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LES GRÈVES DE FIN D'EMPIRE: de la violence au drame



Sous le Second Empire, les ouvriers suscitent l’intérêt du pouvoir qui souhaite en conserver les suffrages, puisqu’ils représentent un tiers de la population active du pays. Mais cet intérêt n’entraîne pas une amélioration de leurs conditions de travail qui restent difficiles et les ouvriers n’ont que la grève pour tenter d’améliorer leur quotidien (1).


Charlotte Cadalen / historienne

Des grèves ouvrières illégales éclatent dès 1852 et les ouvriers sont arrêtés et condamnés à des peines dont la sévérité varie. La loi du 25 mai 1864 marque un tournant : Napoléon III accorde aux ouvriers le droit de coalition qu’ils demandent et le nombre de grèves augmente significativement tandis que celui des condamnés diminue. Les années 1869 et 1870 sont marquées par des grèves ouvrières particulièrement massives et violentes, qui prennent parfois un caractère tragique en raison de la répression militaire.


Un cadre législatif contraignant

Au début du régime, la loi Le Chapelier de 1791 interdit les réunions et les associations, et empêche de fait l’organisation des grèves et leur soutien financier par les ouvriers. Le Code pénal de 1810 interdit, aux articles 414 et 415, les coalitions entre les patrons ayant pour objectif de faire baisser les salaires et les coalitions entre ouvriers destinées à faire cesser le travail. De plus, les peines sont plus sévères pour les meneurs. Suite à la révolution de 1848, la loi du 27 novembre 1849 confirme ces interdits et laisse aux tribunaux le choix de réprimer les coalitions ; cependant les juges se fient à la jurisprudence et répriment de manière systématique les coalitions ouvrières, tandis que les coalitions patronales n’entraînent jamais de condamnation. Il apparaît que les magistrats condamnent les ouvriers « sans zèle intempestif, sans esprit exagéré de répression », ayant conscience de la dureté de la loi, et du peu de moyens qui s’offrent aux ouvriers pour améliorer leurs conditions de travail.


En 1862, des réunions ouvrières sont légalement organisées et des délégués sont élus pour se rendre à l’Exposition universelle de Londres. La rencontre avec les ouvriers anglais, pour qui la grève est un droit, réveille et soutient les prétentions des ouvriers français à obtenir le droit de coalition, prétentions visibles dans les rapports alors envoyés à l’Empereur. Les ouvriers français sont unanimes pour demander le droit de coalition, car bien que la grève soit illégale, elle a prouvé son efficacité depuis 1852 à améliorer leurs conditions de travail. De plus, le Code pénal n’est déjà plus appliqué : tandis que les patrons hésitent à envoyer leurs ouvriers au tribunal, les magistrats sont réticents à condamner des ouvriers qui leur semblent souvent légitimes dans leurs prétentions. Enfin, depuis 1862, Napoléon III gracie presque systématiquement les ouvriers condamnés pour fait de coalition, comme pour le conflit des ouvriers typographes parisiens de mai 1862.


Le droit de coalition est décrété le 25 mai 1864 à l’initiative de Napoléon III, désireux d’accorder des libertés civiles en lieu et place de libertés politiques qui fragiliseraient son pouvoir, mais également dans l’idée d’une main tendue vers les ouvriers (4). Si les pratiques changent peu, cette loi permet de réduire significativement le nombre d’ouvriers condamnés. En effet, ce n’est plus désormais le simple « fait de coalition », donc l’acte de se mettre en grève, qui entraîne une condamnation, mais les « atteintes à la liberté du travail », « violences », « menaces » et « voies de fait », bien plus occasionnelles et circonscrites. Il est donc interdit aux ouvriers d’empêcher leurs camarades de travailler, et d’user de menaces ou de la violence pour les contraindre à la grève. Après 1864, il est rare que plus de deux à trois ouvriers par conflit soient condamnés pour ces raisons.


