Outre les Églises et la franc-maçonnerie, il existe une foule de cercles mystiques et ésotériques. Très discrets, peu connus, comptant des effectifs limités, ils influencent la société plus qu’on ne pourrait le supposer.
Imaginant clôturer la Révolution, la nouvelle classe bourgeoise qui a conquis le pouvoir et acquis les biens nationaux considère le Concordat de 1802 comme un partage d’influence acceptable. À chaque police de la pensée son secteur de compétence : les loges contrôlent l’élite et les Églises concordataires surveillent le peuple. Ce phénomène s’étend peu à peu dans toute l’Europe, voire dans les anciennes colonies espagnoles sud-américaines, comme l’a transposé le roman de Drieu La Rochelle L’homme à cheval.
Loin de s’opposer, les grands maîtres comme les ministres de l’Intérieur, les vénérables de loges comme les préfets, renseignent le pouvoir, à l’instar des évêques et des prêtres incardinés dans les diocèses. Ceux-ci, comme depuis l’empereur Constantin, rendent à César ce qui est à César, donnant au Vatican le plus grand service de renseignement du monde parce que le secret transpire souvent hors du confessionnal. Pour faire bonne mesure, le pape est en séjour prolongé à Fontainebleau, ce que nous appellerions de nos jours un confinement. Nous sommes loin des troubles lors des inventaires 1905, puisque si les notables sont initiés, cela ne les empêche pas d’envoyer leur progéniture au catéchisme et leur domesticité à la messe, sous l’œil indifférent d’un prolétariat urbain de plus en plus déchristianisé dans l’indifférence générale puisqu’il est encore peu nombreux. La révolution industrielle et l’exode rural n’ont pas encore dépeuplé les paroisses. On pourrait croire que l’Empire est spirituellement assez solide, surtout depuis la parodie de couronnement le 2 décembre 1804 à Notre-Dame de Paris, sa consolidation par la cérémonie nécessaire de la couronne de fer à Milan, tout en laissant de côté l’hypothèse plus que recevable d’une initiation du jeune général Bonaparte : voir la planche maçonnique indubitable que représente Le souper de Beaucaire. Les choses pourraient en rester là s’il n’y avait pas de nombreux cénacles spiritualistes d’autant plus tolérés par le pouvoir que de hauts dignitaires y sont étroitement liés.
Les Théophilanthropes
Ils prétendent croire en Dieu et pratiquer l’amour du prochain. Sous la Directoire, le directeur La Réveillère-Lépeaux voit une opportunité de consolider la république tout en sabordant le catholicisme. Le directeur Merlin de Douai et le ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau lui donnent un certain lustre en y introduisant le culte décadaire cher au calendrier républicain de Fabre d’Églantine et ses accents de religion naturelle. Tout est bon pour détruire le droit divin par un naturalisme extrait des cuistreries des physiocrates.
Puisant leurs arguties dans une morale terre-à-terre, une grande partie de la logorrhée des Théophilanthropes consiste à se répandre dans blasphème et à accuser l’Église de profiter sans scrupule de la constitution de l’an III disposant de la liberté des cultes. Ils réduisent leur théologie à deux dogmes : l’existence d’un Être suprême et l’immortalité de l’âme. Cette dogmatique sommaire nie la Trinité, donc elle est compatible avec les pulsions monothéistes musulmanes que véhiculent les vétérans de la campagne d’Égypte ; quant à l’immortalité de l’âme, elle provient de fragments néoplatoniciens de certaines loges maçonniques teintées d’anglomanie.
Dans l’esprit des membres du Directoire, il s’agit de maintenir un culte acceptable de la déesse Raison en la désincarnant tout en niant l’Éternité invisible. Cette morale de patronage laïc se complaît dans des parodies d’offrandes de fruits et légumes. Talleyrand ridiculise La Réveillière-Lépeaux : « Jésus-Christ, pour fonder sa religion, a été crucifié et est ressuscité. Vous auriez dû tacher d’en faire autant. » Napoléon interdit ce culte en 1803. De son séjour parisien, Thomas Paine reste séduit par la théophilantropie et l’exporte aux États-Unis d’Amérique. Son immense prestige, associé au mode vie dont Joseph Bonaparte est un exemple pour la haute société de la côte Est, se répercute de nos jours dans le cinéma hollywoodien à prétentions ésotériques.
