Riche en magnifiques découvertes, financée par « la cassette », ce fut une belle histoire, une histoire qui devait trouver son épilogue, discrètement en décembre 1870. Elle commence ainsi : par une bien simple écriture.
Denis Hannotin / Historien
Au 4 juillet 1861, dans Enquête sur certains comptes privés de Napoléon III (1), on peut lire : « Lettre de crédit sur Rome remise à M. Renié & commission 251 250. » (2). Grand admirateur de Jules César depuis toujours, épris d’archéologie, passionné par l’histoire romaine, déjà dans l’esprit de sa future Histoire de Jules César qui devait commencer à paraître en février 1865 (3), l’Empereur émet le 4 juillet 1861 une Lettre de crédit sur Rome remise à M. Renier de 251 250 francs.
Un achat personnel
Napoléon III fait l’acquisition des jardins Farnèse à Rome, transaction confirmée par Journal des débats politiques et littéraires du 31 août citant le Moniteur universel du 29 août. Le 26 décembre 1861 : « Payé une traite Cerasi pour les Jardins Farnèse 13 000. » Et, en février 1862, le 14 et le 18 : « Payé une traite Cerasi pour les Jardins de Farnèse 3 000. Payé une traite Cerasi pour la Colonne Trajane 5 000. » Enfin le 11 octobre 1869 : « Envoyé à M. Pietro Rosa à Rome (Jardins de Farnèse) 12 000. »
Telles sont quelques-unes des écritures tenues par son notaire, Amédée Mocquard, qui nous incitent à revenir sur cette originale et extraordinaire opération conduite par l’Empereur Napoléon III : l’achat de ces jardins sur le mont Palatin à la Maison royale de Naples. Et plus précisément à François II de Bourbon (1836-1894), dernier roi des Deux-Siciles, qui a dû capituler en février 1861.
Effectivement le 26 juillet 1861, « pour mettre à découvert les ruines du palais des Césars », par l’intermédiaire de Léon Renier, Napoléon III achète (4) la portion du mont Palatin, une des plus célèbres collines de Rome, comprise sous le nom de jardins Farnèse. Un site de quelque sept hectares qui occupe l’emplacement du palais des premiers Césars (« Le Palais des Césars ») créé par le pape Paul III et possédé depuis 1731 par la Maison Bourbon-Parme. C’est là que Romulus et Rémus auraient été sauvés par la louve. Et l’Empereur va y engager avec ses propres fonds un programme de fouilles archéologiques à visées scientifiques et aussi politiques.
Les trois hommes de l’affaire
Né en 1809, mort en 1885, Léon Renier est un historien archéologue. Successivement directeur du collège de Nesle en 1831, sous-bibliothécaire à la Sorbonne en 1847 aux côtés de l’helléniste Philippe Le Bas (ancien tuteur de Louis-Napoléon Bonaparte) auquel il succédera en 1860, titulaire d’une chaire d’épigraphie latine à la Sorbonne (février 1861), enfin directeur de l’École des Hautes études (1868), Léon Renier est, selon l’historien Claude Nicolet, « le plus grand épigraphiste de son temps ». Après avoir effectué des recherches en Afrique du nord (1850), grâce à Hortense Cornu (l’amie d’enfance de Louis-Napoléon Bonaparte), il fait la connaissance de l’Empereur qui l’envoie en Italie (mars 1860) avec pour objectif de lui faire recueillir tous éléments de nature à contribuer à sa future vie de Jules César. Renier s’est également occupé quelques mois auparavant, assisté par Sébastien Cornu (1804-1870, le mari d’Hortense), de la négociation pour l’acquisition auprès de l’État pontifical (4 364 000 francs) d’une grande partie de la collection du marquis Giampietro Campana (5) – plus de 10 000 objets –, lequel a confondu sa fortune et les fonds du Mont-de-Piété. Après avoir été conservées dix mois au palais de l’Industrie (musée Napoléon III), ces œuvres sont réparties à partir de novembre 1862 entre le Louvre et des musées départementaux.
