets circulent et tentent de convaincre l’Empereur de s’intéresser au sort des races latines d’Amérique du Sud. « Votre Majesté, de quel côté sont la grandeur, la justice et la vérité dans la lutte que les races latines sont obligées de soutenir aujourd’hui contre les autres races » peut-on lire sur l’un des papiers qui circulent dans les salons. La capitale française regorge de politiciens sud-américains qui comptent sur Napoléon III pour les aider à bâtir une société où l’ordre conservateur et le catholicisme seront synonymes de progrès social. Les bases de ce que sera, un jour prochain, le futur Empire du Mexique. Pourtant bien avant cette aventure, qui sera fatale à l’archiduc Maximilien d’Autriche, c’est vers un autre pays que le regard de Napoléon III va se tourner. Recevant le plénipotentiaire de l’Équateur, ce dernier est porteur d’une offre particulièrement insolite. Le président Gabriel García Moreno propose de transformer son pays en protectorat français afin de le protéger des appétits voisins de la Colombie et du Pérou.
Opération séduction
Après le régime de Flores, l’Équateur a connu une courte période de stabilité avant que le général-président Francisco Robles Garcia ne pousse le pays dans une guerre civile. Sa politique militaro-nationaliste teintée d’anti-cléricalisme, a mené le pays au bord de la banqueroute, pris en étau entre ses créanciers anglais et le blocus de ses côtes mis en place par le Pérou avec lequel Garcia a rompu ses liens diplomatiques. L’opposition menée par Gabriel García Moreno finit par le destituer et abolit la République, remplacée par une « Nation équatorienne » en 1859. Le nouveau dirigeant est préoccupé par les projets de dépeçage de son pays par le Pérou et la Colombie. Pour ce catholique convaincu, qui consacre l’Équateur au Christ-roi, seule la France (où il fait ses études à la Sorbonne en 1855) de Napoléon III a les moyens de protéger ses frontières.
« Mon opinion et, j'ose le dire, celle de tout homme épris d'ordre, est que le bonheur de ce pays dépend de son union avec l'empire français dans des conditions analogues à celles qui existent entre le Canada et la Grande-Bretagne » écrit Gabriel García Moreno à Émile Trinité, un chargé d’affaires, « sous les auspices de la France » que l'Équateur pourra trouver « la civilisation dans la paix et la liberté dans l'ordre » ajoute-t-il. Le président est entouré de militaires francophiles, admirateurs de l’épopée napoléonienne qui envoient leurs enfants étudier à Paris afin qu’ils s’inspirent des grandes œuvres du conquérant de l’Europe. Garcia est un homme pressé sans réellement savoir si la population adhérait à ce projet qui apporterait à Napoléon III de « belles régions qui ne lui seraient pas inutiles » écrit-il. Le projet présenté sans détails laisse l’Empereur assez perplexe. La situation politique de l’Équateur laisse encore à désirer et les partisans de l’ancien président destitué résistent encore avant d’être définitivement matés en 1860.
Une fois de plus, le projet est menacé avec la mort d’Émile Trinité que Garcia avait chargé de plaider sa cause auprès de Napoléon III. Leur correspondance se retrouve dans les mains d’El Commercio qui les a obtenus à bon prix de la part de Lapierre, consul de France en Équateur. Le journal péruvien s’empresse de les publier trois semaines avant de nouvelles élections qui doivent confirmer Moreno dans ses fonctions (une autre version parle de « vol des lettres »). Les États-Unis dénoncent un projet d’annexion, le Royaume-Uni s’inquiète de la possibilité d’un protectorat par la France ou encore le Pérou qui accuse son voisin de trahison et de retour à la colonisation. Pourtant, Gabriel García Moreno, dont la généalogie se mélange à celle de l’aristocratie espagnole et celle de la défunte Byzance, est maintenu à son poste, soutenu par l’armée et la population qui voit en lui le rempart aux tentatives péruviennes et colombiennes.
