Où sont passés les corps des soldats tués à Waterloo ? Cette question est sur les lèvres de tous les historiens qui se sont penchés sur les suites de la bataille. Elle interpelle également les visiteurs que la plaine brabançonne accueille et qui espèrent trouver un ou plusieurs cimetières, comme c’est souvent le cas pour les lieux de mémoire des guerres mondiales.
De nombreux témoins de l’époque ont raconté, que ce soit par écrit ou au travers de spectaculaires gravures, le fil des événements dans les jours qui ont suivi le 18 juin 1815. Les morts, parfois brûlés sur des bûchers funéraires, ont été enterrés à la hâte dans des fosses communes (1). Malgré l’abondante documentation permettant de situer les emplacements des charniers, les archéologues peinent à trouver le moindre reste humain. Deux squelettes seulement ont été découverts entre 2012 et 2022 et ce, malgré des techniques toujours plus perfectionnées (2).
L’historiographie a tenté à plusieurs reprises d’expliquer ce mystère. La thèse la plus souvent évoquée est celle d’une exhumation des squelettes dans les années 1820 et de leur exportation vers l’Angleterre, où ils ont été transformés en poudre, riche en phosphate, destinée à l’épandage sur les cultures. Cette pratique est pour la première fois mentionnée en 1822 dans la presse britannique (3). L’exploitation d’ossements par l’agriculture ne relève pas du fantasme mais bien d’une pratique avérée qui tend alors à se développer (4). Pourtant, il n’existe aucun document d’archive qui permette de vérifier les affirmations alarmistes des quotidiens anglais au sujet de Waterloo. Aucune autorité locale n’a constaté d’exhumation, aucun témoin ne vient confirmer les faits dans les années 1820.
Utilisant à la fois l’histoire et l’archéologie, les trois auteurs de la présente étude ont pour ambition de formuler une théorie alternative et de l’étayer au travers de nombreuses sources inédites, de témoignages multiples et de découvertes archéologiques récentes. Dans cet article, il sera mis en exergue que les corps de Waterloo ont été majoritairement déterrés non pas dans les années 1820 mais après 1833, date à laquelle la valeur des ossements monte drastiquement en raison de la demande créée par l’industrie de la betterave sucrière, qui venait de s’installer dans la région de Braine-l’Alleud. Il sera soutenu que les paysans, qui bénéficiaient du silence et d’une certaine tolérance des autorités locales et nationales, ont vendu sans vergogne les ossements des morts avec la complicité d’investisseurs belges et étrangers.
Les auteurs de cette recherche évoqueront d’abord l’exploitation des restes des morts lors des batailles napoléoniennes en Europe après 1815. Ils présenteront ensuite les preuves archéologiques et historiques concernant le sort des soldats morts à Waterloo.
Le commerce des os de soldats en Europe
Le but de cet article n’est pas de retracer le sort des cadavres de soldats tués durant les guerres napoléoniennes, sujet qui fera l’objet d’une autre publication, mais il semble tout de même crucial de comprendre le contexte avant de se pencher sur la plaine brabançonne. En effet, le sort des ossements des victimes des batailles est intimement lié au développement de l’agriculture à la fin du xviiie siècle et à l’industrie alimentaire. Des tendances parallèles s’observent dans différentes régions.
Au début du xixe siècle, l’ossement est une matière prisée en Grande-Bretagne, où son contenu riche en phosphate permet de fertiliser les champs. Les premiers os d’animaux sont broyés dans des moulins dès 1780 mais la pratique se popularise à partir de 1819, date à laquelle des marchands anglais écument les villes portuaires à la recherche de la précieuse matière. Les ossements sont théoriquement prélevés sur les corps d’animaux mais de nombreuses mentions permettent d’affirmer que des restes humains sont également vendus en toute illégalité par des commerçants peu scrupuleux.
Ce phénomène n’est toutefois pas aussi important pour notre recherche que la montée d’une branche de l’industrie alimentaire. Suite au blocus continental ordonné par Napoléon, un coup sérieux a été porté à l’approvisionnement en sucre en Europe. Pour se procurer cette matière première, il est alors nécessaire de se tourner vers l’exploitation de la betterave sucrière. Des techniques d’extraction, perfectionnées en Allemagne en 1805-1806 et popularisées en France en 1811, permettent en quelques années de faire du sucre une denrée accessible à tous. En 1811, l’industriel français Derosne popularise l’utilisation du charbon animal, aussi appelé noir animal, afin de purifier par filtration le sirop de betterave.