En juin 1868, le droit de réunion est accordé, bien que dès février 1866 une circulaire ministérielle recommande aux préfets d'autoriser les réunions ayant pour objet de régler les questions relatives aux rapports entre ouvriers et patrons (6). La loi de 1868 ne change pas les pratiques des ouvriers, bien qu’ils ne puissent désormais plus être condamnés pour « association illicite » lors de la préparation des grèves. Néanmoins, les réunions de l’Association internationale des travailleurs (AIT) entraînent l’organisation d’un mouvement national de soutien et de directives aux mouvements locaux, qui permet aux ouvriers d’augmenter la durée des grèves.


La montée en violence des grèves de fin d’Empire

Les années 1869 et 1870 marquent une transformation. Les ouvriers sont moins pacifiques et les condamnations se multiplient. La fin du Second Empire connaît une augmentation massive du nombre de grèves et de grévistes. Michelle Perrot recense pour l’année 1869 72 grèves et 40 625 grévistes, soit une moyenne de 564 grévistes par grève. En 1870, l’augmentation est visible puisque l’on passe à 116 grèves pour 88 232 grévistes, soit 760 grévistes en moyenne (7). À titre de comparaison, on recense, en 1864, 121 grévistes par grève.


L’augmentation de la participation ouvrière est en grande partie due à la mobilisation de la grande industrie (l’industrie textile et les mines principalement) et des grands centres industriels, comme Mulhouse. Ainsi, les mines représentent en 1869, 11% des grèves et 50% des effectifs, tandis que le secteur textile représente, en 1870, 30% des grèves, mais 64% des effectifs (8). Les grèves se multiplient, et dans 80% des cas elles se concluent par un succès pour les ouvriers en 1869 et 1870, les revendications ouvrières étant adoptées à la fin des grèves. Elles deviennent presque exclusivement offensives, puisqu’elles ont pour objectif l’augmentation des salaires et la baisse du nombre d’heures de travail à la journée. Les ouvriers sont généralement indifférents à la politique, et ils agissent pour améliorer leurs conditions de travail sans manifester une hostilité particulière envers le régime impérial.


Le cas de la grève de la Ricamarie de juin 1869 permet d’étudier l’accroissement de la violence dans les grèves de fin d’Empire : les ouvriers entrent en conflit, qui désormais va jusqu’à un face-à-face avec les forces militaires. Portée par un premier mouvement de revendications, une série de grèves éclate au début du mois de juin 1869 dans les mines du bassin de la Ricamarie, proche de Saint-Étienne. Les mineurs demandent l’augmentation de leurs salaires et l’abaissement de la journée de travail à huit heures, des mesures portées par l’Association internationale des travailleurs (AIT). Fait plus rare, ils demandent également la création d’une caisse de secours unique, qui regrouperait la caisse des patrons et la caisse autogérée des mineurs. Le 12 juin, le journal Mémorial de la Loire avance que la grève est causée par une bande de 150 meneurs, qui l’impose à tous les puits des mines, parfois par la violence (12). Le préfet réaffirme alors son contrôle de la situation et tente de rassurer les ouvriers en faisant placarder une proclamation affirmant que les autorités vont procéder à l’arrestation de cette bande afin de rétablir l’ordre, et que les mineurs pourront en conséquence reprendre le travail.


Le 16 juin au matin, des mineurs tentent d’arrêter le chargement d’un convoi de charbon au puits de l’Ondaine, à Montrambert, sans succès. À 14 h, une centaine de grévistes revient en force, et fait alors face à six compagnies détachées des 4e et 17e régiments d’infanterie. Les soldats se précipitent vers le puits pour empêcher l’arrêt du chargement de charbon ; ils encerclent les mineurs et en arrêtent une quarantaine. Afin de les conduire à la prison de Bizillon à Saint-Étienne, le capitaine préfère éviter de traverser le site de La Ricamarie et décide de passer par une ancienne voie de fer abandonnée. La foule l’apprend et un millier de personnes suit à distance les soldats.


Arrivés au lieu-dit « Le Brûlé », qui prend la forme d’une gorge, la troupe fait alors face à un rassemblement composé des parents et proches des mineurs interpellés, qui tentent de leur barrer le passage, essayent de libérer les prisonniers et attaquent les soldats à coup de poings et de pierres. Plusieurs soldats sont blessés ; deux soldats auraient reçu des coups de pistolets chargés à plomb (13). Les soldats ouvrent alors le feu sur la foule, sans ordre ni sommation. Profitant du moment de panique et du recul provoqué par la fusillade, ils sortent de la gorge et dispersent la population terrifiée, puis achèvent les blessés avec leurs baïonnettes, avant d’emmener une trentaine de prisonniers à la prison de Saint-Étienne − les autres s’étant échappés dans le feu de l’action.