La bonne étoile de Napoléon
Nombre d’historiens affirment que Napoléon est superstitieux. Si l’on observe successivement trois périodes, l’enfance dans une île de montagnards où subsistent des croyances immémoriales et irrationnelles au point d’y avoir accueilli Sénèque en exil, puis l’adolescence dans un collège militaire tenu par des religieux infectés de quiétisme, de gallicanisme, de rejet du thomisme, mais surtout sournoisement travaillés par l’hérésie janséniste, et que l’on y plante un troisième poignard de fatalisme, celui du séjour en terre d’islâm en 1798, il ne faut pas s’étonner du résultat.
Dès le berceau, sa nourrice pratique toute sortes d’exorcismes contre les vampires, les feux follets, l’envoûtement, les revenants. Plus tard, le jeune officier d’artillerie fréquente les salons des esprits forts qui ne cachent pourtant pas leur fascination pour l’Illuminisme, le baquet de Messmer et les attrape-nigauds de Jean-François Gaultier de Biauzat au sommet du Mont d’Or. L’ardent rousseauiste est sensible à l’affirmation de Saint-Just qui considère qu’il ne s’est rien passé entre Rome et la Révolution. De là à en déduire que les haruspices peuvent guider les batailles, il n’y a qu’un pas. Il fait confiance à sa bonne étoile depuis qu’il a échappé à la guillotine après le 9 thermidor.
Lorsqu’il fonde la Légion-d’honneur, qui faut écrire à l’origine avec un trait d’union, c’est à la fois sa bonne étoile et l’emblème pythagoricien contenant de nombre d’or φ = ½(√5+1) = 1,618 qui orne l’Orient des loges au plateau du vénérable. Seul capable de voir son étoile en plein jour, il affronte le feu avec courage, non seulement au pont d’Arcole et Regensburg (Ratisbonne) où il est blessé à la jambe, mais dans toutes les batailles alors que la mitraille prélève son tribut dans l’état-major, comme Lannes. Il cherche même la mort à Waterloo dans le dernier carré. Il ne dédaigne pas les talismans, comme un scarabée ramené d’Égypte et une améthyste gravée en intaille, mais le principe est incarné en la personne de Joséphine.
La malchance étant contagieuse, il éloigne ce que l’on appelle de nos jours les loosers, et lorsqu’il promeut un colonel au grade de général, il s’enquiert s’il a de la chance. Il écoute aussi son intuition et ses pressentiments. Lorsque le roi de Suède adopte Bernadotte et que celui-ci vient lui demander son agrément, Napoléon ressent profondément le pressentiment de la trahison et en éprouve presque un malaise.
Tant de finesse intuitive en de multiples occasions comporte une facette noire : l’angoisse attentive face aux signes du destin. Qu’il s’agisse du portrait en miniature de Joséphine qui se brise pendant la campagne d’Égypte, dont il déduit que sa femme est soi malade, soit infidèle ; qu’il s’agisse d’une aigle de parement décorative qui se brise lors du sacre ou d’un incendie lors qu’un bal officiel, tout est prétexte à interprétation. Il est pris d’inquiétude lors des festivités d’Erfurt en 1808, là où il cherche à éblouir le tsar, ce dont il se console lors de sa rencontre avec Goethe, qu’il tenait absolument à connaître.
À Rochefort en 1815, Napoléon voit un oiseau se diriger vers la frégate anglaise HMS Bellerophon et décide de le suivre. Il croit en la Némésis, un principe supérieur aux dieux. Némésis établit une juste rétribution, établit un principe de redistribution semblable à la roue de la fortune. Pourtant, il n’a jamais éprouvé le désir de consulter une cartomancienne, d’autant qu’il se savait doué de charisme : même des esprits forts, voire blasés, y sont sensibles, comme Cambacérès, Talleyrand et Chateaubriand. Ce talent à percer les secrets de l’âme de ses interlocuteurs et à lire dans leurs pensées a sans doute éloigné les mystiques, puisque l’on n’en connaît pas parmi les personnes qu’il a rencontrées, contrairement à des souverains de la Sainte Alliance, qui en recherchent peu ou prou la fréquentation.