En à peine quatre ans, l’industrie a adopté cette matière, obtenue grâce à la cuisson d’ossements d’animaux, souvent des restes d’abattoir. Le marché de l’os, qui était auparavant réservé aux classes les plus pauvres, devient un commerce lucratif mais, conséquence funeste, la tentation de vendre des restes humains est alors grande, malgré les interdictions qui frappent les exhumations illégales. De fait, on observe les premiers pillages de fosses communes de soldats des guerres napoléoniennes dès 1819-1821 à Lübeck et Hambourg. De nombreux incidents sont référencés dans les États allemands dans les années 1820 et 1830. La rapide ascension de l’industrie du sucre fait d’autres victimes : cimetières anciens, fosses des victimes de la peste, aucun lieu de repos éternel ne semble à l’abris des spéculateurs (5).
Le cas de Waterloo
Les exemples mentionnés plus haut permettent d’appréhender le cadre européen et de mesurer à quel point la pratique du pillage de tombes de soldats napoléoniens semble courante à l’époque. Il faut maintenant s’intéresser au cas de Waterloo. Tournons-nous d’abord vers l’archéologie. Le champ de bataille fait l’objet de fouilles depuis 2015. Les gravures d’époque, qui représentent les fosses communes, ainsi que les récits des témoins des inhumations permettent de déterminer les sites qui méritent d’être investigués en priorité. Des technologies mettent également en avant des anomalies dans le sol, autant de signes de potentielles tombes de masse. Pour ces raisons, des équipes belgo-britanniques se sont penchées à plusieurs reprises sur les terres d’Hougoumont, de Mont-Saint-Jean ou encore de La Haye Sainte. Les archéologues n’ont aucune peine à localiser des traces de la bataille. Objets, balles, résidus, tout montre la violence des combats de 1815. Pourtant, les corps des soldats restent introuvables. Un squelette a été exhumé en 2012, un autre en 2022, une bien maigre récompense pour tant d’efforts (6). Cette absence de corps, aussi décevante qu’elle puisse être pour les hommes de terrain, est pourtant intéressante. Elle permet de prouver que les ossements ne sont plus là où ils devraient être. L’archéologie ne peut bien entendu pas déterminer le sort réservé aux squelettes disparus des soldats morts, c’est aux historiens de le faire.
Nous l’avons affirmé en entrée, les sources concernant une exploitation généralisée des os des tués du 18 juin 1815 sont peu nombreuses avant les années 1830. L’opinion qui prédomine aujourd’hui, à savoir la réduction en poudre fertilisante de restes humains vers 1822, semble impossible à vérifier. Seul l’un ou l’autre article dans la presse internationale de l’époque mentionne le fait : « Il est estimé que plus d’un million de boisseaux d’ossements humains et non-humains ont été importés l’année dernière du continent européen vers le port d’Hull. Le voisinage de Leipsic [sic], Austerlitz, Waterloo, et tous ces endroits où, durant la dernière guerre sanglante, les principales batailles ont été disputées, sont remplies des ossements des héros et des chevaux qu’ils montaient. » (7) Le manque de détails rend la nouvelle douteuse. L’article ne nous dit rien des auteurs de telles profanations et garde sous silence tout élément factuel. La presse anglaise n’est pas la seule à colporter cette histoire.
On trouve d’autres mentions dans des journaux et livres néerlandais et allemands. Ainsi, le Zeitungs und Conversations Lexikon, volume 2, affirme : « Avant cela, aux Pays-Bas, ils ont nettoyé les os de milliers de chevaux du champ de bataille de Waterloo. Certains sont partis en Angleterre, d’autres ont été brûlés et broyés. La prochaine génération n’épargnera pas les fosses communes et transformeront leur substance en végétation. » (8) Il n’est pas impossible que des ossements aient été prélevés peu après la bataille de Waterloo où durant la décennie qui a suivi. Il faut toutefois rester prudent vu l’absence d’éléments factuels et de preuves dans les archives des autorités locales. Rien n’indique en tout cas qu’une exploitation à grande échelle se soit tenue entre 1815 et 1832.
