En 1800, le Premier consul Napoléon Bonaparte entame une nouvelle campagne militaire en Italie contre les Autrichiens. Après avoir traversé les Alpes, son armée s’empare du fort du Bard et poursuit sa marche vers Milan, où elle entre le 2 juin.
Après la prise de Milan, Bonaparte développe son offensive vers le sud. L’armée dite de réserve est officiellement placée sous les ordres du général Berthier, mais c’est évidemment le consul qui conduit les opérations. L’avant-garde commandée par le général Lannes pousse sur Belgioioso pour franchir le Pô et s’emparer du défilé de Stradella. Le 9 juin, Lannes, aidé par le général Victor, gagne la bataille de Montebello-Casteggio (1). L’acharnement des combattants est au comble ; selon Lannes lui-même, « les os craquaient dans ma division comme la grêle qui tombe sur des vitrages ». La déroute de l’ennemi est complète, comme le constate le grenadier Jean-Roch Coignet : « Ils ne faisaient plus feu sur nous, ils se sauvaient comme des lapins. »
La victoire de Lannes permet aux Français de barrer aux Autrichiens, commandés par le général de cavalerie septuagénaire Michael von Melas, la route de Stradella-Plaisance. Bonaparte dispose ses forces de la sorte à porter le coup de grâce à l’ennemi ; toutefois, sur la foi de faux renseignements, il disperse trop ses troupes dans différentes directions. Sous-estimant son adversaire, il ne le croit pas capable de foncer comme un sanglier pour se frayer un chemin sur Stradella et Plaisance et reprendre sa ligne d’opération sur Mantoue, lui attribuant plutôt l’intention de s’échapper du filet en contournant les Français. Deux directions sont possibles : soit passer le Pô et marcher sur Milan pour y devancer l’armée française et lui couper sa ligne de communication, soit se jeter sur Novi afin de s’appuyer à Gênes où le général Masséna vient de capituler. Pour leur part, les Autrichiens, selon le plan du quartier-maître général Zach, comptent attirer les Français dans la plaine située entre les rivières Bormida et Scrivia, afin d’y faire usage de leur nombreuse cavalerie. Le 12 juin, ils se concentrent à Alexandrie (Alessandria). Le 13, comme l’ennemi ne bouge pas, Bonaparte décide de l’attaquer. Mais à midi, la plaine à l’est d’Alexandrie est vide. Pensant que les Autrichiens s’apprêtent à filer sur Gênes, le consul change son dispositif en envoyant le général Desaix, tout juste rentré d’Égypte (2), avec la division Boudet (environ 5 000 hommes) et un parti de cavalerie au sud de Tortone. Vers 18 h, les Français chassent un détachement autrichien du village de Marengo ; celui-ci n’oppose pas de forte résistance et disparaît derrière la Bormida. Selon Victor, cet abandon d’un « poste si essentiel » est une preuve que l’ennemi veut partir sans combattre. Bonaparte partage cet avis.