Pas de sainte Catherine Emmerich ni de Juliane de Krüdener dans l’entourage de Napoléon ; pas de sacrifice volontaire de soldats croyants comme von Schill. En revanche, il en impose mystérieusement sans un murmure à des brutes épaisses, des traineurs de sabre, qui parfois avaient émis le désir de le corriger, mais auquel il donne des bâtons de maréchaux. Bien que beaucoup s’en défendent, l’ascendant de son esprit agit encore au bout de deux siècles, comme si le Mémorial de Las Casas avait ouvert une boîte de Pandore.
Tous amoureux de la belle Juliane
Juliane von Krüdener (1764-1824) est née demoiselle von Vietinghoff, dans une prestigieuse famille de la haute noblesse baltique, composée de très antiques souches de barons germaniques descendants de chevaliers teutoniques ayant fait souche lors de la sécularisation de l’ordre. Toutes apparentées entre elles, ces lignées servent l’empire russe et les princes allemands au gré des emplois auliques. Ces polyglottes s’expriment couramment en allemand, russe, français et dans la langue vernaculaire de leurs domestiques et sujets. Souvent luthériens comme leurs ancêtres, ils connaissent les usages orthodoxes, parfois les coutumes ancestrales locales imprégnées de chamanisme antique. Son père, personnage influent, siège en qualité de conseiller d’État, de sénateur et de gouverneur de Riga ; ce franc-maçon est en relation étroite avec les Français de l’Ordre. Il éduque sa fille à côtoyer de puissants courtisans de Versailles. Ses propriétés familiales étant près de Mitau, futur lieu d’exil du comte de Provence, il connaît les légendes des Nibelungen et le berceau légendaire des Mérovingiens en Courlande. Elle est contrainte d’épouser un homme vieux de plus vingt qu’elle. Son mariage est un échec.
Sa vie bascule lorsqu’elle est effrayée par la Révolution et prend un amant. Elle rentre à Riga. Bouleversée par la mort de son père, elle trouve une échappatoire en finançant des œuvres caritatives. Elle rejoint son mari ambassadeur à Berlin, où elle s’ennuie copieusement. Son mari meurt en 1802. Elle fréquente Chateaubriand, madame de Staël et Benjamin Constant.
En 1804, elle traverse une crise mystique, s’initie à la doctrine des frères moraves, au martinisme et au romantisme contre-révolutionnaire. Dans la Prusse bouleversée par la défaite de Iéna, elle devient une familière de la reine Louise. Chez les Piétistes, Napoléon est perçu comme l’Antéchrist, ce qui signifie pour eux que la fin du monde approche. Elle se sent une vocation de prédicatrice et arpente l’Allemagne catholique, la Suisse et l’Alsace, suivie de milliers de disciples tant paysans qu’aristocrates. Parmi ceux-ci, le rejet des richesses, du luxe et des honneurs contribue au succès des bijoux en fer de fonte de Berlin. Le plus célèbre de ces bijoux est âprement désiré par les soldats : la croix de fer.
Juliane quête chez les princes pour secourir les pauvres. L’œuvre d’Emanuel Swedenborg la sensibilise au destin eschatologique de Jérusalem. Elle subit des persécutions policières chez les princes allemands qui doivent leur fortune à Napoléon et qui sont inquiets de son succès populaire. Cela ne l’empêche pas de sympathiser avec la reine Hortense. La tsarine Elisabeth souhaite lui faire rencontrer le tsar en proie à des inquiétudes spirituelles. Le souverain le plus puissant fond en larmes. Elle lui demande d’accomplir son destin d’élu de Dieu en rédimant la Révolution et l’Empire. Juliane invente la locution de la Sainte Alliance.
À l’apogée de sa gloire, elle devient une véritable prêtresse, puisqu’elle est présente aux côtés du tsar et des popes orthodoxes lors de la grand’messe en plein air le 10 septembre 1815 à Vertus en Champagne, l’armée russe étant rangée dans la plaine : 87 généraux, 450 officiers supérieurs de l’aristocratie, 150 000 soldats des dizaines de milliers de chevaux. Le lendemain est célébrée la messe de Saint-Alexandre-Nevski au sommet du Mont-Aimé en présence de l’armée, cérémonie expiatoire de la Révolution.
Arrivée à Paris, elle devient la reine des soirées de l’Élysée. Elle attire des célébrités comme le fameux marquis de Puységur, à la fois éminent mathématicien, général d’artillerie et magnétiseur. Rentrée en Russie, elle prêche en faveur de la croisade lors de la répression que les Turcs mènent en Grèce.