Pietro Rosa (1810-1891), « un modeste et savant archéologue romain », « le bon, le docte et sérieux Pietro Rosa », proche de Pie IX, élève de l’architecte archéologue Luigi Canina (1795-1856), auteur d’une grande carte archéologique et topographique du Latium, l’homme de main de cette aventure de 1861 à 1870, a été l’architecte du prince Borghèse. « Topographe consommé », premier surintendant des fouilles, il est nommé conservateur du palais des Césars le 1er août 1861 – avec un traitement de 3 000 francs (6) – et chevalier de la Légion d’honneur le 28 janvier 1865. Il a aussi dirigé les fouilles d’Ostie et des recherches pratiquées dans le lit du Tibre. Il sera associé étranger à l’Académie des Beaux-arts en 1885.
Banquier, le comte Antonio Cerasi, (1814-1899), basé via del Babuino 51 à Rome, est le représentant des Rothschild dans les États pontificaux. Il est le financier de confiance du pape Pie IX. Proche de la mort et sans héritiers, il veut que son patrimoine permette de construire un grand hôpital pour les pauvres, un projet qui sera réalisé par sa veuve.
Les découvertes
Sous la direction de Pietro Rosa, les fouilles commencent dès la fin de l’année 1861. Elles permettent de retrouver les palais impériaux – avec les temples de Jupiter Stator et d’Apollon – et notamment au printemps 1869 de faire une découverte majeure, un des monuments les mieux conservés du Palatin, la Maison de Livie – Livie, la veuve d’Auguste (27 av. J.-C.- 14 apr. J.-C.), mère de Tibère –, avec ses magnifiques peintures murales extraordinairement fraîches, décorant le triclinium (salle-à-manger). Léon Renier décrit cette trouvaille dans son ouvrage Les peintures du Palatin (1871) qu’il termine ainsi : « Les circonstances douloureuses que nous vivons en France ont interrompu nos relations avec Rome, nous ne savons pas où en sont les fouilles du Palatin. »
À quelques pas de ces fouilles, un moulage est entrepris (en 1861-1862) sur les bas-reliefs de la colonne de marbre blanc de Trajan édifiée en 113 après J.-C., et, en août 1863, sur certains de l’Arc triomphal de Constantin (315 après J.-C. pour commémorer sa victoire sur Maxence à Ponte Milvius en 312). À partir des empreintes ainsi obtenues, des tirages en plâtre sont faits.
Pour ceux de la colonne, un exemplaire, resté en Italie, est destiné au pape (aujourd’hui au Museo della Civilta Romana) ; un autre, complet, est envoyé à Paris, ainsi que quelques doubles. Des photographies sont prises, des galvanoplasties réalisées par la maison Oudry, les unes et les autres étant mises en dépôt au musée des Antiquités celtiques et gallo-romaines à Saint-Germain-en-Laye, inauguré le 12 mai 1867, une date choisie en relation avec l’Exposition universelle. Quelques doubles sont cependant conservés aujourd’hui dans la gypsothèque du Louvre abritée dans les petites Écuries de Versailles.
De même, en ce qui concerne les bas-reliefs de l’Arc de Constantin, certains sont également visibles aujourd’hui dans le musée d’Archéologie nationale à Saint-Germain-en-Laye, anciennement musée des Antiquités celtiques et gallo-romaines, déjà cité.
En réalité, pour l’archéologue Salomon Reinach, « l’Empereur Napoléon III faisait exécuter ces moulages à Rome comme documents sur le costume et l’équipement des soldats romains qui intéressaient l’historien de Jules César » (7). C’était « le matériau dont il a besoin pour l’écriture de son Histoire de Jules César. Que l’armée de César précède de cent cinquante ans celle de Jules César n’empêche pas l’Empereur d’imaginer toucher du doigt la réalité d’une légion romaine en marche grâce aux moulages venus de Rome » (8).
