Le 22 juin 1812, la Grande Armée de Napoléon massée sur les bords du Niémen s’apprête à franchir le fleuve frontière. À ses officiers et soldats qui voient cette nouvelle campagne avec autant d’enthousiasme que d’appréhension, l’Empereur promet la gloire d’Austerlitz et la paix de Tilsit.
Marche et bataille sous le soleil
À l'image des campagnes précédentes, Napoléon a conçu un plan résolument offensif qui doit aboutir à une victoire en quelques semaines. Une nouvelle fois, la victoire réside dans les jambes des soldats. La rapidité de mouvement est la clé de la réussite, et les marches doivent être exécutées avec célérité. Les premiers jours sont extrêmement éprouvants pour l'armée des Vingt Nations, fatigués par les marches des dernières semaines, qui les ont menés de France, d’Allemagne ou d’Italie sur les rives du Niémen.
À Moscou, comme le lieutenant Paradis du 25e de ligne qui est parti de Brême en janvier, beaucoup ont l’impression de ne pas avoir cessé de marcher pendant sept mois. « Nous comptons ainsi avoir fait plus de huit cents lieues depuis ce temps. Juge la peine que j’ai dû éprouver en faisant un tel trajet à pied et dans le gros de la chaleur, étant privé de tout ce qui pouvait me soutenir. » Nombreux sont les soldats qui ne peuvent soutenir le rythme effréné des déplacements sous le soleil ardent de l’été continental. À la chaleur et la poussière des premiers jours succèdent de violents orages qui détrempent des routes qui n’en ont que le nom. Faute d’intendance suffisante, très vite, les traînards se transforment en pillards qui, malgré les jugements, se répandent dans les campagnes. Affaiblis par le manque de fourrage, ces conditions climatiques déciment les chevaux. Le colonel Puiniet de Montfort suit la route « à l’odeur et à la vue des chevaux morts, tués par l’effet de l’orage ». Murat, qui a ordre d’accrocher les Russes avec sa cavalerie, ne fait qu’éreinter un peu plus montures et cavaliers car si les escarmouches se succèdent, les armées d’Alexandre se refusent à livrer la bataille qu’espère Napoléon.
Au mois d'août, les Russes abandonnent leurs habitations, brûlent leur récolte et empoisonnent les réserves d’eau. Le brigadier Nottat écrit que « l’on ne trouvait que de la nourriture très médiocre, qui était du seigle ou du blé cuit dans de l’eau, et quelquefois un peu de farine, dont on faisait de la bouillie avec du lait et du sel, car la graisse était très rare ».Le cheval, dès cette campagne d'été, fait souvent l'ordinaire du soldat. Cette mauvaise nourriture entraîne très vite des problèmes de santé, comme le constate le médecin Roos : « J’ai toujours remarqué que les résidus laissés par les hommes et les animaux en arrière du front, prouvaient que les Russes étaient en bonne santé, tandis que nos hommes à nous, et aussi nos chevaux souffraient avec évidence de la diarrhée. » Sans affrontement notable, ces conditions de vie précaire font fondre les effectifs. Des 450 000 hommes qui ont franchi le Niémen en juin, environ 170 000 seulement sont encore en état de combattre mi-août. Napoléon espère accrocher les Russes à Smolensk mais, après une journée d'un combat acharné dans les faubourgs de la ville, ceux-ci se replient une nouvelle fois pour s'arrêter non loin du village de Borodino.
Livrée le 7 septembre, la bataille marque profondément les combattants. Pas une lettre de soldats datée de Moscou qui n’en fait mention, pas un mémoire qui n’en souligne la violence et la sauvagerie. Pourtant, à la veille de la bataille, « toute l’armée se réjouissait à la perspective de l’événement » qui se prépare. Livrer combat est une expérience difficile à surmonter tant pour le soldat aguerri que pour le jeune conscrit. Les sens du combattant y sont mis à rude épreuve. Tonnerre du canon, sifflements des projectiles, charges de cavalerie, fumées des décharges de mousqueterie, hurlements des blessés, etc. sont autant de composants qui rendent l'expérience de la bataille difficile à surmonter. Le soldat Montfort avoue : « On ne peut voir, d’un seul point, l’ensemble et encore moins les détails d’une action. » Cette vision partielle des combats est certainement encore obscurcie par l'emploi massif de l'artillerie par les deux camps. Avec les positions défensives russes, on trouve dans cet usage de l'artillerie une des causes des immenses pertes des deux camps. Les troupes qui dorment à même le champ de bataille doivent édifier des « abris » avec les dépouilles de leurs compagnons. Même pour des hommes habitués à côtoyer la mort, passé le légitime soulagement d’avoir survécu, l’expérience est marquante.
