« Mon dieu, regarde. On dirait qu'il y a un corps ! Il bouge, il est vivant ! » Se penchant sur l'homme ensanglanté qui gît dans les buissons, le couple qui se promène ce 3 décembre 1804 sur les Champs-Élysées l'entend balbutier. « Voilà, si on m'avait écouté, cela ne serait pas arrivé... » dit le moribon. Épouvantés, les deux bourgeois qui prennent le frais dans ce coin de forêt près de Paris, au lendemain du sacre de l'Empereur, s'enfuient prévenir la police. Lorsque la maréchaussée arrive, l'homme est mort, la poitrine transpercée de onze coups de couteau. Il n'a plus sa montre. « Crime de rodeurs, affaire classée », soupire le pandore. C'est la seule oraison funèbre à laquelle ait droit Philippe Lebon, l'inventeur du gaz d'éclairage de ville, lorsqu'il est assassiné à trente-cinq ans.
L’inventeur naît le 29 mai 1767 à Brachay, petit village de la Haute-Marne, près de Joinville. Il révèle trés tôt une curiosité précoce qui incite son père, ancien officier des vétérans de la maison du Roi, après des études brillantes à Châlons-sur-Marne, à le faire entrer en 1787 à la nouvelle école des Ponts et Chaussées, créée vingt ans plus tôt. Ses professeurs ont tôt fait de découvrir ses talents et, après les deux années réglementaires, lui proposent de le garder comme chercheur et professeur de mathématiques. Philippe Lebon souhaite perfectionner les « machines à feu » et accepte. Ses moindres instants sont consacrés à l'expérimentation.
En 1790, lors d'un séjour dans son village natal, il remplit de sciure de bois de vieux flacons et les met à chauffer. Pour ne pas se brûler en les tenant, il les enrobe complétement de chiffons mouillés. La fumée, auparavant noire et épaisse, sort alors très claire. À l'aide d'un brandon, il enflamme cette fumée qui illumine la pièce. « Elle brûle mieux que la cire ou l'huile ! » Lebon vient de construire le premier bec de gaz.
Une invention révolutionnaire
Se rendant tout de suite compte compte de l'interêt de sa trouvaille, il décide de reprendre cette expérience en plus grand, en se servant d'un fourneau en briques. Il l'emplit de bois et le ferme hermétiquement, ne laissant pour l'évacuation de la fumée qu'un mince tuyau aboutissant à une cuve emplie d'eau, dont le bout s'élargit pour former un récipient condensateur. Comme pour la première expérience, la fumée se purifie en passant dans la cuve d'eau et le gaz qui sort du condensateur peut non seulement éclairer mais chauffer ! Enthousiaste, Lebon déclare aux paysans du village qui sont accourus, craignant un incendie : « Mon invention vous chauffera et vous éclairera jusque dans les rues. »
En attendant, il faut vivre. Les vacances terminées, Philippe Lebon revient à Paris et est bientôt nommé ingénieur des Ponts et Chaussées à Angoulême. Il compte bien finir de mettre au point son invention, considérant que la carbonisation du bois est une perte d'énergie et que les gazs qui se produisent pendant cette combustion seront enfin utilisés à plusieurs usages. Pour l'éclairage d'abord, mais en même temps on récupère le goudron et les acides formés durant l'opération. Malheureusement, son supérieur qui l'a chargé de s'occuper du service de la navigation dans le département de la Charente n'entend pas que son nouveau subordonné se permette de distraire une partie de son temps à phosphorer sur des projets « chimériques ».
Philippe Lebon, peu impressionné par les remontrances de son chef de service, continue avec aplomb ses recherches et, lorsqu'il les considère comme abouties, convoque pour assister à sa démonstration, rien moins que le directeur de l'école des Ponts et Chaussée, l'ingénieur Prony en personne. Il note : « À partir d'un kilogramme de bois, j'étais parvenu à dégager, par la simple chaleur la gaz inflammable le plus pur avec une abondance telle qu'il suffisait pour s'éclairer pendant deux heures avec autant de luminosité que quatre ou cinq chandelles. » Son supérieur, excédé de cet adjoint qui néglige le service pour mettre au point de « prétendues inventions étrangères au service des Ponts et Chaussées », demande son renvoi.