Le soir, les Français bivouaquent dans la fange, résultat d’une forte pluie. Monté sur la tour de Marengo, Bonaparte scrute l’horizon ; n’apercevant rien d’anormal, il se persuade du départ de l’ennemi et néglige de faire établir une tête de pont. Mais une grosse surprise l’attend le lendemain…
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Derrière les murs d’Alexandrie, Melas tient un conseil de guerre. Les Autrichiens décident de tenter une percée en direction de Mantoue, mettant leurs espoirs dans la supériorité de leur cavalerie et de leur artillerie. De plus, leurs soldats sont reposés et bien approvisionnés, tandis que les Français sont mouillés et le ventre vide. L’attaque doit se faire en trois colonnes : celle de droite surveillera la route de Novi, celle de gauche se portera sur Sale pour fixer les Français, tandis que la colonne du centre, la principale, tombera sur le flanc gauche de l’armée de Bonaparte. D’après l’idée de Zach, auteur de ce plan de bataille, si la chance est favorable aux Autrichiens, les Français, débordés sur leurs flancs, seront « jetés dans le Pô » sans possibilité de faire retraite. Le moral des soldats est excellent, comme le rapporte le baron de Crossard, émigré français servant à l’état-major de Melas : « Le bon esprit dont les troupes autrichiennes étaient animées ne pouvait que leur inspirer l’audace, présage de la victoire. Elles avaient été abondamment pourvues ; les fatigues n’avaient point pesé sur elles ; leur nombre égalait celui que l’ennemi pouvait avoir : toutes les probabilités étaient donc en faveur de Melas. »
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Le matin du 14 juin, Bonaparte croit que l’armée autrichienne projette de se porter sur Milan. Il est conforté dans cette fausse conviction par un espion, Carlo Gioelli, sans savoir que celui-ci travaille pour les deux camps à la fois. Son armée est dispersée, de gros détachements sous les ordres des généraux Lapoype et Desaix ayant été envoyés respectivement au nord et au sud pour stopper l’ennemi sur les routes de Milan et de Gênes. Par-dessus tout, Bonaparte craint que l’ennemi ne s’échappe en refusant la bataille : ainsi, « la guerre, au lieu d’être terminée d’un seul coup, traînerait en longueur et amènerait de nouvelles chances militaires et politiques ; des doutes s’élèveraient sur l’infaillibilité de ses triomphes, et son pouvoir naissant en serait ébranlé » (Victor). Mais entre 8 et 9 h du matin, sous un soleil radieux, les Autrichiens débouchent en masse par la tête de pont de la Bormida. L’aile gauche sous les ordres du feld-maréchal-lieutenant Ott se porte sur Sale où, selon l’appréciation erronée de Zach, doit se trouver le gros de l’armée française. Le détachement de droite du feld-maréchal-lieutenant O’Reilly prend la direction de Novi. La colonne centrale commandée par le feld-maréchal-lieutenant Hadik marche sur Marengo. Victor, dont les troupes sont les premières à être engagées, écrit que l’armée autrichienne « paraissait être de 25 000 hommes d’infanterie et de 6 à 7 000 de cavalerie ; son artillerie était formidable ». Les généraux autrichiens ont prescrit à leurs soldats de ne pas tenter de combattre les Français en tirailleurs et de rester en formations serrées. « Ces colonnes n’étaient point couvertes, comme de coutume, par une nuée de tirailleurs ; mais une nombreuse artillerie les précédait, et elles s’avançaient d’un pas ferme et rapide, décidées à passer sur le corps de tout ce qu’elles rencontreraient » (Victor).
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Attaqué par la principale colonne de l’ennemi, Victor se cramponne à Marengo avec les divisions Gardanne et Chambarlhac. La résistance des Français est tenace, faisant regretter à leurs adversaires d’avoir abandonné Marengo la veille et sous-estimé l’obstacle représenté par le ruisseau Fontanone, grossi par les eaux de pluie. Mais les Autrichiens sont trop supérieurs numériquement. Le général Rivaud, commandant d’une brigade, écrit dans son rapport : « À peine l’attaque était-elle commencée depuis une demi-heure, que, déjà, la petite division de Gardanne était accablée par le nombre et cédait pied à pied du terrain à l’ennemi. » Victor raconte : « Les deux premières colonnes ont attaqué le général Gardanne par un feu d’artillerie auquel la nôtre a répondu avec avantage ; la fusillade la plus terrible s’est ensuite engagée ; elle s’est soutenue de part et d’autre avec un acharnement incroyable pendant près de deux heures, après lesquelles la division Gardanne, pressée par un ennemi bien supérieur, a cédé ce premier champ de bataille en ordre d’échelons pour prendre une ligne oblique se liant par la droite au village de Marengo, et par la gauche à la Bormida, pour battre de revers les deux communications qui le traversent. Là, un combat plus meurtrier encore que le premier s’est engagé, l’intervalle qui nous séparait des ennemis n’était que de quelques toises ; toutes les armes étaient en action ; des charges d’infanterie et de cavalerie soutenues d’un feu des plus violents se sont multipliées pendant près de deux heures. » Lannes vient à l’aide de son camarade au pas de charge avec la division Watrin et la brigade Mainoni. Ses troupes se déploient sur la droite des divisions de Victor, rejettent l’ennemi sur le Fontanone et rétablissent momentanément la situation. Cependant, les Autrichiens conduits par Ott et O’Reilly menacent de déborder la droite de Lannes et la gauche de Victor. Les divisions Gardanne et Chambarlhac, manquant de munitions, battent lentement en retraite, par échelons, sous la canonnade, protégées par la cavalerie des brigades Kellermann et Champeaux ; cette cavalerie « contient, éloigne les corps ennemis qui pressent trop nos bataillons, donne à ceux-ci le temps de se rallier quand ils sont ébranlés, et ne permet point à l’ennemi de faire un seul prisonnier » (Victor). Le général Champeaux est mortellement blessé. Beaucoup de canons français sont déjà hors service, démontés par les tirs de l’artillerie adverse.
