La région d’Europe est connue au sens large et géographique sous le nom de « Balkans » et, il y a encore quelques années, c’était la « Yougoslavie ». Elle a regroupé entre 1789 et 1814 neuf régions dont sept d’entre elles formaient les Provinces Illyriennes en 1809. Ce sont les Bouches de Cattaro, la Croatie, la Dalmatie, les Iles Ioniennes et les Sept-Iles, l’Istrie, Raguse et la Slovénie. L’Albanie et la Serbie ne feront jamais partie des Provinces illyriennes, ces pays ayant des frontières très mouvantes et des appartenances variables entre l’Autriche, l’Italie, la France, la Russie, la Turquie et la république de Venise.
L’Albanie ne devient indépendante qu’au milieu du xve siècle car auparavant elle est occupée par les Bulgares, Angevins, Serbes, Byzantins ; elle retombe sous le joug ottoman en 1478 et s’y trouve encore en 1789. Les fonctionnaires ottomans tentent de prendre leur indépendance vis-à-vis de la Porte (Turquie). C’est ainsi qu’Ali de Tebelen se fait confirmer pacha de Janina.
Le contrôle d’une partie de l’Albanie
Dans le cadre du traité de Campo-Formio (1797) la France se fait attribuer quatre points de terre ferme en Albanie : Butrinto, Parga, Prévéza et Vonizza. En 1798-1799, une flotte navale russo-turque s’empare des îles Ioniennes et d’une partie de l’Albanie ; les vainqueurs décident que les îles formeront la République des Sept-Iles et que les quatre points de terre ferme seront réunis à l’Albanie turque et, sous le joug ottoman, formeront une région de la Turquie d’Europe.
En 1800 ces quatre points sont réunis à l’Albanie turque. Sept ans plus tard, la France les retrouve à nouveau, de manière théorique, dans le cadre des Iles Ioniennes mais ne reprendra réellement que Parga. L’année 1814 voit la fin de la présence française dans cette région ; elle perd Parga rattachée à l’Albanie turque.
Dans ses Mémoires, Lamarre-Picquot évoque la spécialité du régiment d’infanterie albanais créé le 1er juillet 1807 : « Quand les corps réguliers, qui comportaient dix mille hommes, avaient terminé le défilé, le général permettait au régiment albanais, fort de deux mille hommes, de défiler selon sa coutume. Ce régiment partait au pas de course : les officiers brandissaient leurs sabres et animaient les soldats par leurs cris farouches ; tous les soldats déchargeaient sans cesse leurs armes et malgré la célérité de la course, les rechargeaient avec une prestesse admirable. » Ce régiment sera réorganisé à Mayence en 1813, sous forme de deux bataillons, mais sera désarmé en novembre.
Cattaro depuis le traité de Presbourg
La ville de Cattaro a été fondée en 535, pillée par les Sarrasins en 840. Longtemps république indépendante, elle est soumise à Venise en 1420. Elle sera assiégée par les Turcs en 1538 et 1657 et ravagée deux fois par un tremblement de terre en 1563 et 1667. Les Bouches de Cattaro (capitale Cattaro ou Kotor) appartiennent à la république de Venise en 1789, à l’Autriche en 1797 et elles sont cédées à la France par le traité de Presbourg en décembre 1805. Le général Molitor est chargé d’occuper la Dalmatie en janvier 1806 mais il se heurte aux Monténégrins et surtout aux Russes qui veulent conserver cette position ; elle leur a en effet été livrée par les Autrichiens le 14 mars, malgré la paix de Presbourg.
Le traité entre la France et la Russie du 30 avril 1806 prévoit que les Bouches de Cattaro seront une dépendance de la Dalmatie (donc française) ; les Russes s’engagent à quitter le pays, et en échange, la république des Sept-Iles est reconnue par la France. Après Tilsit, en 1807, la Russie restitue les Bouches de Cattaro au royaume d’Italie. La province est constituée le 25 décembre 1809 et supprimée le 15 avril 1811 lors de la réorganisation des Provinces Illyriennes ; elles sont alors incluses dans celles-ci.