Moscou occupé
La bataille est sanglante mais non décisive. Les Russes retraitent au-delà de Moscou, laissant le champ libre aux troupes napoléoniennes qui entrent dans une ville désertée le 15 septembre. Rostopchine, gouverneur de Moscou, a organisé l’évacuation des habitants et des moyens de lutte contre l’incendie. Le gigantesque autodafé peut commencer. Dès le soir, des Russes restés dans la ville allument les premiers incendies qui sont maîtrisés. Le lendemain les départs de feu sont trop nombreux et l'incendie se généralise. Dans la nuit, Napoléon est forcé de quitter la ville. Nombre de soldats, comme Montfort, le suivent : il passe la nuit « à regarder l’horrible et magnifique spectacle que nous offraient les flammes qui dévoraient cette immense capitale. Une masse de feu de deux lieues au moins d’étendue surmontée d’une masse de fumée rouge au-dessus de laquelle s’élevaient des nuages noirs d’une fumée épaisse qui obscurcissait tout le ciel, la masse de la flamme variait peu ; mais les tourbillons de fumée rouge et noire changeaient à chaque instant de forme, poussés qu’ils étaient en tous sens par un vent impétueux qu’augmentait ou que produisait l’incendie lui-même ; car la masse et l’intensité du feu étaient assez fortes pour attirer des courants d’air de tous les points ».
Pendant que l'incendie ravage la ville, tout ce qui ne brûle pas est mis au pillage par la Grande Armée prise d'une sorte d’hystérie collective. Faute de combustibles et sous une pluie battante, l’incendie est maîtrisé le 19 septembre. Á compter de ce jour, les soldats, bivouaquent au cœur d’une ville dévastée par le feu et installent des marchés servant à troquer le fruit des rapines. Le calme revenu, on s’aperçoit que l’armée regorge de tout, sauf du nécessaire. « Si la vie était assurée par les provisions de farine, de vin et de liqueur, nous manquions de viande, de légumes, de lait. Chacun organisa sa maraude pour se pourvoir de ces divers objets, et les maraudeurs organisés se répandaient dans la campagne à quatre et cinq lieues de la ville, au risque d’être tués par des Cosaques errants ou par quelques paysans restés dans leur village » note Montfort.
Pour les soldats, les trente-cinq jours de Moscou (1) sont également l’occasion d’une parenthèse. Malgré les cosaques qui perturbent les communications avec la France, beaucoup tentent d’écrire à leurs familles pour raconter cette première phase de la campagne. Certains se font touristes : ils trouvent que Moscou est l’une des plus belles villes d’Europe et, comme pour le lieutenant Delaplace, ce qui marque, ce sont « les deux pièces les plus monstrueuses, c’est-à-dire une cloche et une pièce de canon. J’avais entendu parler de la grosse cloche de Moscou, mais il faut la voir ; elle a écrasé la tour, elle est enfoncée dans [la] terre de manière que l’on ne peut voir que le dessus qui n’est point couvert. » Le lieutenant Chevalier s’installe dans un palais : « Dans un beau salon, notre lustre allumé de bougies, dans de beaux verres de cristal, nous gouttions les douceurs du Madère ou du Malaga, ou faisions mousser le champagne et, le verre à la main, nous oublions les horreurs et les fatigues de la guerre. » Pour tous, Moscou est une étape dans la campagne. Dans leurs lettres, beaucoup espèrent la paix mais, comme le sous-lieutenant Cointin, s’en remettent totalement au « grand homme » qui les conduit.