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Averti de l’attaque autrichienne, Bonaparte accourt sur le champ de bataille depuis son quartier général de Torre Garofoli, suivi par la division Monnier et la Garde consulaire à pied. Il est 14 h. Marengo est déjà évacué par les troupes françaises, mais le consul a toutes les raisons de croire que l’arrivée de la division Boudet est proche, ayant été averti de sa situation par Savary, aide de camp de Desaix. Les Français emportent le village de Castelceriolo, clé du champ de bataille, sans pouvoir s’y maintenir. Le terrain est opiniâtrement disputé. Petit, fourrier des grenadiers à cheval de la Garde consulaire, admire la contenance des grenadiers à pied : « Chargés trois fois par la cavalerie, fusillés par l’infanterie, à cinquante pas, ils entourent leurs drapeaux et leurs blessés, en bataillon quarré [sic], épuisent leurs cartouches, se hâtent lentement et avec ordre, et rejoignent notre arrière-garde étonnée. » Mais la Garde finit par reculer à son tour, les grenadiers ayant subi des pertes sévères et perdu leur artillerie. Les canons autrichiens se déchaînent, coupant en deux les hommes et les arbres dont les branches écrasent les blessés par leur chute. Coignet se souvient : « Regardant derrière nous, nous vîmes le consul assis sur la levée du fossé de la grand-route d’Alexandrie, tenant son cheval par la bride et faisant voltiger des petites pierres avec sa cravache. Et les boulets qui roulaient sur la route, il ne les voyait pas. Quand nous fûmes près de lui, il monte sur son cheval et part au galop derrière les rangs : “Du courage, soldats, les réserves arrivent, tenez ferme !” »
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Les troupes de Lannes couvrent la retraite de celles de Victor, reculant sur trois kilomètres pendant deux heures à travers blés et vignes. Lannes écrit dans son rapport : « Il n’y a pas eu un seul moment de désordre ; je me suis retiré par échelons sous un feu d’artillerie des plus vifs et chargé par une cavalerie formidable à plusieurs reprises. Je n’avais pas un seul canon ni un homme à cheval pour soutenir ma retraite, et malgré cela, elle s’est terminée dans le plus grand ordre. » Lannes demande au chef de brigade Bessières, commandant de la cavalerie de la Garde consulaire, d’effectuer une charge. Mais la vue de deux bataillons autrichiens qui attendent l’arme au bras et de la cavalerie adverse s’apprêtant à exécuter un mouvement tournant incite Bessières à faire demi-tour. Est-ce l’une des raisons de l’animosité entre Lannes et Bessières, qui atteindra son paroxysme à la bataille d’Essling en 1809 ?