La Croatie après le traité de Schönbrunn
Ayant pour capitale Agram (ou Zagreb), la Croatie, en 1789, est composée des deux royaumes de Croatie et de Slavonie (ou Esclavonie), possessions de la maison d’Autriche, mais qui font partie de l’ensemble hongrois et ne sont donc pas dans le Saint-Empire romain germanique. La Croatie civile est administrée en trois « comitats » (Zagreb, Warasdin et Kreutz) et la Croatie militaire (chef-lieu Carlstadt) composée de trois « généralats ». Il en est de même pour la Slavonie (trois comitats et un généralat). Après Wagram, par la paix de Schönbrunn du 14 octobre 1809, l’Autriche cède à Napoléon la moitié méridionale du royaume de Croatie et le district particulier de Fiume, qui entrent dans l’organisation des nouvelles Provinces illyriennes.
Le Suisse Bégos donne son sentiment sur l’infanterie croate : « Nous avions à notre gauche deux bataillons de Croates, excellents soldats, commandés en partie par des officiers français. Ils étaient les premiers maraudeurs de l’armée, mais avec cela de très bons diables, avec lesquels nous n’eûmes jamais de difficultés. » En 1809, Marmont réorganise sous le nom de « régiments de chasseurs d’Illyrie » les six régiments frontières d’infanterie autrichienne des confins de la Croatie ; ils sont désarmés et transformés en pionniers croates en novembre 1813. Le 23 février précédent, il a été formé un régiment de hussards croates qui sera licencié le 25 novembre de la même année.
Possessions dalmates
La Dalmatie a pour capitale Zara, achetée par la république de Venise au roi de Naples en 1409. Elle est devenue province autrichienne par le traité de Campo-Formio de 1797. Le 26 décembre 1805, la paix de Presbourg donne la Dalmatie à Napoléon, mais fin février 1806, l’Autriche livre à la Russie les Bouches de Cattaro. Gouverneur général et général en chef de l’armée de Dalmatie le 7 juillet 1806, Marmont fait sommer l’amiral russe Siniavin d’abandonner le siège de Raguse (Dubrovnik) mais, n’ayant reçu aucune réponse satisfaisante, il marche, avec quelques bataillons seulement, contre l’ennemi et le bat à Castelnuovo le 30 septembre, le forçant ainsi à se rembarquer. Par le traité de Tilsit, la Russie doit rendre les Bouches de Cattaro.
En 1807, la Dalmatie fait partie du royaume d’Italie. En janvier 1809, Napoléon envoie au général Marmont, qui commande l’armée de Dalmatie, l’ordre de concentrer son armée sur Zara, en ne laissant aux bouches de Cattaro et dans quelques postes intéressants que les garnisons indispensables ; de construire à Zara un camp retranché qui serait approvisionné pour un an ; de s’y préparer ainsi ou à tenir tête pendant plusieurs mois à des forces considérables, ou à marcher en avant pour se joindre à l’armée d’Italie. Ce sera la deuxième solution qui s’appliquera.
Du 25 au 29 juillet 1809, les troupes françaises du général Maureillan se heurtent aux Autrichiens de la garnison, sous les ordres du général Von Knezevic. Dans les deux camps, les pertes sont légères et l’armistice de Znaïm interrompt les combats.
La Dalmatie intègre les Provinces illyriennes en 1809. L’occupation française se termine par la prise de Raguse par les Autrichiens en décembre 1813. Après un siège de trois semaines débuté le 22 novembre, la place, alors commandée par le général Roize, capitule le 5 décembre devant les Autrichiens du baron Von Tomassich, lequel est appuyé par les navires anglais du capitaine Cadogan. La garnison est renvoyée en France à la condition de ne pas servir jusqu’à l’échange de prisonniers.
Pendant son séjour en Dalmatie, Marmont ouvrira quatre-vingts lieues de routes et fondera des lycées à Raguse, Zara (Zadar) et Sebenico. Comme les doges de Venise prenaient le titre de duc de Dalmatie, Napoléon donnera ce même titre à Soult. Pendant un temps, l’Empereur désire compléter un régiment dalmate, passé au service du royaume d’Italie, mais il ne donne finalement pas suite, devant le coût trop élevé de l’opération.
