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Les gentlemen’s clubs: Le rêve d’un autre chez soi

Napoléon III, durant ses années d’exil en Angleterre, est fasciné par ce pays (favorisant, une fois au pouvoir, l'entente cordiale). À Londres, il ne néglige pas les plaisirs et les mondanités dispensés par les gentlemen’s clubs dont il est souvent l’invité obligé.

Jean-Bernard Paillisser / historien


En 1689, la parole se libère en Angleterre, le droit de réunion est reconnu à la faveur de la « Glorieuse Révolution ». Aussitôt dans ce pays, se développent parallèlement à la franc-maçonnerie – mais c’est une tradition séculaire – des espaces conviviaux : tavernes, pubs, coffee clubs, gentlemen’s clubs. Ces établissements inventent ou non des règles strictes relatives à l’adhésion, au fonctionnement, à l’organisation de ces types de rencontres… et à la poursuite d’intérêts communs en matière de politique ou d’affaires.

L’originalité de ces structures : promouvoir un droit à la différence avec le peuple, incarner une forme d’égalité - factuelle, éphémère, intéressée - et autoriser  des formes de sociabilité entre leurs membres qui s’apparentent à s’y méprendre aux principes de la  franc-maçonnerie.

Au fil des ans et des évolutions, une certaine hiérarchie s’établit entre ces lieux de rencontres. La taverne représente le degré zéro social de ces lieux de réjouissance. Elle a mauvaise réputation. On y sert des repas et des boissons alcoolisées dans des ambiances enfumées et interlopes. Les réunions se tiennent à l’étage et n’ont souvent rien de scientifique.


Autre lieu de sociabilité, le pub figure le bar tel que nous le connaissons avec ses « piliers », ses concours improbables où l’alcool (bière, whisky, gin) est au centre de débats et de paris virils, les femmes n’y étaient pas admises jusqu’à 2002.

À cet égard, la déroute financière du « Ye Old Fighting Cocks », le plus ancien de Londres, souligne la limite d’une formule aujourd’hui en pleine régression et qui doit se réinventer. Entre 2008 et 2018, plus de 11.000 pubs ont fermé leurs portes, selon l'Office des statistiques nationales du Royaume-Uni, réduisant le nombre total à 4000 pour l’ensemble de la Grande-Bretagne.


Enfin, les gentlemen’s club (quatre cents au total) se situent en haut de cette pyramide et se donnent d’autres ambitions politiques, sociales, intellectuelles et matérielles. Le club sert de lieu de rencontre, de trait d’union à une élite faite d’artistes, d’écrivains et de scientifiques, ainsi que d’anciens et futurs ministres, d’évêques et de juges.


La littérature apportera sa contribution en décrivant à l’envi ces lieux mystérieux et attirants. Dans Le Tour du monde en 80 jours, Phileas Fogg, le héros inventé par Jules Verne, est membre du Reform Club. Mycroft Holmes, le frère de Sherlock Holmes, est membre d'un club imaginaire (Diogène Club) situé dans Pall Mall, surnommée « Land Club » à cause des clubs prestigieux du Royaume qui y siègent.


Leur caractère élitiste demeure leur marque de fabrique : l’Athaneum (créé en 1824) a ainsi été fréquenté par 51 lauréats... Évolution sociétale attendue mais tellement tardive : ce club a consenti à ouvrir ses portes aux femmes en 2002.


DES CRITÈRES D’ADMISSION À GÉOMETRIE VARIABLE

La naissance et la fortune personnelle sont à l’époque, l’une des conditions d’entrée mais d’autres critères de sélection se font jour. Ainsi, la réussite d’une candidature dépend des réalisations du candidat plutôt que de l’origine sociale ou de l’affiliation politique. Ce désengagement progressif de la vie aristocratique et politique fait le bonheur des sociétés savantes qui se multiplient au sein des clubs.