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Estimant la bataille gagnée, Melas, fatigué et légèrement blessé, rentre à Alexandrie pour écrire son rapport, après avoir chargé Zach de terminer la poursuite des Français en retraite. Les militaires autrichiens partagent la conviction de leur commandant en chef et se comportent, d’après Victor, « avec une nonchalance et un désordre qui eussent à peine été pardonnables en pleine paix ; les soldats quittaient leurs rangs et s’amusaient à dépouiller les morts ; les officiers n’étaient occupés qu’à se féliciter entre eux ». Mais à ce moment-là, la situation change brusquement, car Desaix revient avec la division Boudet sur le champ de bataille, après avoir reçu l’ordre pressant du Premier consul de faire demi-tour. Bonaparte avait aussi envoyé l’ordre de revenir à Lapoype au nord, mais celui-ci l’a reçu trop tard. Quant à Desaix, il avait arrêté avant midi la marche de ses troupes dans une direction qui paraissait erronée afin d’attendre de nouvelles instructions, aucun ennemi ne se trouvant à Novi tandis qu’une canonnade grondait du côté d’Alexandrie. Il n’est donc pas correct d’affirmer qu’il avait « marché au canon » de sa propre initiative, comme le font certains auteurs. Bonaparte l’accueille chaleureusement et lui dit en riant : « Eh bien ! Général Desaix, quelle échauffourée ! – Eh bien ! Général, lui répond Desaix, j’arrive, nous sommes tous frais, et, s’il le faut, nous nous ferons tuer. » Selon Bourrienne, témoin oculaire, Desaix aurait alors tiré sa montre, regardé l’heure et déclaré au consul : « La bataille est perdue, mais nous avons encore le temps d’en gagner une aujourd’hui. » L’historien Eugène Titeux met cette réplique en doute, trouvant peu probable que Desaix, « dont la modestie égalait le talent, n’amenant avec lui que 5 300 hommes et 7 canons, au secours d’une armée complètement battue, ait pu croire ses moyens suffisants pour rétablir l’équilibre et gagner une bataille ». Le fourrier Petit le voit passer, « vêtu tout en bleu, sans aucune broderie ; il portait son chapeau sans plumes, sans galon, et des bottes à l’écuyère […]. Comme son extérieur simple était majestueux, dans cette circonstance ! Comme ses soldats étaient encouragés, enchantés de se voir commandés par lui ! » La retraite s’arrête, les tambours battent la charge sur toute la ligne. Les troupes françaises se regroupent autour de San Giuliano Vecchio. Bonaparte parcourt à cheval les rangs de ses soldats en disant : « Mes amis, c’est assez reculer ; souvenez-vous que j’ai l’habitude de coucher sur le champ de bataille. » À 17 h, les Français ouvrent une canonnade puis contre-attaquent l’ennemi qui est loin de s’y attendre : « Le feu très vif de la 9e légère accueille leur tête de colonne au débouché des vignes, ce qui les surprend, mais sans trop les déconcerter ; ils se demandent ce que veulent encore ces gens-là »(Victor). Savary, aide de camp de Desaix et futur ministre de Napoléon, décrit cet épisode : « Un feu de mousqueterie, parti de la gauche des maisons de Marengo, se fit entendre : c’était le général Desaix qui ouvrait l’attaque. Il se porta vivement, avec le 9e léger, sur la tête de la colonne autrichienne : celle-ci riposta avec mollesse ; mais nous payâmes chèrement sa défaite, puisque le général fut abattu dès les premiers coups. Il était à cheval derrière le 9e régiment, une balle lui traversa le cœur ; il périt au moment où il décidait la victoire. » Un témoin oculaire l’a entendu s’écrier : « Mort ! », avant de s’effondrer. Il est probable que Desaix s’était avancé avec les tirailleurs pour reconnaître les troupes ennemies cachées par les vignes ; lors de cette reconnaissance, une balle l’a frappé au-dessus du cœur et est sortie par l’épaule droite. Selon la légende, Desaix aurait déclaré au général Boudet, avant d’expirer : « Cachez ma mort, car cela pourrait ébranler les troupes. » Comme il n’est pas habillé en général ce jour-là, les soldats ne remarquent pas sa disparition et poursuivent leur avance. Son corps dépouillé de ses vêtements n’est retrouvé que le soir par ses aides de camp, reconnu, si l’on en