Il ne reste qu’un souvenir de la splendeur de la belle Juliane lorsqu’elle meurt en Crimée en 1824, à l’âge de soixante ans. Elle qui a dilapidé sa fortune à soulager la misère des humbles s’éteint dans un village de colons suisses qui transitaient par la Crimée en attendant d’émigrer en Terre sainte. Traitée de folle par les uns, de sainte par les autres, elle laisse le souvenir d’un caractère fortement trempé dont les visions eschatologiques hantent le tsar, celui est peut-être décédé en Sibérie sous l’identité du starets mystique Fiodor Kouzmitch.
Les frankistes en France
Jakob Frank, juif polonais né en 1721, meurt en 1791 dans la principauté de Hesse-Cassel. Il a causé une certaine émotion dans l’opinion, parce qu’il se prétendait la réincarnation du patriarche Jacob et proclamait ses visions messianiques. Selon Ben Zion Dinaburg, son intérêt pour l’occultisme et la magie lui auraient valu la bienveillance de quelques aristocrates allemands liés aux mêmes milieux de Versailles. Son cousin, Moses Dobruska (1753-1794), se convertit au christianisme et se fait appeler Franz Thomas von Schönfeld. Celui-ci s’introduit à la cour de l’empereur Joseph II et y acclimate la franc-maçonnerie, dans laquelle il pratique la Kabbale. Il est aussi Illuminé de Bavière.
En 1792, l’Assemblée nationale législative de Paris lui donne la citoyenneté française sous le nom de Junius Frey. Compromis avec les dantonistes, il est guillotiné. Il laisse une oeuvre, la Philosophie sociale dédiée au peuple français, que Gershom Scholem salue comme une synthèse de Locke, Rousseau et Kant. Gershom Scholem historien et philosophe juif, spécialiste de la kabbale et de la mystique juive, né à (Berlin 1897-Jérusalem 1982), note que Frey prétend décrypter la dimension messianique de la démocratie au nom du Frankisme. Ce courant se maintient dans toute l’Europe grâce au réseau financier. Dès 1757, Oppenheimer, rallié au frankisme, avait embauché le jeune Amschel Meyer Rothschild. Banquier du prince Guillaume, électeur de Hesse-Cassel, qui loue des mercenaires à George II face aux Insurgeants, sa fortune augmente.
En 1786, Charles de Hesse-Cassel, frère du prince, dirige le mouvement messianique visant à la sécularisation des religions et à leur fusion œcuménique par le biais des sociétés secrètes. Les deux frères de Hesse-Cassel sont les petits-fils du roi George II et bénéficient de l’appui financier de la City, véritable État dans l’État et quasiment indépendant du Royaume-Uni. Leur réseau s’étend jusqu’en Autriche, où Eve Frank, la fille de Jakob, est la maîtresse de l’empereur Joseph II.
Lorsque Napoléon abroge le Saint-Empire romain germanique et qu’il fonde la Confédération du Rhin, il en confie la construction au banquier Emmerich Joseph von Dalberg, illuminé Bavière, lié aux Rothschild. Il s’appuie en particulier sur le consul du tzar, Simon Moritz von Bethmann II (1754-1811), négociant et armateur, fondateur de la banque protestante Bethmann, qui en plus de la finance, pratique l’espionnage. Il est en relation avec Eve Frank, qui influence la politique à Vienne. Battu à Leipzig en 1813, Napoléon s’enfuit et fait étape chez Simon Moritz von Bethmann II. Peu de temps après, le tsar y passe aussi et s’entretient avec Simon et Eve. Alexandre Ier, passionné par le syncrétisme et la Sainte Alliance, ambitionne d’accomplir la prophétie de la conversion des Juifs au christianisme, comme le rappelle Soljenitsyne dans Deux siècles ensemble, permettant implicitement au frankisme d’étendre son influence dans tous les royaumes liés par la Sainte Alliance, mais aussi dans le royaume de Louis XVIII sous régime d’occupation provisoire. Le programme frankiste s’enracine dans la métapolitique et persiste encore de nos jours.
L’ordre néo-templier
Parallèlement au néo-occultisme qui fait rage en Angleterre, la mode romantique et néogothique trouve des adeptes chez des sujets de Napoléon. L’un des plus pittoresques est fondé par Fabré-Palaprat, fasciné par les Templiers. Tout d’abord séminariste, il renonce à l’ordination à cause de la Révolution. Initié en loge, il est enthousiasmé par une forgerie, la Charte de Larmenius, soi-disant datée de 1314, qui prétend que Jacques de Molay aurait eu un successeur. Parmi ceux qui auraient suivi se trouvent Du Guesclin et d’autres célébrités.