Mais Prony s'enthousiasme et décide de ne pas laisser végéter un tel talent en province. Il annonce qu'il va ramener le jeune prodige à Paris pour y pousuivre ses expériences. Ses voisins du 12 rue de la rue Saint-Louis-en-l'Isle protestent très vite auprès de la direction des Ponts et Chaussées, inquiets et mécontents des fumées malodorantes qui envahissent leur immeuble. Toutes proviennent de l'appartement de ce jeune ingénieur qui s'acharne à réaliser, chez lui, une machine à gaz. Mais leurs protestations restent sans échos. Prony n'en a cure et encourage son protégé à poursuivre ses recherches à son domicile.
La première lampe à gaz
Le 6 vendémiaire an vii (28 septembre 1799), Lebon dépose le brevet de son thermolampe, un appareil distillant le bois et donnant un gaz qui, passant par un bec, produit de l'éclairage. Un seul poêle permet de chauffer un immeuble entier, rendant inutiles toutes les cheminées. De plus, il éclaire aussi tout l'immeuble. « Point de suie ni de cendres qui salissent les intérieurs. Grâce à cette flamme complaisante, on pourra cuire les mets, laver et sécher le linge, chauffer les bains et produire un changement considérable dans nos usages », précise le texte du brevet (1).
En 1799, il présente à l'Institut national un mémoire sur ses travaux visant à fournir par la carbonisation le gaz qui servira aussi au chauffage et à l'éclairage. Continuant à perfectienner son invention, en 1801, Lebon publie le résumé de ses recherches dans un mémoire : Thermolampes ou poèles qui chauffent éclairent avec économie et offrent avec plusieurs produits précieux une force motrice applicables à toutes espèces de machines.
Illumination publique
Pour convaincre les sceptiques, Lebon décide de faire une démonstration grandeur nature. Il loue l'hôtel Colbert, boulevard Saint-Germain, près de la rue de Bourgogne et y installe un éclairage de thermolampes pour produire la « magie de la lumière ». Le 12 octobre 1801 a lieu la présentation au public. Tout Paris y accourt. L'hotel et les jardins éclairés par le gaz extrait du bois resplendissent de lumière. Les curieux se bousculent. Parmi les visiteurs, de nombreux chimistes, Fourcroy, Guyton, Chaptal et divers savants tant français qu'étrangers. Chacun s'extasie, Lebon est ravi. Mais le réveil est dur : sa démonstration l'a ruiné, aucune commande n'ayant suivi.
Chaptal, alors ministre de l'Intérieur, lui demande une variante de son invention pour produire du goudron. La flotte en a besoin, le blocus britannique interdisant à la France l'importation de cette matière indispensable au calfatage des navires, jugée par son ministère beaucoup plus interéssante et urgente que le gaz d'éclairage. Lebon monte alors près du Havre, dans la forêt du Rouvray, une fabrique de goudron. Il a l'obligation de produire cinq quintaux de goudron par jour et vit sur place dans une modeste cabane de bûcheron, sa femme et son fils vivotant au Havre, à peine mieux logés que lui. Ayant trente-cinq ans, l’inventeur veut offrir de meilleures conditions d’existence à sa famille.
Il revient à Paris le 2 décembre 1804, invité pour le couronnement de Napoléon. Quelle meilleure occasion pour demander à la direction des Ponts et Chaussées son retour en Île-de-France ? Il caresse le prjet de s'installer à Marly-le-Roi pour y organiser une usine d'acide pyroligneux. Et c'est le drame, les promeneurs le découvrant mortellement frappé dans le no man's land mal famé que sont alors les terrains vagues des Champs-Élysées.
Sa famille est tellement démunie que sans l'administration des Ponts et Chaussées qui prend les frais d'enterrement à sa charge, son corps aurait été jeté directement à la fosse commune. Il est inhumé au Père-Lachaise dans une concession provisoire de cinq ans avant que ses restes ne soient vidés à la fosse commune. Son nom serait demeuré à jamais inconnu, sans la tenacité de son épouse.