La lutte pour les îles Ioniennes
Laissées à la république de Venise, les îles Ioniennes font partie des préliminaires du traité de Leoben en avril 1797. La prise de Venise en mai suivant incite les Français à s’installer à Corfou, alors propriété vénitienne. Par le traité de Campo-Formio d’octobre suivant, la France se voit attribuer les îles Ioniennes après le démantèlement de la Sérénissime. Elles sont alors divisées en trois départements : Corfou (chef-lieu Corfou), Ithaque (chef-lieu Argostoli) et Mer Egée (chef-lieu Zante). En mars 1799, l’alliance russo-turque fait tomber la place de Corfou et, un an après, une convention entre les deux pays érige la république des Sept-Iles appelée également République Septinsulaire. Avec la paix d’Amiens, la France reconnaît l’existence de cette république. En 1806 les Russes sont autorisés à y laisser 4 000 hommes, afin de protéger l’indépendance de la Porte. Le traité de Tilsit prévoit, dans ses articles secrets, la cession des îles Ioniennes à la France aussi, en août-septembre 1807, les Français réoccupent-ils les Sept-Îles (Céphalonie, Corfou, Cythère, Ithaque, Leucade, Paxos, Zakynthos). En novembre, elles deviennent un « pays réservé ». D’octobre 1809 à avril 1810, les Anglais en occupent la grande partie sauf Corfou et Paxos. Puis, en juin 1814, Corfou, dernière place à résister, tombe aux mains des Anglais.
Un bataillon sera formé le 13 septembre 1807, avec les débris d’un ancien régiment vénitien ; il est chargé de l’occupation et de la défense des Sept-Îles. En 1812, il est incorporé dans les sapeurs ioniens puis est licencié. Un escadron de chasseurs à cheval est créé le 29 novembre 1802 à Corfou mais sera à son tour licencié à Lyon le 12 septembre 1814 avant d’être incorporé au 6e lanciers.
L’Istrie et Raguse
Attribuée à l’Autriche après Campo-Formio (1797) à la suite du démantèlement de la République de Venise ainsi que la Dalmatie, les îles dalmates et les Bouches de Cattaro, l’Istrie vénitienne est cédée par le traité de Presbourg (1805) à la France par l’Autriche. Elle est alors englobée dans le nouveau royaume d’Italie, puis rattachée aux Provinces illyriennes à leur création. En 1814, le congrès de Vienne l’attribue à l’empire d’Autriche. Elle fait aujourd’hui partie de la Croatie.
La république de Raguse (Dubrovnik en croate), indépendante depuis 1358, est occupée par les troupes françaises 1806. Le 26 mai, dès son arrivée dans cette place forte, le général Lauriston est attaqué par l’escadre russe de l’amiral Siniavin, ceci malgré la cession de la Dalmatie prévue par le traité de Presbourg. Pendant ce temps, les Monténégrins l’attaquent par la terre. Les troupes françaises du général Molitor interviennent et culbutent l’ennemi. Le 30 janvier 1808, le général Marmont, gouverneur général de la Dalmatie, décrète que la république de Raguse a cessé d’exister ; par décret du 30 mars 1808, Raguse est ainsi rattachée au royaume d’Italie puis en 1809 aux Provinces illyriennes.
Paulin apporte son témoignage sur Marmont : « Le maréchal duc de Raguse avait un palais de gouvernement dans cette ville. Tout dans ce palais avait grande apparence et respirait la somptuosité. Partout des divans invitaient au repos, comme à la cour du Sultan. Mais tout ce luxe de rideaux, de tentures, de canapés, d’ameublement riches et de bon goût, ne pouvait s’opposer aux inconvénients inévitables des plus chauds ; les insectes de toutes sortes faisaient absolument rage. » Les territoires annexés sur la rive orientale de l’Adriatique font alors partie du royaume d’Italie et ce, jusqu’en 1809. Trois préfets vont s’y succéder : le provéditeur général (administrateur de la république de Venise) Vinzenzo Dandolo, le Dalmate de Trogir − inspecteur général des Eaux et Forêts − Gianluca Garagnin et un autre Dalmate, le juriste Angelo Calafatti, ancien président du conseil général de l’Istrie.