Cette fusillade cause le décès de quatorze personnes, dont un bébé de dix-sept mois et fait de nombreux blessés chez les civils. Dans la nuit du 18 au 19 juin, une cinquantaine de personnes est ensuite arrêtée. Afin de calmer les esprits, le conseil municipal de Saint-Étienne demande et obtient le retrait de la troupe ayant fait feu de la ville (14). Grâce aux conseils du préfet, de nombreuses compagnies des mines mettent alors en place la journée de huit heures de travail pour les grévistes.


Les mineurs arrêtés comparaissent au tribunal correctionnel de Saint-Étienne le 2 août 1869, pour « actes de violence ». Auguste Fabre préside les débats des séances. Les prévenus sont au nombre de soixante-douze, en tenue de mineurs, et certains ont entre seize et dix-huit ans (15). Une première catégorie rassemble ceux « qui ont à rendre compte des actes de violence commis le 11 juin et qui faisaient spécialement partie de la bande qui a parcouru les divers puits du bassin en arrêtant le travail, avec menaces, voies de fait ou intimidation ». Certains journaux permettent de suivre les interrogatoires des prévenus, des témoins et des défenseurs. Il est intéressant de relever qu’un journal comme Le Droit, journal partisan de l’ordre impérial, accorde une large place à l’intervention du lieutenant et du capitaine intervenus dans l’affaire, transcrivant de larges morceaux de leur audition, tandis que les avocats de la défense n’ont droit qu’à quelques lignes, sans citation.


Les interrogatoires révèlent que les ouvriers ont contraint leurs camarades à cesser les travaux, à éteindre les feux et à faire remonter les ouvriers des mines « sous menace du bris des machines ». Il apparaît que cette bande n’est pas constituée de mineurs, et des témoins estiment qu’il pourrait s’agir de membres de l’Association internationale des travailleurs ou d’agitateurs extérieurs (16). Cette théorie est renforcée par l’absence de demande ou de réclamation sur les conditions de travail avant le déclenchement du conflit, qui a surpris les directeurs. Des témoins à décharge confirment que certains ouvriers en grève agissaient contre leur gré. Les prévenus se défendent en plaidant l’ivresse, ou reconnaissent avoir été présents, mais sans avoir agi, ou ayant agi sous la contrainte. Ils sont condamnés à des peines allant jusqu’à six mois de prison (17).

Le tribunal auditionne ensuite le lieutenant Le Boutellier, qui commandait le détachement qui a été attaqué. Il rapporte que les ouvriers formaient des bandes qui approchaient les ouvriers travaillant aux puits des mines pour leur faire cesser le travail. Il ajoute : « L’exaltation de presque tous les hommes de cette troupe était à son comble : ils allaient jusqu’à se ruer sur les baïonnettes des soldats ; puis ils prenaient des poses de défi, criant : “Tirez donc si vous osez” ; et ils me montraient des formes de pistolets se dessinant nettement sous l’étoffe de leurs pantalons » .

Le capitaine Gausserand, qui était au lieu-dit « Le Brûlé » et dirigeait les soldats ayant fait feu, est ensuite entendu. Il déclare ne pas avoir commandé d’ouvrir le feu et affirme que les soldats ont tiré spontanément sur la foule. Néanmoins, il explique qu’il « aurai[t] été contraint d’en venir à cette extrémité. Notre devoir et l’intérêt de notre sécurité l’exigeaient ». Le capitaine Gausserand complète sa déclaration : « Mais j’ai constaté que la plupart des militaires avaient tiré en l’air, les canons des fusils étaient en grande partie dirigés vers le ciel. Sans cela, il y eut [sic] infailliblement deux ou trois cents victimes. Deux soldats avaient escaladé le talus ; je me hâtai de les faire descendre. J’avais déjà ordonné au clairon de faire cesser le feu. » Le président du jury le questionne quant au comportement des femmes présentes dans la foule. Le capitaine déclare que : « C’était de leur part un véritable acharnement, elles vociféraient, et nous traitent de tas de canailles. Elles criaient aux hommes : “Quoi, vous aurez la lâcheté de laisser emmener vos camarades !” ». Le capitaine Gausserand présente ainsi la foule comme coupable de l’issue tragique de l’événement, et le président le félicite pour son comportement : « On a dû vous féliciter ailleurs de la conduite ferme et prudente à la fois que vous avez tenue dans cette périlleuse circonstance. Mais je me fais un devoir de joindre mes éloges à ceux de vos supérieurs. » (19) Il est significatif que le journal Le Droit, destiné aux magistrats, accorde autant de place dans ses colonnes pour de telles remarques de la part du président du jury, se positionnant en faveur de l’ordre et de la répression.