croit Savary, « à sa volumineuse chevelure, de laquelle on n’avait pas encore ôté le ruban qui la liait ». Une version largement répandue à l’époque, inventée par Bonaparte en personne, attribue à Desaix ces paroles hautement invraisemblables mais qui sont gravées sous le Consulat sur le piédestal d’une fontaine parisienne décorée du buste du général : « Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas assez fait pour la postérité. » Cette fontaine se trouve aujourd’hui à Riom en Auvergne, non loin du village natal de Desaix. En 1805, Napoléon décide de faire transporter sa dépouille de Milan au Grand-Saint-Bernard : « Le tombeau de Desaix aura les Alpes pour piédestal et pour gardiens les moines du Saint-Bernard. » Le sarcophage est toujours visible dans l’hospice ; un bas-relief représente la mort de Desaix à Marengo. En revanche, une statue du général, inaugurée en 1810 sur la place des Victoires à Paris et jugée indécente par le public à cause de la nudité du personnage, est fondue sous la Restauration pour forger la nouvelle statue d’Henri IV sur le pont Neuf.
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Refoulés, les Autrichiens parviennent à se ressaisir. C’est alors qu’ils sont chargés dans le flanc par une partie de la cavalerie française conduite par le général Kellermann. Ils sont enfoncés et perdent beaucoup de monde en tués, blessés et prisonniers. Selon Savary, Kellermann « s’élança sur cette redoutable colonne, la traversa de la gauche à la droite, et la coupa en plusieurs tronçons ; assaillie en tête, rompue par ses flancs, elle se dispersa et fut poursuivie, l’épée dans les reins, jusqu’à la Bormida ». Zach est fait prisonnier. Victor félicite Kellermann dans son rapport : « Le général Kellermann, commandant la cavalerie attachée à la gauche de l’armée, a déployé, dans cette bataille, autant d’intrépidité que de connaissances militaires ; plusieurs charges, faites à propos, ont puissamment secondé mes dispositions et ont fait un grand mal à l’ennemi. » Il y a une controverse sur l’initiateur de cette charge : Desaix et Bonaparte auraient-ils envoyé un ordre formel, comme l’affirme Savary, ou bien Kellermann aurait-il eu une heureuse inspiration, comme il le laisse entendre lui-même ? Selon Bourrienne, secrétaire de Bonaparte, ce dernier aurait reconnu le soir de la bataille : « Ce petit Kellermann a fait une heureuse charge, il a donné bien à propos ; on lui doit beaucoup. Voyez à quoi tiennent les affaires ! » Plusieurs auteurs contesteront le mérite de Kellermann par la suite, d’aucuns allant jusqu’à déclarer qu’il n’aurait pas pu décider de cette charge par lui-même en raison de son état d’ivresse le jour de la bataille ! Bonaparte ne le félicite que froidement pour son succès, ne lui décerne pas de sabre d’honneur – qui est pourtant donné aux généraux Victor, Lannes, Watrin, Gardanne et Murat –, et minimise son rôle dans les récits officiels de la bataille. Amèrement déçu par l’attitude de Napoléon, Kellermann lui gardera une rancune tenace et répétera à tout venant : « C’est moi qui ai mis la couronne sur la tête de cet homme ! » La meilleure appréciation de cette charge décisive se trouve dans les mémoires du futur maréchal Marmont, témoin oculaire : « Si la charge eût été faite trois minutes plus tard, nos pièces étaient prises ou retirées et peut-être que, n’étant plus sous l’influence de la surprise causée par les coups de canon à mitraille, la colonne ennemie aurait mieux reçu la cavalerie. Il en aurait peut-être été de même si la charge eût précédé la salve. Ainsi il a fallu cette combinaison précise pour assurer un succès aussi complet et, il faut le dire, aussi inespéré. Jamais la fortune n’est intervenue d’une manière plus décisive, jamais général ne montra plus de coup d’œil, de vigueur et d’à-propos que Kellermann dans cette circonstance. […] Kellermann avait été mis aux ordres du général Desaix ; il avait pour instruction de suivre le mouvement des troupes et de charger quand il verrait l’ennemi en désordre et l’occasion favorable. Il a reconnu, en homme habile, l’urgence des circonstances, car c’est quand le désordre commençait chez nous, et non pas chez l’ennemi, qu’il a chargé et qu’il a exécuté sa résolution avec une vigueur incomparable. Il est absurde et injuste de lui contester la gloire acquise dans cette mémorable circonstance et l’immense service qu’il a rendu. »