La terrible retraite
Las d'attendre une trêve que le tsar lui refuse, Napoléon décide de quitter Moscou le 19 octobre 1812. La Grande Armée n'a alors plus la belle uniformité connue, les témoins décrivant les soldats comme une horde de Tartares après une razzia tant la bigarrure des tenues est grande. Après la bataille de Maloïaroslavets cinq jours plus tard, l'Empereur est contraint de faire rebrousser chemin vers la route empruntée durant l'été. Commence le calvaire des hommes qui, avant même l'arrivée du froid, perdent le moral qui fait leur cohésion, et les unités, à se désorganiser. Autre étape dans ce délitement : la traversée du champ de bataille du 7 septembre où « gisaient encore sans sépulture les cadavres de plusieurs soldats et les carcasses des chevaux tués dans cette bataille ». Voir leurs frères d’armes encore étendus là où ils sont tombés, leurs os rongés par les loups – avec l’anecdote du soldat blessé ayant survécu parmi les cadavres – choque les soldats et accroît leur désappointement.
Dans ce contexte, le facteur climatique est aggravant. Beaucoup de témoignages russes notent que si le mois d’octobre est exceptionnellement doux au point de tromper Napoléon, novembre est plus froid qu’à l’accoutumé. C’est après Smolensk que la température se fait réellement sentir et que « le vin commençait à geler ». Les mémorialistes racontent que le soir, au bivouac, on chauffe devant mais gèle derrière, et qu’il est alors impératif de se tourner fréquemment pour éviter les refroidissements. Durant cette campagne, nombre de soldats qui se sont arrêtés le soir autour d'un feu ne se relèvent pas au matin quand les restes de la Grande Armée se remettent en route. Les feux qui réchauffent le corps et reposent de la marche éprouvante ont également des effets pervers. Outre la fumée qui irrite les yeux, les extrémités (doigts, orteils, nez, oreilles, etc.) gèlent dans la journée, décongèlent le soir autour des bivouacs. Cette succession entraîne des gangrènes, donc des amputations, et, par extension, condamne le soldat. Après des semaines sans pouvoir se laver, les hommes abritent une « faune » qui n'attend que la chaleur des feux pour se réveiller. Puces et poux infligent alors « des tortures intolérables », provoquent la fièvre typhoïde laquelle, alliée au froid et aux privations, cause des ravages dans les rangs. La fraternité d’arme, ciment de la société militaire, disparaît dans les neiges de Russie.
Les vivres épuisés, la viande de cheval devient cette fois le quotidien des soldats, qu'ils consomment jusqu'à l'écœurement. D’abord grillée, elle est consommée crue quand le temps manque pour allumer un feu, ou que la faim se fait trop pressante. Les rixes sont fréquentes pour se partager les restes sur le côté de la route, ou pour conserver une place autour des feux de bivouac où se masse une armée de fantômes.
Le sort veut qu’un radoucissement intervienne au moment du passage de la Bérézina. Jean Eymard traverse la rivière après deux jours de tentative infructueuse. Il découvre le site le 27 où il voit « un pont d’environ 80 m de long […]assiégé par une foule. […] Tout le monde veut passer à la fois. On se bouscule, on s’aide des mains et des coudes, on s’agrippe aux autres pour avancer. Enfin les voilà engagés et les planches surchargées craquent. Certains ont réussi à passer, les autres sont tombés dans le fleuve qui les emporte au milieu de glaçons. » À son tour, Il passe le 29. Pour rejoindre le pont, il doit marcher dans le lit de la rivière, « posant tantôt le pied sur le ventre d’un cheval mort, tantôt sur un canon, tantôt sur des cadavres. » De l'autre côté, il se retrouve seul, séparé de ses compagnons, et se met à pleurer. Comme tous ceux qui ont pu traverser avant la destruction des ponts, la route vers Vilnius est ouverte. C’est durant ces quelques jours de décembre que les conditions climatiques sont les plus extrêmes, et les morts de froids et d’épuisement les plus nombreux.