En accueillant les élites, c’est à la résurgence d’un homme nouveau que les clubs travaillent. Celui-ci se nomme « gentleman », il possède une fortune, une spécialité dans les affaires et une certaine reconnaissance professionnelle dans son domaine de compétence, une façon de se vêtir et de faire du sport de façon désintéressée. Le profil et le comportement d’un « honnête homme », en somme.


Historiquement, le club est d’abord fréquenté par les aristocrates, puis la révolution industrielle aidant, par la haute bourgeoisie, enfin par les particuliers capables de payer une cotisation que l’on imagine élevée. On ne dira jamais assez l’importance que revêt l’appartenance à un club pour un Anglais du xixe siècle.


Comme le note Delphine Moraldo dans son livre L’esprit de l’alpinisme : « Alors que les hommes pouvaient retirer de leur appartenance à un club et de leur statut d’alpiniste des bénéfices divers (notoriété, valorisation de leur masculinité, élargissement de leur réseau social et professionnel), de tels bénéfices étaient peu utiles aux femmes de la bourgeoisie, dont on n’attendait pas qu’elles s’accomplissent en dehors du foyer. »


RESPECT DE L’ÉTIQUETTE ET CONTRÔLE SOCIAL

Les critères d’admission varient selon les clubs et leur positionnement social et économique. N’entre pas qui veut. La recommandation d’un membre du club s’avère nécessaire, la candidature est soumise à un vote. Les membres décident s’ils acceptent le candidat ou pas en glissant des boules dans une boîte, une blanche pour « oui », une noire pour « non ». Parfois et selon l’humeur des membres, une seule bille noire et le candidat est refusé.

Être bien né et avoir les moyens de payer la cotisation annuelle pour pouvoir intégrer un club ne suffit pas : des conditions supplémentaires liées à la thématique du club peuvent être exigées. On peut citer les Travellers, où sont acceptés les gens qui se sont rendus à plus de 800 km de Londres en ligne droite.


Enfin, en cas d’infraction au règlement, ou d’infidélité à son club, une exclusion est prononcée (cas de concurrence directe entre clubs ennemis (le White’s et le Brooks’s). Mais a priori, rien n’empêche un gentleman d’adhérer à plusieurs clubs différents, s’il en a les moyens et qu’il remplit les critères.


S’agissant de l’étiquette, l’Athenaeum (1200 membres) conditionne sa fréquentation au respect d’un code vestimentaire formel. Veste, col et cravate y sont obligatoires. En revanche, les vêtements nationaux religieux, traditionnels ou formels et les uniformes de service sont autorisés. Les femmes s’habillent selon des normes similaires. Les vêtements de loisirs ou de sport ne sont pas acceptés, énonce le règlement interne.


UN GENTLEMEN’S CLUB, MODE D’EMPLOI

Une exigence capitale pèse sur la conception du club privé. Le gentleman doit retrouver dans le club, le confort domestique dont il bénéficie dans son foyer. Se sentir bien comme chez soi, voilà l’objectif.


Le Gentleman peut être regardé de façon critique avant tout comme un égoïste, un « fuyard » ou au mieux un fugitif, lassé par les ennuis domestiques de son foyer et la fréquentation inévitable de gens de modeste condition. Il se construit donc un autre espace, un autre horizon selon ses goûts, ses moyens et ses intentions de lobbysme.


Cet autre chez soi tranche avec d’autres lieux publics comme le café, souvent qualifié par la gentry de « territoire du pauvre. » L’endroit ressemble à ce que le gentleman pourrait trouver dans son intimité, avec les éléments et les services suivants :  un service de son courrier et un lieu de rendez-vous professionnels, une salle à manger, un bar, une bibliothèque, des chambres pour y passer éventuellement une ou plusieurs nuits, une salle de billard ou un fumoir, un ou plusieurs salons pour lire, jouer, discuter et parfois une piscine.