La période qui commence en 1833-1834 est bien plus déterminante pour les morts de Waterloo. Elle correspond à l’explosion de l’industrie du sucre en Belgique, grande consommatrice d’ossements, et au développement de la culture de la betterave sucrière. Il paraît crucial de contextualiser le marché des ossements à l’échelle nationale et les tendances générales observées au fil des ans.
Le 14 septembre 1824, une résolution parlementaire interdit l’exportation d’ossements, à l’exception de ceux dont la gélatine a été extraite préalablement (9). Cette mesure vise à protéger les fabricants de colle gélatineuse, particulièrement appréciée en ébénisterie. À l’époque, la valeur de l’os est très faible et la récolte est effectuée par les classes les plus pauvres. La situation change au début des années 1830, décennie qui marque l’explosion du prix de cette matière première si particulière. Le 28 janvier 1833, un citoyen de Liège introduit une pétition auprès du parlement afin de lever l’interdiction de l’exportation d’ossements à l’étranger. Quelques années auparavant, cent kilos d’os se vendaient deux francs tandis que le prix moyen en 1833 se situe aux alentours de 7,5 francs. La vente en dehors des frontières est d’autant plus intéressante que les Français taxent lourdement l’exportation, plus de 20 francs pour cent kilos (10). Le 25 mars 1834, une nouvelle loi libéralise le commerce de l’os à l’étranger, toutefois frappé d’une taxe de 5 francs par mille kilos, une somme anecdotique comparativement à celle décidée par la France. Il s’agit là d’une période charnière de ce commerce, comme le tableau ici-bas l’illustre.
Ces données, tirées des débats parlementaires belges, prouvent l’explosion du marché de l’os dans l’industrie française, où cette matière première est transformée en charbon d’os, appelé noir animal à l’époque, utilisé pour ses propriétés filtrantes par l’industrie du sucre. Comme le résume le parlementaire libéral Léopold Zoude : « La sucrerie de betterave exige un emploi très considérable de noir animal : la quantité qu’il lui faut est du tiers en poids du sucre fabriqué. Ainsi, dès la première année, il faut à ces établissements un demi-million de noir, ce qui représente un million de kilogrammes d’os. » (11) Sans surprise, cette demande entraine de très nombreuses fraudes. Le même représentant déclare : « L’exportation est supérieure de beaucoup aux quantités déclarées, et telle exacte, telle rigoureuse que puisse être la surveillance aux bureaux frontières, il est impossible de prévenir la fraude qui s’en fait ; cette fraude, dit la chambre de commerce de Tournay, résulte de la difficulté de contrôler les déclarations à la sortie. Des os puants s’exportent par charge pleine, sans emballage et de manière à rendre la vérification presque impossible. » (12)
L’industrie sucrière
L’explosion des exportations va de pair avec un accroissement notable de la demande interne, que ni les abattoirs ni les boucheries ne peuvent combler. Dès 1833, de nombreuses fabriques de sucre voient le jour en Belgique. Les parlementaires sont les premiers à se lamenter du départ des ossements nationaux vers la France, où les vendeurs en obtiennent un prix bien plus élevé. François Donny, député du parti catholique, prend en exemple une fabrique d’Ostende pour illustrer la pénurie qui frappe le pays : « Elle travaille d’après des procédés importés d’Angleterre, consomme une très grande quantité d’os et verse dans le commerce des produits tellement satisfaisants qu’à chacune des expositions de l’industrie elle a obtenu des médailles. Eh bien, les propriétaires de cette fabrique m’écrivent que pour peu que l’ordre des choses actuel se prolonge encore, ils seront obligés de fermer leurs usines, et cela à cause de l’extrême difficulté qu’ils éprouvent à se procurer la matière première dont ils ont besoin. » (13)