En 1808, une procession réunit deux cents personnes costumées en chevaliers à cote blanche et croix rouge en l’église Saint-Louis-des-Jésuites dans le quartier du Marais. En 1812, Fabré-Palaprat est sacré grand maître par Guillaume Mauviel, aventurier équivoque et évêque constitutionnel. Amateurs d’archives séduisantes mais douteuses, ce grand maître déniche une version controuvée de l’Évangile de saint Jean qui contiendrait des accents ésotériques et initiatiques. Cela l’incite à fonder avec l’abbé Ferdinand Châtel, lui aussi lié au clergé constitutionnel, une Église johannique templière.
Suite à des avanies, les compères se reconvertissent dans l’épicerie et d’autres expédients. Fabré-Palaprat conserve tout de même une certaine dignité, s’étant illustré comme fondateur de l’Académie de médecine en 1805, comme officier de santé lors de la bataille de la barrière de Paris en 1814, ce qui lui vaut la Légion d’honneur au feu, puis comme bienfaiteur lors de l’épidémie de choléra en 1832. Son ordre néo-templier lui sert à fonder un hospice de charité.
Le courant spiritualiste le plus durable depuis deux siècles : l’émancipation des Juifs
Louis XVI et Napoléon sont directement impliqués dans l’émancipation d’une minorité qui dispose grâce à eux d’une puissance qui pèse de nos jours sur la destinée du monde : la communauté juive. Dès la fin de l’Ancien Régime, des projets de lois avaient inspiré le législateur dans ce sens. Sous la Révolution, d’ardent discours préparent un changement de mentalité à l’égard du peuple qualifié de perfideis dans le propre de la messe du Jeudi saint. Le 14 juillet 1796 se produit un événement qui, en son temps, passa presque inaperçu mais d’une importance insoupçonnée : pendant la campagne d’Italie, Bonaparte utilise un maximum de forces aux endroits décisifs, mais confie des missions déplaisantes à quelques fidèles. Isolé dans Livourne avec une garnison ridiculement faible, le général Belgrand de Vaubois fait face aux désagréments sans gloire. Quelques fanatiques révolutionnaires lui forcent la main et il se retrouve à pénétrer dans la synagogue à la tête d’un cortège lors de la commémoration de 1789 et 1790.
C’est la première fois qu’un dignitaire républicain entre dans un lieu de culte non-catholique. Il s’agit de la fameuse synagogue dont plus tard le rav Benamozegh devait devenir le chef, inventeur de la religion noachite aux couleurs de l’arc-en-ciel, qui a tant de succès de nos jours. En 1889, le député Raspail, dont les travaux avaient été précédés par ceux du défunt Adolf Crémieux, né en 1796, obtient que la fête nationale soit fixée au 14 juillet : les noces mystiques de Marianne et de la synagogue afin de laïciser le message messianique et millénariste.
L’autre évènement marquant, celui de la reconstitution du Sanhédrin, est dû à Napoléon. Cette institution éteinte en l’an 70 lors de la prise de Jérusalem par Titus, est rétablie dans le local désacralisé de la chapelle Saint-Jean, actuellement rasée, dont l’emplacement se trouve dans la partie Est de l’hôtel de ville de Paris. Équivalent de la nouvelle Église issue du concordat de 1802, le sanhédrin de 1807 devient l’institution consistoriale du pouvoir. Cependant, il ne faut pas imaginer une communauté unanime. Par exemple, Shneur Zalman de Liadi, maître à penser du mouvement Habad-Loubavitch, soutient le tsar et voit en Napoléon un danger blasphématoire de faux messie. Même sentiment chez les Karaïtes.
Loin d’être négligeables, tous ces mouvements spiritualistes minoritaires autres que la franc-maçonnerie ont largement influencé la société civile et l’armée sous le Premier Empire. Certains de leurs échos sont toujours audibles. L’Église catholique dominante pendant quinze siècles, réduite à l’obéissance au régime, a dû céder la place à des mouvements concurrents. « La nature a horreur du vide », dit Aristote ; la surnature invisible aussi.
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