Après le traité de Schönbrunn d’octobre 1809, l’Autriche cède à la France la Haute-Carinthie, la Carniole, le comté de Gorizia, Trieste et une partie de la Croatie. Une des difficultés réside dans la multiplicité des six langues utilisées dans ces régions. Dès 1809, Marmont montre un intérêt particulier pour la langue slave, pour sa littérature et ses traditions populaires. L’enseignement, au lycée de Raguse, est fait dans la langue illyrienne et Dandolo lance le premier journal en langue croate. Le poète et grammairien Valentin Vodnik, auteur de livres scolaires, parle d’une Illyrie ressuscitée et rappelée à une vie nouvelle par Napoléon. Mais en 1815, la Dalmatie redeviendra autrichienne.
La Slovénie après Austerlitz
Successivement annexée par la Bavière, la république de Venise et les Habsbourg, la Slovénie (capitale Laybach / Ljubljana) reste autrichienne après le traité de Presbourg du 26 décembre 1805, tout comme le territoire de Trieste. Après Wagram, la Slovénie est touchée par les modifications de frontières. L’Autriche cède à la France la Carniole et une partie du comté de Goritz.
La campagne de 1805 se traduit pour les Slovènes par une occupation de l’armée française. Après le traité de Presbourg, Napoléon s’installe dans les anciennes possessions vénitiennes dont l’Istrie, la Dalmatie et les Bouches de Kotor. Ces dernières sont d’abord occupées par les Russes et les Monténégrins jusqu’à la paix de Tilsit, où elles reviennent à la France. Le décret du 15 avril 1811 ramène à six le nombre des intendances illyriennes : Carinthie (Villach), Carniole (Laybach), Istrie (Trieste), Croatie civile (Carlstadt), Dalmatie (Zara), Raguse et Cattaro (Raguse) et Croatie militaire. La Slovénie suit le sort de la Croatie à partir d’août 1813. Occupée par les troupes autrichiennes dès 1813, elle retourne dans l’empire des Habsbourg en 1815.
Quatre gouverneurs
L’idée d’Illyrie, c’est-à-dire de l’annexion des provinces maritimes autrichiennes à la France, date d’avant la guerre de 1809. La forme définitive sous laquelle sera réalisée le projet n’apparaît qu’après l’armistice de Znaïm. Marmont raconte dans ses Mémoires que, durant les négociations, l’Empereur l’envoyait souvent chercher pour lui parler des provinces que l’Autriche allait lui céder. C’est pour des raisons militaires que Napoléon réunit les pays conquis en un corps politique indépendant, en prenant exemple sur l’Illyrie de l’Antiquité. Par décret du 14 octobre 1809, à la suite du traité de Schönbrunn, Napoléon détache donc du royaume d’Italie, l’Istrie italienne, la Dalmatie, Raguse et les Bouches de Cattaro pour les réunir aux provinces de Carinthie, de Carniole, de Trieste, de l’Istrie et de la Croatie afin de former les Provinces illyriennes de l’Empire français, dont la capitale est Laybach.
Le décret d’organisation de ces provinces est signé à Trianon le 25 décembre 1809 ; il donne au gouverneur général le commandement des forces de terre et de mer. Les Provinces Illyriennes ont une superficie de 55 000 km2 et une population de 1,5 million d’habitants ; elles sont composées en six provinces civiles plus les « Confins militaires » croates. Les Illyriens ne sont pas Français mais Illyriens ; les intendants des provinces ont les mêmes pouvoirs que les préfets et transmettent les informations à Laybach. Le gouverneur général assure le commandement des forces armées et supervise la justice. L’administration est entre les mains des autochtones et l’on utilise le français ainsi que les langues locales. Pour la Croatie, l’organisation bureaucratique de l’administration est une nouveauté.
Les Français instaurent des communes (qui remplacent les grandes propriétés terriennes), la justice civile (qui remplace la justice médiévale), les juges de paix, l’égalité des citoyens devant la loi, le mariage civil, l’impôt foncier, le service militaire, l’acquisition de la terre par la paysannerie locale. Ils introduisent les chambres de commerce, la tolérance religieuse à l’égard des protestants et des juifs. L’enseignement est réorganisé, surtout en Istrie et en Dalmatie avec des écoles élémentaires dans chaque commune, des collèges, des lycées et deux écoles centrales à Zadar et Laybach (on y enseigne le droit, la médecine, etc). L’enseignement se fait dans la langue du pays (arrêté de Marmont du 4 juillet 1810). Seuls la noblesse et le clergé ne sont pas favorables aux réformes.