En 1834 et dans les années qui suivent, l’industrie sucrière s’installe justement dans la région de Waterloo. L’endroit, rural mais à proximité de la capitale, bien connecté au réseau routier, entouré de champs, est idéal. Immédiatement, les paysans se mettent à transformer le paysage du champ de bataille. Un tableau des récoltes de Braine-l’Alleud en 1827 nous apprend qu’à l’époque on faisait pousser principalement du froment, du méteil, du seigle, de l’orge, de l’avoine, des pommes de terre et du sarrasin (14). Huit ans plus tard, la betterave sucrière gagne fortement du terrain. Ce phénomène est admirablement décrit par un voyageur dans le journal L’indépendance belge : « Je lève les yeux ; je me les frotte, pour être bien sûr que je ne suis pas le jouet des illusions de mon sommeil. Plus de forêt ! Plus de grands arbres embrassant comme une enceinte immense cette dernière arène des nations ! Plus de grande route étranglée à perte de vue entre leurs troncs robustes ! La plaine continuant la plaine, la terre rasée partout, le ciel étonné de la voir à nu et des lignes arides à l’horizon ! – Que veut dire ceci, m’écriai-je en secouant mon excellent ami, qui avait rattrapé son bon sommeil ? – Qu’est-ce qu’il y a donc, me répondit-il tout assoupi ? – Il y a que je ne vois plus la forêt. – Tu la verras à une demi-lieue. – Mais autour de la plaine de Waterloo ? – Défrichée. – Défrichée ! et depuis quand ? – Depuis plus de quatre ans, pour y planter de la betterave. – De la betterave ? à quoi bon ? – Parbleu ! pour en faire du sucre. […] De la betterave où s’élevaient les grands arbres séculaires sous lesquels passèrent les nations à la rencontre du destin d’un grand homme ! De la betterave à la place d’une magnifique forêt historique. Si encore c’était du blé ! Il faut bien que l’homme mange et dans ses insatiables besoins, il labourerait jusqu’au Calvaire. Mais pour du sucre ! avoir mutilé le plus grand souvenir de l’histoire moderne pour du sucre ! Celui qui a combattu par la betterave périra par la betterave. Voilà le fruit de ton blocus continental, ô grand Napoléon. » (15)
À la culture de la betterave s’ajoute la création d’une gigantesque usine de production de sucre, pompeusement appelée « Raffinerie nationale du sucre », située à proximité de la chaussée de Tervuren à Waterloo, à moins de cinq kilomètres du champ de bataille (16). Une autre fabrique s’installe près de la drève du moulin, à l’ouest de la ville de Waterloo (17). Des fabriques de noir animal, quand il n’est pas produit au sein même de l’industrie, se situent également à proximité. Ce phénomène n’est pas unique puisqu’on retrouve également une usine de charbon osseux près des Quatre-Bras et à Fleurus, à proximité immédiate des terrains où se sont déroulées les batailles de Ligny de 1815 et de Fleurus de 1690 et 1794 (18).
Les sources le montrent : l’industrie qui dépend le plus des ossements est présente en force là où Wellington et Napoléon se sont affrontés. Elle doit se battre pour trouver une matière première devenue chère, rare et qui fait l’objet d’un trafic international dénoncé jusqu’au parlement belge. Si de nombreux indices permettent déjà de deviner le sort réservé aux soldats morts le 18 juin 1815, reste toutefois à apporter des faits concrets. La presse française de l’époque est remplie de rumeurs concernant le trafic d’os de la « morne plaine ».
L’Indépendant du 23 août 1835 évoque le fait suivant : « Une compagnie d’industriels vient d’acheter la permission de fouiller le champ de bataille de Waterloo, afin d’en retirer les ossements des morts, qui sont là entassés en si grand nombre, et d’en fabriquer du noir animal. Enlever les os des braves morts au champ d’honneur, pour en faire du noir animal ! Un seul fait de ce genre suffit pour caractériser une époque » (19).