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Profitant du succès de Kellermann, les hommes de Lannes et de Victor s'avancent. Ils sont suivis par le reste de l’armée. Lannes rapporte : « Je n’ai jamais vu des troupes attaquer avec plus de courage et de sang-froid, tout ce qui s’est trouvé devant elles a été repoussé et culbuté au-delà de la Bormida. » Son divisionnaire Watrin annonce à Berthier :« Je ne pourrais vous dire le nombre de prisonniers qui a été fait par la division ; les troupes les laissaient en arrière et ne s’occupaient que de repousser l’ennemi avec impétuosité. » Le coup de grâce est porté par une charge de cavalerie française conduite par Murat, Bessières et Kellermann : une ironie du sort selon l’historien Terry Crowdy, Zach ayant voulu précisément attirer les Français dans une plaine pour y utiliser avec avantage la nombreuse cavalerie autrichienne !
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Les Autrichiens se débandent et s’enfuient vers Alexandrie : « Infanterie, cavalerie, artillerie, tout est pêle-mêle ; tout cela ne forme plus que des masses impuissantes et confuses, qu’on chasse devant soi, comme de timides troupeaux, jusqu’à la Bormida » (Victor). Melas le déplore dans son rapport à l’archiduc Charles : « Ce brusque et terrible changement de fortune finit par briser complètement le courage des troupes ; le désordre de la cavalerie, qui avait désorganisé les groupes, précipita la retraite de notre infanterie, qui, particulièrement en cette journée, avait si vaillamment combattu. » Les Autrichiens perdent environ 6 500 hommes tués ou blessés et 3 000 prisonniers, contre un nombre comparable chez les Français : entre 6 et 8 000 tués, blessés et prisonniers. Selon le capitaine de Cugnac, écrivain militaire, « les forces engagées s’élevaient à peu près pour les Autrichiens à 30 000 hommes, et pour les Français à 22 000 pendant l’après-midi et à 28 000 environ quand Boudet rejoint le soir ; mais les premiers disposaient de plus de 100 canons, tandis que le Premier consul n’avait qu’une quinzaine de pièces pendant la plus grande partie de la journée ». Les ultimes coups de canon sont tirés vers 22 h, « comme les derniers grondements d’une tempête » pour reprendre l’expression de Victor. Ce dernier déclare dans son rapport à Berthier : « Depuis bien longtemps, il ne s’est vu une affaire aussi sanglante ; les ennemis, ivres d’eau-de-vie et désespérés de leur position, se battaient en lions ; nos soldats, connaissant la nécessité d’une défense vigoureuse, ont fait des prodiges de valeur ; toutes les troupes se sont couvertes de gloire. » Bourrienne peint dans ses Mémoires le contraste de cette mémorable journée : « Jamais la fortune ne s’était, en si peu de temps, montrée sous deux faces si diverses ; à deux heures c’était la désolation d’une défaite, et toutes ses funestes conséquences ; à cinq heures, c’était la victoire, redevenue fidèle au drapeau d’Arcole ; c’était l’Italie reconquise d’un seul coup, et la couronne de France en perspective. »
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Le 15 juin, à la pointe du jour, un parlementaire autrichien vient proposer une suspension d’armes. Le même jour, Melas et Berthier signent la convention d’Alexandrie qui livre aux Français tout le nord de l’Italie jusqu’au Mincio, avec Gênes et toutes les places fortes du Piémont et de la Lombardie. L’armée autrichienne peut retourner derrière Mantoue, sans être capturée. Les prisonniers français sont rendus ; beaucoup d’entre eux ont été malmenés à Alexandrie le jour de la bataille. Mais la guerre n’en est pas terminée pour autant. Après plusieurs mois d’hostilités en Italie et en Allemagne, dont la grande victoire du général Moreau à Hohenlinden le 3 décembre 1800, l’Autriche conclut un traité de paix à Lunéville, le 9 février 1801, qui marque la fin de la Deuxième Coalition.