Le décret du 12 février 1810 partage les Provinces Illyriennes en deux divisions militaires (Laybach et Zara). Le décret du 15 avril 1811, relatif aux Provinces illyriennes, ramène à six le nombre d’intendances civiles ; l’autorité du gouverneur est, à peine, supérieure à celle d’un préfet. Le régiment d’infanterie d’Illyrie, organisé à Laybach le 22 janvier 1811, est presque entièrement anéanti en Russie ; il sera supprimé le 17 novembre 1813 et les restes seront versés au 2e bataillon colonial. Dans l’Illyrie française, deux faits ont été d’une grande importance pour l’émergence du sentiment national : l’attitude des Français à l’égard de la langue nationale et la résurrection du nom « illyrien ».
Le train de vie fastueux de Marmont
Duc de Raguse le 15 avril 1809, confirmé par lettres patentes du 28 juin 1808, Marmont vit sur un pied royal et ne sait pas se concilier les sympathies des habitants. Napoléon l’a peint d’un mot en l’appelant « Marmont 1er ». Commandant le 11e corps de l’armée d’Allemagne en 1809, il est vainqueur à Gospich le 20 mai, s’empare de Fiume le 28 mai, participe à la prise de Graz. Lors de la bataille de Wagram, 6 juillet, il est placé en réserve et est vainqueur trois jours plus tard à Znaïm (Znojmo).
Devenu maréchal de l’Empire le 12 juillet 1809, puis gouverneur des provinces illyriennes en octobre, il soumet les Croates et mène alors une vie de faste et de plaisir et dira plus tard : « J’ai toujours eu une manière de magnificence. »On en trouve un témoignage très révélateur dans les Mémoires de Lemonnier-Delafosse (p. 174) : « Monsieur le Maréchal, porté en litière élégante garnie de rideaux de taffetas vert, environné de toute sa Maison et du luxe qu’elle traînait avec elle […]. Monsieur le Maréchal mit pied à terre […], il était midi ; sa Maison le suivait. Là, vingt domestiques, ni plus ni moins, parurent en bas de soie, culotte courte et livrée à aiguillettes de ruban. Trente chevaux ou mulets de bât furent déchargés […] il en sortit un service de linge damassé […] fut couvert d’une vaisselle en vermeil contenant des pièces froides, gibiers, volailles, pâtés, etc. […] flanquées de vins français, Bordeaux, Bourgogne. Là déjeuna Monsieur le Maréchal et tout son état-major ! Côte à côte d’un régiment ayant à peine du pain à manger. » Le général Thiébault confirme et dit que « Sa Maison équivalait à un régiment de cavalerie » (t.4/571 notes). Enfin on trouve un autre témoignage qui va dans le même sens, émanant de Viennet (Carnet de la Sabretache,1929, p. 352) : « Le maréchal faisait la guerre en satrape. Ses cent mulets chargés de bagages, ses cinquante valets à livrée rouge croisaient sans cesse notre marche […]. Quatre belles tentes, appelées marquises lui formaient un beau palais de campagne. »
Quant à son physique, on peut se reporter à Rieu (Mémoires, p. 167) : « J’ai rarement vu de figure plus sombre que la sienne ; une barbe et des cheveux noirs contribuaient à cet effet ; ses lèvres, enfin, ignoraient le sourire. On ne pouvait, du reste, lui contester la bravoure ; il avait […] un imperturbable sang-froid au milieu du feu le plus terrible. » Nommé commandant du 6e corps de l’armée du Portugal, sous Masséna à la place de Ney le 9 avril 1811, Marmont avait toujours avec lui un géant ramené de Dalmatie, couvert de chaînes d’or et qui ne servait que Son Excellence (Thiébault, t. 4).
L'organisation de Bertrand
Le comte Henri-Gatien Bertrand est nommé gouverneur des Provinces Illyriennes à la place de Marmont – passé à l’armée du Portugal – le 25 mars 1811 et arrive à Trieste le 9 avril 1811. Il reste en poste jusqu’au 2 décembre 1812. Jules Antoine Paulin, futur général, accompagne Bertrand en Illyrie en sa qualité de sous-directeur des fortifications de Trieste et d’aide de camp.