D’autres titres relaient ces spéculations, comme La Presse : « On y éprouve le sentiment de dégoût et de honte dont rougissent les paysans de Waterloo, en voyant des spéculateurs qui brocantent de nobles ossements épars sur le champ de bataille, et qu’ils comptent transformer en noir animal » (20) ou encore l’Écho du commerce : « Tous les jours nous voyons passer par la porte de Mons et venant de l’étranger des convois de voitures chargées de matières propres à alimenter le noir animal. Les os se vendent très cher en France, surtout dans le département du Nord ; aussi la Belgique nous en expédie-t-elle en masse. Tous ces convois se dirigent vers les fabriques de noir animal, dont les produits sont nécessaires à nos sucreries de betterave. Les magasins des os qu’on y transporte s’élèvent en plein air, et l’œil ne se sent pas peu surpris à la vue de ces hautes pyramides, comme on en voit à Marly, toutes construites de dépouilles d’animaux, au milieu desquelles on n’aperçoit pas que trop souvent des restes humains. D’où nous viennent cependant ces monceaux de débris ? Il est sur la frontière de Belgique plus d’un champ de bataille où la terre recouvre des milliers de morts ; à Waterloo surtout grand en fut le nombre […]. » (21)
Les rapports conservés aux archives
Il serait étonnant qu’autant d’histoires naissent uniquement de l’imagination fertile de journalistes. Il en faut toutefois plus pour confirmer l’hypothèse choquante d’une exploitation des ossements des morts de Waterloo. C’est pourtant ce qui ressort des archives communales de Braine-l’Alleud et de Plancenoit, où l’on trouve plusieurs rapports et lettres entre différents niveaux de pouvoir.
Un premier procès-verbal, au sujet de champs ouverts illégalement, est envoyé au juge d’instruction de Nivelles en avril 1834. Le bourgmestre de Braine-l’Alleud affirme qu’« il est impossible d’en connaitre les auteurs autrement que par présomption suffisante pour les convaincre » (22). Des rapports ultérieurs révèlent que des exhumations illégales se sont déroulées dans les charniers de Braine-l’Alleud et Plancenoit en avril 1835. Les bourgmestres sont d’ailleurs tenus d’avertir l’autorité supérieure, le commissaire d’arrondissement (23). Ce dernier demande aux pouvoirs locaux de se mettre en contact avec le commandant de gendarmerie à Waterloo afin de faire cesser cette activité, punie par l’article 360 du code pénal (24).
La réaction du bourgmestre de Braine-l’Alleud est particulièrement intéressante. Il prend comme mesure principale la rédaction d’une proclamation qu’il fait afficher dans sa commune et dans les entités voisines. Celle-ci mérite d’être reproduite intégralement : « Le bourgmestre. Des fouilles pour déterrer des ossements dans le champ de bataille de 1815 ayant été faites, il a été enjoint au soussigné de porter à la connaissance des habitants de sa commune et des communes voisines que ces faits sont un de ceux prévus par l’article 360 du code pénal et puni d’un emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de 10 francs à 200 francs. En conséquence, les propriétaires et cultivateurs des terres situées dans le champ de bataille ne peuvent violer ou laisser violer les sépultures faites dans leurs biens et les autorités administratives et les agents de police judiciaire sont invités à constater les infractions de cette espèce qui pourraient se commettre encore dorénavant. » (25).
Il est frappant de constater que cet avis s’adresse aux propriétaires de terrains et cultivateurs. Ceux-ci sont les plus susceptibles de retourner la terre et transporter de gros volumes sans être remarqués et doivent immanquablement être confrontés, aussi peu de temps après la bataille, à de nombreux restes humains, voir à des fosses communes. La chose est d’autant plus plausible que la betterave sucrière demande de creuser particulièrement profondément, comme l’explique le parlementaire Desmet : « Pour bien cultiver la betterave, il faut nécessairement labourer les terres très profondément et avec grand soin. » (26)
D’autres sources des autorités belges auraient permis de documenter avec plus d’exactitude les conséquences de ces exhumations illégales. Malheureusement, les archives d’époque de la gendarmerie de Waterloo, tout comme les rapports du commissaire d’arrondissement, ont été détruites. Il n’en reste pas moins qu’il existe suffisamment d’indices significatifs pour suggérer un commerce systématique.
Témoignages
Les écrits de divers témoins étrangers – nous n’en citerons que deux ici mais d’autres sont accessibles – permettent d’en apprendre plus, comme celui de Karl von Leonhard, géologue renommé originaire de Rumpenheim, qui visite le champ de bataille vers 1840. À proximité de la ferme de La Haye Sainte, il s’étonne de voir des fosses ouvertes auprès desquelles plusieurs individus s’affairent. Son guide lui explique, un peu confus, que les cultivateurs sont occupés à déterrer des ossements pour le compte de spéculateurs bruxellois dépêchés par l’industrie. Interrogés par le touriste allemand, les fermiers affirment ne vendre que les restes des chevaux, avant d’admettre faire le commerce des os des soldats de la Garde impériale, tellement gros qu’ils se confondent avec ceux des ongulés (27). Le bourgmestre ayant menacé ses administrés au sujet des exhumations en 1835, il est peu probable que ceux-ci admettent plus ouvertement les transactions douteuses auxquelles ils se livrent.