Pour alimenter son livre
Dans la petite cassette – ou « cassette privée » ou encore « cassette particulière » – de Napoléon III, objet de cette enquête, ces fouilles auraient représenté, de 1861 à 1870, 147 000 francs, ainsi que pour la Colonne Trajan (9), 5 000 francs, par traite à Cerasi, le 18 février 1862.
Ces opérations correspondent notamment aux deux extraits suivants, l’un d’une lettre de février 1864 de l’Empereur à son notaire, l’autre d’une note dont la signature est indéchiffrable, confirmant ces financements par Léon Renier en date du 3 août : « Mon cher Mocquard, […] Je vous prie aussi d’envoyer trois mille francs à Rome à M. Pietro Rosa pour les frais de moulage des bas-reliefs de l’arc de Constantin. Recevez l’assurance… / Napoléon. »
« Rome le 3 août 1869. / Monsieur Renier informe le notaire que l’Empereur veut bien accorder à M. Rosa un supplément de 15 000 francs, une somme indispensable pour ses travaux. »
Pendant les opérations, Rosa envoie régulièrement ses comptes (factures avec pièces justificatives) au ministère de la Maison de l’Empereur, fait effectuer des photos (plusieurs albums sont envoyés à Napoléon III) et des copies des peintures. Il restaure et consolide au fur et à mesure de l’avancement de ses travaux.
Chaque semaine, des justificatifs pour les paiements effectués aux entreprises sont envoyés au ministère de la Maison de l’Empereur. Ce sont des « Travaillé aux allées des jardins », « Transport de terre », « Nettoiement des peintures du plafond des bains de Livie », « Solde extraordinaire accordée à l’occasion de la fête de Pâques », « Pour le jardinier 48,39 », « Pour le portier 69,52 », « Lits de campagne », « Deux caisses pour emballer le faune de Praxitèle » (10), etc. (11)
Sur la cassette, Pietro Rosa, ayant perçu une première fois 3 000 francs en 1863, reçoit encore 22 000 francs en 1869-1870.
Le Monde Illustré du 26 mars 1870 évoque ainsi ces fouilles : « Les premiers travaux ont mis à découvert des vestiges de l’enceinte de Romulus, des ruines du palais d’Auguste et du palais de Tibère » et d’antiques peintures.
À la fin de l’Empire
Longtemps après, enfermé à Whilelmshöhe et appréhendant des difficultés financières, Napoléon III doit le 2 décembre 1870 – grâce à une négociation conduite par son vieil ami, ancien carbonaro, le comte François Arese (1805-1881) – revendre pour 650 000 lires (12) le jardin à l’État italien, un acte symbolique de la réunification totale de la péninsule italienne, largement salué dans le pays : Rome est récupérée, « complète » (13). Et Rosa, nommé le 8 novembre par un décret royal Superintendante des fouilles pour la ville et la province, va pouvoir poursuivre son œuvre.
Au terme de cette évocation, puisque nous avons mentionné le marquis Giampetro Campana, il serait dommage de ne pas rappeler également les mensualités régulièrement payées à sa femme par Napoléon III, soit au total, dans ces comptes, 190 000 francs (14) de 1857 à 1870. Avec une question : pourquoi ? Avant de devenir marquise Campana (20 janvier 1851), jeune, elle s’appelait Emily Rowles (15) et, dans les années 1840, il se trouve qu’elle n’avait pas laissé Louis-Napoléon Bonaparte totalement indifférent. On a même dit que sa mère aurait aidé le prince lors de son évasion de Ham en 1846, et qu’elle même lui aurait prêté 33 000 francs en avril 1851. On peut donc se demander si la générosité de l’Empereur n’était pas tout simplement une sorte de remboursement de ces « vieilles dettes ». De la reconnaissance ?
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