Bertrand se rend dans les Provinces Illyriennes avec sa femme et ses deux premiers enfants, ainsi qu'avace la mère et la sœur de la comtesse Bertrand. Le palais de Laybach servait de séjour d’été au gouverneur de l’Illyrie et Marmont l’avait aménagé avec goût et somptuosité. Les Français se retrouvent dans une sorte de colonie : le chef de la justice, le payeur général, le directeur des finances, l’administrateur des salines et plusieurs officiers généraux (Delzons, Bachelu, Pacthod). La table est toujours grandement servie. Les équipages du gouverneur étaient constitués de six chevaux gris pommelés et les livrées étaient magnifiques.
En hiver tout le monde se transportait à Trieste où se retrouvait une société riche, élégante et nombreuse. Paulin écrit dans ses Mémoires : « La comtesse Bertrand suivait son mari dans tous ses voyages fatigants et périlleux, et son état de grossesse avancé ne l’arrêtait nullement. » Paulin montre combien Bertrand s’était fait aimer : « Ayant lu à la fin de 1813, dans les journaux, que le général Bertrand était prisonnier, des habitants de Trieste voulurent absolument payer sa rançon, et on eut beaucoup de peine à leur persuader qu’il s’agissait non de leur ancien gouverneur, mais bien du général baron Bertrand de Civray. » Au début de 1813, Bertrand passe à la Grande armée où il commande en Saxe le 4e corps.
Junot et ses emportements
C’est Jean-Andoche Junot, duc d’Abrantès, qui lui succède. Le colonel de Reiset, qui est son plus valeureux lieutenant, a tracé de Junot dans ses Mémoires, à la date du 11 juillet 1809, un portrait qui constitue une des meilleures mises au point de cette grande figure militaire particulièrement discutée. Il reconnaît son caractère « emporté, aggravé par des blessures à la tête, un coup de sabre en Italie qui lui a fendu la tempe, et un coup de feu en Allemagne qui lui a presque mis le cerveau à découvert, son absence totale de retenue et de politesse dans ses accès de violente colère. Mais à l’ordinaire c’est un homme droit et ouvert, qui, quand il le veut est charmant. Il écrit bien, a l’esprit fin et délié. C’est un vrai Don Juan. De haute taille avec de beaux cheveux blonds. Il n’a encore que trente-huit ans. Son nom singulier d’Andoche est tout simplement celui du saint du calendrier qu’on fêtait le jour de sa naissance. Aucun souvenir de bataille ne se rattache à son titre de duc d’Abrantès, qui évoque une marche fameuse en Portugal où il sauva ce jour-là son armée. »
À son retour de Russie, Junot est rappelé en France le 28 janvier mais perd le gouvernement de Paris. Il est envoyé à Venise en qualité de gouverneur le 12 février puis est nommé, peu après et provisoirement, gouverneur des Provinces illyriennes à Ljubljana le 20 février. Il s’éloigne le cœur déchiré, lui qui n’aime pas être loin de Napoléon. Ses mécontentements personnels sont aigris par la désapprobation officielle de ses services et ces coups viennent de l’homme qu’il chérit le plus, et qui dans des temps meilleurs a magnifiquement récompensé ses succès. Lui aussi trouve que Napoléon est changé. Indépendamment des pensions dont il jouit, Junot a reçu de l’Empereur des sommes énormes et il les a dissipées sans discernement, sans goût. Des grandes fortunes créées par Napoléon, il a été sans contredit, une des plus désordonnées et n’aura jamais que des dettes. Junot a reçu à la tête des blessures nombreuses et profondes d’où résultent chez lui un état habituel d’irritation et une tendance à peu près permanente à la congestion cérébrale. Il est permis de croire que les préoccupations morales auxquelles il est en proie développent chez lui avec plus de rapidité, cette prédisposition malheureuse.