Un autre témoignage, émanant d’un citoyen français, est publié dans le très sérieux Journal des connaissances médicales pratiques en 1858. L’auteur, le docteur Caffe, qui a perdu un frère à la bataille de Waterloo, affirme le fait suivant : « Je n’oublie pas avoir vu les mêmes fouilles se pratiquer à Waterloo, où j’eus le malheur de perdre un frère. Et les ossements, transformés en noir animal, allèrent clarifier les sucres de betterave de la Belgique et des départements du nord. » (28)
Un tabou Majeur
Il ne faut pas voir dans le commerce des restes humains une grande cabale mais bien la volonté d’agriculteurs désargentés d’améliorer leur quotidien grâce à une ressource demandée et abondante. Le poids des ossements de 10 000 morts et 10 000 chevaux, estimation basse mais il n’est pas dans nos objectifs de débattre du nombre précis de victimes à Waterloo, est d’environ 540 000 kg (29). Sachant qu’en 1837, 100 kg se vendent 14 francs, il y a donc au moins 75 600 francs, une somme considérable à une époque où le kilo de pain se vend 0,25 francs, à exploiter dans les plaines de Braine-l’Alleud et alentours.
Les bourgmestres n’ont pas intérêt à mettre fin à cette industrie lucrative qui permet d’enrichir leurs citoyens ainsi que la région. Il est d’ailleurs permis de se demander si l’avis publié en 1835 n’a pas été rédigé dans le but d’apaiser la presse internationale, scandalisée par la pratique. Il est de toute façon clair, vu les témoignages des touristes étrangers qui visent les lieux, que les pilleurs de charniers ne semblent pas craindre les autorités. De fait, on ne relève aucune mention d’arrestation pour violation de sépulture dans la presse de l’époque ou dans les archives communales.
Il reste encore à aborder la question de l’aspect moral. Est-il crédible que des paysans se livrent à des violations de sépultures, ce qui constitue pourtant un tabou majeur ? Un élément de réponse est fourni par Éric Bousman, professeur d’histoire à l’UCLouvain, qui affirme que les habitants de l’époque ne se sentent pas concernés par cette bataille disputée principalement par des nations étrangères. Ils en subissent les destructions mais n’intègrent pas l’événement, « comme surimposé au terroir ». « La bataille était quelque chose d’importé, quelque chose à quoi des armées étrangères (pour l’essentiel) s’étaient livrées, au milieu de “nos” champs et de “nos” fermes. » (30)
Ce n’est en fait qu’à partir des années 1950 que la région se réapproprie le 18 juin 1815. Les cultivateurs de la première moitié du xixe siècle, peu impliqués émotionnellement et attirés par la perspective de l’argent facile, n’ont que peu de raisons de respecter les fosses communes, un état de fait qu’on retrouve d’ailleurs partout ailleurs en Europe.
Conclusions
Les sources mises en avant permettent d’affirmer qu’un commerce de restes des soldats tués durant les guerres napoléoniennes est organisé à grande échelle durant la première partie du xixe siècle. Les écrits des autorités communales montrent que le champ de bataille de Waterloo n’est pas épargné par ce phénomène européen. Plusieurs preuves permettent de souligner la responsabilité des agriculteurs et l’industrie du sucre, grande consommatrice d’ossements, principalement utilisés pour purifier le sirop issu de la betterave.
Cet article n’est que le début d’une recherche plus vaste qui devra s’intéresser aux autres champs de bataille, qu’ils soient en Belgique ou ailleurs. L’archéologie a également un rôle à jouer. En fouillant d’anciennes fosses communes manifestement vidées, elle permet de combler le manque de sources et de mesurer par d’autres moyens l’ampleur de ce pillage particulièrement choquant.
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