Rappelons qu’un club se constitue autour d’une thématique commune à ses membres, comme la politique (le White’s pour le parti conservateur, et le Brooks’s pour les libéraux.) Il peut aussi représenter : un corps professionnel (Army and Navy Club pour les  hauts gradés militaires. Napoléon III en fut membre d’honneur, un sport (le Badminton Club ou le Royal Automobile Club), un loisir (le Jockey Club, à Paris, pour les amateurs de courses de chevaux), une éducation (le Oxford and Cambridge University Club pour les anciens élèves), un statut social (l’Oriental Club pour les Britanniques revenus des Indes orientales), des valeurs morales (le St. Stephen’s pour les conservateurs), une distinction (l’Athenaeum pour les grands esprits ayant reçu une distinction en science, ingénierie, lettres ou arts.


L’ASPECT SALUTAIRE DE L’ÉTIQUETTE

On raconte que le White’s, à ses débuts, était considéré comme un lieu où les aristocrates adoptaient des comportements contraires à leur rang à cause du jeu et de l’alcool. On y déplorait des paris stupides concernant la moralité, l’intégrité ou la longévité des autres membres du club.  

Face à ces abus, sources de conflits, les clubs ont renforcé les exigences de l’étiquette. Sans remettre en cause l’essence même du club, lieu de détente, on veille au maintien idéal à adopter en public. L’objectif social étant de rester distingué dans un lieu privé et intime tout en usant d’un peu plus de libertés. Ainsi, jouer à des jeux d’argent n’autorise aucun membre à emprunter ou à prêter de l’argent.

Le respect de l’étiquette c’est aussi : pas de violence, pas de polémique entre membres, pas de scandale, respect des frères et des sœurs, des locaux. On évite les conflits liés à des dettes entre les membres susceptibles de détériorer la cohésion du groupe. Un gentleman qui a joué et perdu ne quittera donc pas les lieux sans avoir d’abord réglé ce qu’il doit.

Expression mondaine de la vie publique, les Clubs ne pouvaient mieux servir les intérêts stratégiques de Napoléon III. Soucieux d’élargir sa sphère d’influence, ce dernier capitalisa sur les clubs anglais, pour façonner son image et construire sa destinée politique impériale.


LE CARLTON CLUB: QUAND LA GENTRY ALIMENTE LA POLITIQUE 

Le Carlton Club est l’un des principaux clubs historiques de Londres, situé dans le quartier huppé de Saint-James, au 19 rue Pall Mall. Il a été fondé à Londres  en 1832 et a hébergé  le  Parti conservateur avant que ce dernier ne  s’installe  au bureau central conservateur (Conservative Campaign HQ4 Matthew Parker Street, Londres). À l’origine, ses locaux fournis par Lord Kensington se situaient à Carlton House Terrace. Des agrandissements successifs eurent lieu entre 1835 et 1856 pour mieux accueillir ses membres. Aujourd’hui, le club défend des  valeurs conservatrices comme à ses débuts. Ses membres (ministres, députés, cadres du parti) s’y réunissent  afin d’y déterminer une ligne politique ou des stratégies électorales.


Comme dans les  autres clubs, l’adhésion se fait uniquement par nomination. Les installations du club-house comprennent des salles à manger, des bars, des hébergements et des salles à manger privées. Les membres se retrouvent ainsi presque  chez soi. Mais dans ce cas particulier, la fidélité est une exigence. Pas question, sous peine d’éviction, d’aller fréquenter le club de l’adversaire politique du moment, celui du Labour Party sis à proximité. Ce confortable environnement, Napoléon III le goûtera au gré de ses exils. Il y vient pour  y dévorer la presse française après son départ  contraint de Suisse.