La guerre des lampes
Françoise-Thérèse de Brambilla, qui soutient avec passion les recherches de son mari, ne veut pas que ses travaux disparaissent en même temps que le corps de son époux. La jeune veuve élève seule son enfant, sans ressources. Elle doit abandonner l'entreprise de fabrique du goudron dans la forêt du Rouvray, chassée par l'associé de son mari. Elle croit à Paris pouvoir obtenir une pension et découvre les méandres de l'administration. Sans égard pour sa situation la bureaucratie loin de lui attribuer la moindre pension, rend « la femme Lebon née de Brambilla solidaire des dettes de son époux » et exige la remboursement correspondant à la concession, soit une somme de huit mille francs !
Sans se laisser décourager, la jeune femme va s’employer à faire reconnaître le génie de son mari. Elle déploie pendant les huit années suivantes une énergie fantastique pour faire connaître les travaux de Lebon. Elle travaille, emprunte, frappe à toutes les portes sans se laisser décourager par les rebufades. Étant pervenue à réunir la somme nécessaire, elle s'emploie à faire reconnaître le brevet de son époux en reprenant les démonstrations publiques. Le 22 janvier 1811, au 11 de la rue de Bercy, dans le faubourg Saint-Antoine, elle fait illuminer l'immeuble à l'aide thermolanpes, permettant aux Parisiens de découvrir l'œuvre de Lebon. Les appartements, les cours, les jardins sont éclairés de jets de lumière.
Si les commandes ne sont pas au rendez-vous, les articles de presse, les communications scientiques rendent enfin hommage à l'ingénieur français. Alors que Lebon est ignoré avant 1811, on se met dès lors à considérer avec attention son « système ». Cinq ans plus tard, son invention s'est répandue en Angleterre, en particulier par l’entremise de l'ingénieur Murdock, de treize ans plus agé que Lebon et qui lui survivra trente cinq ans. Il a assisté en 1801 à son expérience d'éclairage à l'hôtel Colbert et de retour en Écosse a repris le processus. En 1802, pour fêter la paix d'Amiens, il est parvenu à éclairer les facades extérieures de Watt à Soho. En 1807, il a installé ses premières lampes à Londres pour éclairer Pall Mall.
Curieusement, grâce à lui, ce sera d'Angleterre que le système d'éclairage par le gaz fera la conquête de la France. Le gaz extrait de la houille éclaire outre-Manche les magasins comme les rues. Cette transformation s'est opérée par le biais de financiers, d'investiseurs comme l'Autricien J.A. Wintzler qui, naturalisé sous le nom d'Albert Windsor, vulgarise l'invention de Murdock.
À la chute de Napoléon en 1815, les émigrés – dont le roi Louis XVIII qui a apprécié le gaz d'éclairage à Londres tant pour l'extérieur que pour l'intérieur des maisons – imposent à Paris ce qui est pour eux une invention anglaise. Mais à Liège, un ingénieur belge, Ryss-Poncelet, s'est associé à madame Lebon pour exploiter les brevets de son mari. Les premières lampes sont installées dans le passage Montesquieu à Paris. « Le public se porta en foule pour jouir de cette éclairage à la lumière éclatante. » La guerre des lampes commence. Protestations véhémentes des fabriquants de chandelles, de bougies et de lampes à huile, des producteurs de suif, de résine et d'alcool qui se déchaînent ! « Va-t-on commettre la folie criminelle de ruiner les cultures oléagineuses qui produisent l'huile de lampe. Sachez que le gaz provoque des explosions épouvantables. La lumière éblouissante du gaz brûle les paupières et produit d'odieux miasmes. »
Une enquête d'intérêt public est décrétée et un expert nommé, le chimiste d'Arcet. Celui-ci conclut à l'interdiction des thermolampes. En vain. Les fabricants de chandelles n'ont pas gagné pour autant. En décembre 1815, Windsor fait installer dans le passage des panoramas des installations semblables à celles qu'il a fabriquées en Angleterre. Les experts ne peuvent rien empêcher devant l'engouement du public. Deux ans plus tard, ce système d'éclairage s'impose. À tel point qu'en 1830, à sa mort, Windsor peut se proclamer avec raison « fondateur de l'éclairage des villes par le gaz ». Mais « l'inventeur » reste Lebon. Et le bec Auer, ou « bec à incandescence » directement issu de ses travaux, éclairera toutes les rues parisiennes en 1890, faisant surnommer Paris « la ville lumière ».
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