Paulin accueille Junot dans ses nouvelles fonctions. « Je fus choisi pour aller le recevoir à son entrée sur le territoire et le conduite à Trieste. Son personnel était peu nombreux ; son secrétaire, M. Fisson, et sa jeune femme, personne fort jolie, étaient dans sa voiture ; je m’y plaçai en quatrième. Le duc d’Abrantès, ce jour-là, si près de l’évènement terrible qu’il méditait déjà peut-être, ne laissait rien paraître de l’aberration d’esprit dont il était frappé. » Nommé gouverneur de Venise, il est saisi un jour, dans cette ville, d’un délire furieux, qui se manifeste d’abord par des ordres sanguinaires, et bientôt après par de révoltantes singularités. « La duchesse d’Abrantès ne raconte pas dans ses Mémoires comment la folie du duc se déclara […]. On l’avait nommé gouverneur des Provinces illyriennes. Il résolut de donner un grand bal […]. Enfin, après une heure d’attente […] que voit-on ? Le duc d’Abrantès, ayant des escarpins du dernier luisant, un ceinturon soutenant son épée, ses crochets suspendus à son cou par des cordonnets, tous les grands cordons sur l’épaule, les cheveux bouclés avec le plus grand soin, son chapeau à plumets blancs sous le bras, des gants blancs à la main, et, à cela près, nu comme un ver » (Thiébault, Mémoires, t. 5/248).
Il est, par ordre du vice-roi, reconduit dans son pays natal avec ordre de l’Empereur de ne pas repasser par Paris et se rend chez son père à Montbard (Côte-d’Or). On le ramène chez son père, à Montbard, le 22 juillet 1813, et deux heures après son arrivée, dans un violent accès de fièvre, il se précipite par une fenêtre et se brise la cuisse. On fait l’amputation, mais il arrache l’appareil et décède le 29 à seize heures à Montbard, 19 rue de la Liberté.
La surveillance de Fouché
En 1813, Napoléon décide d’éloigner Joseph Fouché, duc d’Otrante, et l’envoie en Saxe à Dresde puis dans les Provinces Illyriennes en qualité de gouverneur pour remplacer Junot.
Arrivé le 29 juillet 1813 à Laybach, il est accompagné de ses enfants et de leur gouverneur, de M. de Chassenon, auditeur attaché à sa personne, et du général Frésia. Il y trouve Charles Nodier, alors bibliothécaire et directeur du journal le Télégraphe illyrien, l’intendant général des finances Chabrol de Croussol qui n’avait jamais vu une pareille activité et Las Cases, qui était conseiller d’État et chambellan. En août 1813, l’Autriche entre en guerre contre la France et envahit l’Illyrie.
Le 12 août, Fouché rencontre Eugène à Udine pour étudier les moyens envisageables pour repousser l’ennemi. Trois jours plus tard, une grande fête commémore la Saint-Napoléon et rien ne manque. Militaires, prélats, députés sont réunis dans un grand banquet et Fouché fait donner 5 000 livres à l’évêque croate pour calmer la population. Les Autrichiens s’apprêtent à envahir le pays et les troupes croates qui servent sous les drapeaux français sont d’une fidélité douteuse. Le gouvernement demeure en apparence inébranlable et Fouché s’en va même présider à la distribution des prix au lycée de Laybach.
Le 2 septembre, l’intendant de Carniole, sur ordre de Fouché, prépare en sous-main la retraite définitive des Français. Fouché est arrivé à Trieste le 26 août. Chabrol le rejoint le 28 et, malgré la levée de la garde nationale, les Autrichiens avancent toujours. Le 3 septembre, à Udine, Fouché annonce à l’Empereur l’évacuation des Provinces Illyriennes ; le 14 il est à Venise. À cette date, les forces coalisées contre Napoléon occupent les Provinces Illyriennes, qui sont provisoirement prises en charge par l’Autriche, sous le nom de « royaume d’Illyrie ». En 1815 le congrès de Vienne confirmera à l’Autriche le recouvrement de ses anciennes provinces qui deviendront le royaume d’Illyrie.
Le sort de la Serbie
S’étant soulevée en 1804, la Serbie elle est alors gouvernée par le prince Karageorge qui signe en 1807 avec la Russie une convention par laquelle sa principauté devient un protectorat russe. En mai 1812, la Serbie fait la paix avec la Turquie, mais elle retombe sous le joug turc. Sa domination devient complète en octobre 1813. D’une manière générale, la majorité serbe est hostile à la France jusqu’au traité de Tilsit ; de plus, Napoléon est devenu l’allié de la Turquie. Plus tard, l’attitude des Serbes changera, mais reviendra à ce qu’elle était avant avec la campagne de 1812 contre la Russie.
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