Un bilan difficile à établir
Plus que dans toute autre campagne, les soldats de la Grande Armée doivent vivre avec la mort pour compagne. Faire un bilan humain est une gageure tant la tâche est ardue. En décembre, les corps de Davout et Eugène de Beauharnais, qui forment l'arrière-garde depuis Moscou, n'alignent plus que 5 % de leurs effectifs de départ, tandis que la division de la Vieille Garde, en tête de colonne, comprend encore 1 471 hommes, soit un peu moins de 20 % des effectifs. Il est vrai qu'à cette date, nombreux sont les hommes égarés, ou aux mains des Russes. « Restés en arrière », comme le portent les états, signifie souvent « prisonniers ». Ils sont globalement maltraités. Le premier geste de l'adversaire est de dépouiller de ses richesses celui que l'on vient de capturer. C'est le cas de Nicolas Nottat le 16 décembre, dans les environs de Kovno : les cosaques regardent « jusque dans la bouche » s’il n’y a pas quelques valeurs à dérober.
200 000 à 210 000 hommes de la Grande Armée subissent les souffrances d'un long voyage vers l'intérieur de la Russie. Capturé le 27 septembre non loin de Moscou, la marche du capitaine Devina vers Astrakan, lieu de sa détention, dure ainsi plus de trois mois dans « un pays plat et extrêmement désert » où il fait « des journées de marche sans trouver un seul village » et où les regards « ne rencontraient que de vastes plaines couvertes de neige et de glace ». Sur la route, il doit subir l’hostilité des populations qui, sans avoir vécu le conflit, ont au moins été marquées par la propagande. Il note également que dans sa colonne « les maladies contagieuses se répandent bientôt parmi les prisonniers. Les mauvais traitements, le manque de vivres et le bivouac contribuent à leur propagation. » Le sort des soldats arrivés à destination, comme celui de Devina, s'améliore un peu.
À partir de 1814, ceux qui ont survécu peuvent rentrer en France mais à Moscou, en 1837, la police secrète dénombre encore 3 229 Français, anciens prisonniers, ainsi que leurs enfants nés en Russie, soit près de 1 % de la population moscovite du moment.
Dans l’histoire des soldats de la Grande Armée, la campagne de Russie occupe une place à part. De nombreux acteurs de cette campagne ont la conscience d'avoir vécu un moment exceptionnel et ont à cœur de témoigner des épreuves qu'ils ont traversées. Chez certains, elle laisse de profonds traumatismes et, comme pour Nicolas Nottat, il faut pendant longtemps avoir « bon courage et bon cœur pour ne pas y penser ».
(1) Lire Jacques Jourquin, Napoléon 1er, n°20 à 22, mai-octobre 2003.
Les effectifs à La Moskowa
Si, au matin, les forces sont en proportions égales (124 000 Français et alliés contre environ 125 000 Russes et 31 000 miliciens), le soir, les pertes sont plus élevées que dans bien d’autres batailles napoléoniennes : 28 000 Français et alliés (environ 22,5 % des effectifs), et 44 000 Russes (environ 35 % des effectifs hors miliciens).
Une fraternité disparue
« Ils cherchent à voler leurs camarades. Lorsqu’à bout de souffle un soldat tombe, ils se précipitent cherchant le portefeuille du moribond. Ils veulent vivre. Ils veulent revoir les leurs. C’est la lutte pour la vie. Dans ces moments de grande détresse, l’homme n’est plus l’homme. Il n’y a plus de charité ; plus d’amour fraternel. Chacun songe à lui-même et cherche à sauver sa propre peau. On ne partage plus. Si on a la chance d’avoir quelque chose à manger, on le mange en cachette parce qu’on a peur d’avoir à donner. » Beaucoup racontent les mêmes scènes d’horreur et « tant pis si quelqu’un meurt à côté de vous. Et il en meurt ! Derrière nous, nous laissons des cadavres » (témoignage de Jean Eymard, extrait Du Niémen à la Bérézina, Lettres et témoignages de soldats français sur la campagne de Russie, S.H.D., Vincennes-Paris, 2012).
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