(1) Actuellement la commune s’appelle Montebello della Battaglia. Napoléon donna par la suite au maréchal Lannes le titre de duc de Montebello, toujours porté par ses descendants. Ce nom commémore aussi une autre bataille, celle de 1859, sous le Second Empire.
(2) Desaix rejoignit le quartier général de l’armée de réserve le 11 juin, accompagné de ses aides de camp. Des témoins rapportent ses paroles prouvant qu’il était agité par de sinistres pressentiments : « Voilà longtemps que je ne me bats plus en Europe, les boulets ne nous connaissent plus ; il nous arrivera quelque chose… »
Proclamation de Bonaparte
« Soldats ! Un de nos départements était au pouvoir de l’ennemi ; la consternation était dans tout le midi de la France. La plus grande partie du territoire du peuple ligurien, le plus fidèle ami de la république, était envahie. La République cisalpine, anéantie dès la campagne passée, était devenue le jouet du grotesque régime féodal. Soldats ! Vous marchez… et déjà le territoire français est délivré ! La joie et l’espérance succèdent, dans notre patrie, à la consternation et à la crainte. Vous rendrez la liberté et l’indépendance au peuple de Gênes ; il sera pour toujours délivré de ses éternels ennemis. Vous êtes dans la capitale de la Cisalpine ! L’ennemi, épouvanté, n’aspire plus qu’à regagner les frontières. Vous lui avez enlevé ses hôpitaux, ses magasins, ses parcs de réserve. Le premier acte de la campagne est terminé. Des millions d’hommes, vous l’entendez tous les jours, vous adressent des actes de reconnaissance. Mais aura-t-on donc impunément violé le sol français ? Laisserez-vous retourner dans ses foyers l’armée qui a porté l’alarme dans vos familles ? Vous courez aux armes !… Eh bien ! Marchez à sa rencontre, opposez-vous à sa retraite ; arrachez-lui les lauriers dont elle s’est parée, et par là apprenez au monde que la malédiction est sur les insensés qui osent insulter le territoire du grand peuple. Le résultat de tous nos efforts sera, Gloire sans nuage et paix solide » (proclamation du Premier consul Bonaparte, le 17 prairial an VIII-6 juin 1800, à Milan).
Après les combats
Pour la petite histoire, la fin de cette journée historique voit naître un célèbre plat, préparé pour Bonaparte par son cuisinier Dunan : le « poulet Marengo ».
Lors de ce repas aurait été entonnée pour la première fois, par le futur général Lasalle auquel on attribue sa paternité, la chanson Fanchon, surnommée La Madelon de Marengo et si prisée par les reconstitueurs du Premier Empire… même si cette anecdote relève plutôt de la légende.
L’un des chevaux favoris de Napoléon, celui dont le squelette appartient aux collections du National Army Museum de Londres, s’appelait Marengo.
Le nom de cette bataille a été donné à la couleur brune piquetée de petits points blancs.
Enfion, à Sainte-Hélène, le 2 mai 1821, trois jours avant sa mort, habité par le souvenir de Marengo, Napoléon agonisant s’écria dans son délire : « Desaix ! Ah ! La victoire se décide ! »
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