Pour le président équatorien, le projet doit se réaliser. L’avenir de son pays est en jeu. Le 22 juin 1861, il prend contact avec Amédée Fabre, récemment nommé consul de France et lui livre un constat pessimiste de la situation politique de l’Équateur. « Je suis président aujourd'hui, nous semblons gouverner, mais, ne vous y trompez pas, c'est une trêve et notre état normal est la révolution […]. La proposition que j’ai faite à M. Trinité quand nous semblions vaincus, je la réitère quand nous sommes au pouvoir, car ce n'était pas une solution extrême ou une planche de salut à laquelle je m'accrochais […]. Avec vous, nous serions préservés du mal, nous aurions l'ordre dans la liberté » plaide-t-il dans une lettre. Paris et Quito doivent s’allier afin de créer un pôle catholique qui fera face aux Anglo-saxons américains qu’il considère comme intrusifs et hérétiques. Il évoque la France comme une évidence, par « analogies de race, d'identité, de religion ». Le consul de France se montre enthousiaste, mais moins le Ministère des Affaires étrangères d’autant que Napoléon III se lance déjà sur un autre projet à l’avenir incertain : Le Mexique. L’Empereur voit dans cette aventure, le moyen d’instaurer un empire catholique qui permettrait de contrer l’influence des États-Unis au bord de la guerre civile.
Craignant de se faire voler la vedette, Gabriel García Moreno envoie, dès septembre suivant, un de ses ministres à Paris avec une offre concurrentielle. C’est Antonio Flores Jijón, le neveu du général Flores, qui est chargé de proposer à la France, un protectorat sur l’Équateur (garantissant ses lois, sa nationalité et sa souveraineté) doublé d’un autre qui établira un « royaume des Andes » avec à sa tête un prince catholique français, la cession des îles Galapagos et de terres en Amazonie. Il est reçu avec déférence, sourires, mais personne n’y croit vraiment au Quai d’Orsay. Edouard Thouvenel, ministre des Affaires étrangères, établit un rapport qui ne laisse aucune ambiguïté sur ce qu’il pense de la situation. De ce projet, la France n’en récolterait rien commercialement, pointe le doigt le probables opposition des pays frontaliers, mais estime qu’un corps expéditionnaire de 2000 hommes suffirait pour contrôler le pays. Très habilement, en décembre 1861, il renvoie dos au mur le président Moreno et l’informe que seul un référendum pourrait éventuellement forcer Napoléon III à envisager ce projet de protectorat quasi monarchique.
Le couperet final intervient en février 1862. Thouvenel fait savoir au président Gabriel García Moreno que l’Empereur ne souhaite pas souscrire au projet tant la situation est confuse en Amérique du Sud. « Notre dignité ne nous permet pas de faire une déclaration dont le résultat [du plébiscite] serait, selon vos dires, incertains. […] Nous serions heureux de voir les dirigeants du Pérou et de la Bolivie – ainsi que ceux qui dirigent les destinées de l'Équateur – surmonter leurs passions détestables pour se pencher attentivement sur leurs sempiternelles dissensions et, si elles ne peuvent être résolues en s'efforçant d'établir les fondements d'une grande nation […], le gouvernement impérial souhaiterait vraiment participer, par son action, à la promotion d'une telle œuvre […] afin d'atteindre le niveau général de la civilisation moderne » écrit le ministre au dirigeant équatorien qui comprend que Napoléon III se focalise désormais sur le Mexique. Un autre projet qui recueille l’assentiment international.
C’est la douche froide pour Gabriel García Moreno. L’histoire va juger durement les actions de ce président équatorien qui pourtant laisse derrière lui un très bon bilan politique et économique. Sa fin sera néanmoins tragique. Le 6 août 1875, cinq ans après la chute du Second Empire et deux ans après la mort de Napoléon III, à la sortie de la messe, il est attaqué par 4 personnes armées de machettes et de pistolets dont il ne se relèvera pas. Les motivations de ce meurtre n’ont jamais été clairement établies.
Un rapprochement ancien ?
Durant sa captivité à Ham, Don Francisco Castellón aurait proposé au futur Napoléon III de prendre la tête d’une nouvelle « union centraméricaine pour établir un projet politique stable ». L’information a été rapportée dans les mémoires de James Howard Harris, comte de Malmesbury, politicien britannique qui a également rencontré Louis Napoléon à diverses reprises. Difficile de dire si celle-ci est exacte ou si elle surfe sur l’aura exercée par Napoléon Ier sur les dirigeants sud-américains au moment des luttes pour l’indépendance.
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