Les avocats de la défense sont ensuite entendus. Le Rappel, journal d’opposition républicaine et radical, leur accorde de longues citations et se place résolument du côté des ouvriers dans cette affaire. Un de ces avocats, M. Cuissols, termine ainsi son plaidoyer : « À cette heure, il y a des mères qui pleurent, des femmes qui souffrent, des enfants qui ont faim. Ce n’est pas en punissant ces hommes que vous réparerez les désastres ; c’est en laissant les travailleurs aux mines qui les réclament. Oui, c’est vrai, c’est douloureusement vrai, que l’émeute a grondé à nos portes, qu’il y a eu du sang versé. Accordez-moi que ce sang ne réclame pas vengeance. Si ceux qui sont morts pouvaient revenir devant nous, ils diraient, soyez-en sûrs : “Pitié, pour nos frères !” »


Le jour du jugement, le 7 août, la salle d’audience est comble, mais calme, emplie d’ouvriers mineurs parents ou amis des inculpés. Dix prévenus sont acquittés. Soixante-deux condamnations à la prison ferme tombent pour les mineurs, de quinze jours à quinze mois. Les peines sont lourdes et sévères : quatre ouvriers sont emprisonnés pour plus d’un an, dont une femme, ce qui est exceptionnel (21). Ces condamnations révèlent la gravité des actes commis, que la justice a sévèrement puni. Cependant, tous ces condamnés sont graciés par ordonnance impériale le 15 août, à l’occasion du centenaire de la naissance de Napoléon Ier. Ces grâces ne sont pas spécifiquement destinées à ces ouvriers coupables de violence, puisque Napoléon III proclame une série d’amnisties pour de nombreuses peines, dont celles relevant des dérives commises lors de coalitions (22). Dans le même temps, le capitaine Gausserand, responsable des opérations, reçoit solennellement la Légion d’honneur.


Si les grèves de la fin du Second Empire connaissent des épisodes de violence, ceux-ci prennent, de manière exceptionnelle, un caractère dramatique. Lors de la grève de juin 1869 à La Ricamarie, l’armée tire sur la foule des grévistes. Parmi les morts, on retrouve des hommes ouvriers, mais également des femmes et des enfants, ce qui renforce le caractère tragique de l’issue de l’événement. La communauté des travailleurs et leurs familles s’associent dans les luttes, et en payent le prix fort. Les soldats et leur commandant ne subissent pas de reproche de la part du pouvoir et l’attribution de la Légion d’honneur au capitaine Gausserand rappelle que le Second Empire demeure un régime autoritaire, où l’ordre est posé comme la valeur suprême justifiant de prendre des mesures lourdes de conséquences. Cependant, le capitaine est également récompensé pour ne pas avoir donné l’ordre d’ouvrir le feu et ainsi avoir évité la mort de centaines d’ouvriers, ce qui aurait conduit à une véritable émeute. La justice désigne les ouvriers comme coupables de la réaction de l’armée, et les condamne en conséquence avec sévérité. Si les grâces de Napoléon III sont appréciées des ouvriers condamnés, ce drame marque la mémoire des opposants au régime impérial.


POÈME

« Partout la faim, Roubaix, Aubin, Ricamarie,/La France est d’indigence et de honte maigrie,/Si quelque humble ouvrier réclame un sort meilleur/Le canon sort de l’ombre et parle au travailleur. »



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