Il échange avec les personnalités de l’époque en se construisant un réseau politique  franco-anglais fort utile pour la suite de sa carrière. Sa vie mondaine est d’ailleurs bien remplie. Il appartient à plusieurs clubs dont ceux  de l’Armée et de la Marine. Dans ces lieux où une certaine étiquette prévaut,  il croise  les plus grands figures  de l’époque : Darwin, Dickens, Disraéli, Faraday, Gladstone. On le reçoit partout. Les parties de chasse, les soirées au théâtre occupent ses journées. Dans cette ambiance faite de plaisirs et d’affairisme, il goûte  selon le mot d’Alexandre Dumas « aux  emballements de l’exil ».


Par la suite, le Carlton Club connaîtra des avaries dont il se sortira toujours avec  brio et un flegme so british. Ainsi, les bombardements de la Luftwaffe le 14 octobre 1940 ne font aucune victime à l’exception  d’un occupant  transformé en SDF qui, divorcé, occupait occasionnellement les locaux. À la suite de ce bombardement qui détruisit le bâtiment, un déménagement s’imposa au 69 St James’s  Street, à la place, des locaux de l’Arthur’s Club, ayant cessé ses activités après 150 ans de fonctionnement. Le 25 juin 1990, le Carlton Club subit un autre attentat. Cette fois, c’est l’IRA qui revendiqua cette attaque qui blessera plus de vingt personnes et fera une victime.


LES SÉJOURS ANGLAIS DE NAPOLÉON III 

À cinq reprises, Louis Napoléon s’est rendu en Angleterre où il mourut et repose dans l'église de Farnborough. Il conserve pour ce pays, une admiration et une affection sans bornes. Faiblesse que lui reprochera son entourage au moment des attentats dirigés contre sa personne et commandités depuis Londres où une multitude de ses opposants et des carbonari ont trouvé refuge. Il semblerait qu’au-delà des mises en garde dont il ne tint pas compte, la sauvegarde de l’entente cordiale avec l’Angleterre demeurât son objectif absolu.

Résumé de son parcours britannique : 1831 avec sa mère Hortense qui lui présente les personnalités de premier plan de l’époque ; de novembre 1832 à mai 1833, il parcourt l’Angleterre avec son ami italien le comte Arèse, carbonaro de son état, visite Manchester et ses usines de cotonnade, Liverpool, les aciéries de Birmingham, il admire la première machine à vapeur reliant Liverpool à Manchester et se prend à rêver d’une révolution industrielle à la française, épurée des dérives observées (conditions de travail des enfants notamment) ; 25 octobre 1838, nouvel exil en Angleterre après son évasion du fort de Ham, il ne peut paraître à la cour mais mène une vie dispendieuse grâce à l’héritage de sa mère en entretenant de nombreux domestiques et en donnant des fastueuses réceptions ; 17 au 21 avril 1855, à l’invitation de la reine Victoria et du prince Albert à Londres qui constitue, en termes de relations entre la France et l’Angleterre, l’apogée de l’entente cordiale ; 19 mars 1871, retour en Angleterre où il rejoint son épouse et son fils, il achète à Camden Place une gentilhommière à Chislehurst.


GENTLEMEN'S CLUB ET FRANC-MAÇONNERIE : MÊME DÉMARCHE ?

Plusieurs points communs sont notables. On pointera, outre le respect d’une éthique, un égal souci de travailler à l’édification d’un homme nouveau capable de transformer la société. Loin du stéréotype : élégant se conformant à un code vestimentaire strict, avenant, respectueux, charmant, le gentleman peut être aussi un savant, un scientifique, un grand sportif qui apporte sa contribution à la société, aidé en cela par ses pairs. Des valeurs communes même si la façon de les faire prospérer diffère.


BIBLIOGRAPHIE:

« Du salon féminin au Gentemen's Club. L'émergence de l'homosociabilité » par Andréy Siraud, La vie des idées, 30 novembre 2021, Collège de France. I Georges Bordonove, Napoléon III, Pygmalion, 1998. I Pierre Milza, Napoléon III, Perrin, 2004. I Philippe Seguin, Louis Napoléon le Grand, Grasset,1990.






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