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Napoléon Bonaparte: Un héros sur grand écran

Issu du magazine Napoléon n°110


La récente diffusion du film de Ridley Scott a donné un coup de projecteur sur les précédentes adaptations de la vie de Napoléon. Sur quelque cent trente ans de production, les films sont nombreux et les épisodes présentés bien différents les uns des autres. Depuis l’invention des frères Lumière, le destin de l’Empereur n’a finalement jamais cessé de fasciner les réalisateurs du monde entier.

David Chanteranne / rédacteur en chef

Depuis plus d’un siècle, la relation qu’entretient l’image de Napoléon avec le cinéma est on ne peut plus paradoxale. Comment rendre compte de l’immortalité de cette personnalité et de la pérennité de son règne au moyen de la pellicule et d’une médiatisation populaire immédiate, dont on sait qu’elles sont éphémères par excellence ? Quel amour impossible, pense-t-on de prime abord, entre l’original et une copie, entre l’homme et son reflet, fût-il aussi ressemblant et talentueux que tous les comédiens qui se sont succédé dans l’habit du petit caporal.


On le sait, Napoléon possède l’indispensable allure propre à tout personnage que l’on veut porter à l’écran. Grâce aux lithographies de Raffet ou de Charlet, l’image du héros corse vêtu de sa redingote, coiffé de son bicorne, botté et ganté de cuir, la main dans le gilet, le regard fier ou désabusé au gré des événements, s’est imposée. Il est parfaitement identifiable, tel une « marque » que l’on dirait aujourd’hui publicitaire.


Parmi les possibilités offertes pour parvenir à découvrir une autre facette d’un homme, l’image animée reste des plus intéressantes. En particulier lorsqu’il s’agit d’initier un public jeune ou non-spécialiste. N’était-ce pas le principe de La caméra explore le temps ou voilà quelques années des soirées Thema d’Arte qui repassaient fréquemment des films sur l’épopée, précédés de documentaires ? Pourtant, un problème majeur se pose : la masse considérable de films disponibles pour dessiner un profil idéal (1).


Les pionniers

Dès ses débuts, le cinéma trouve matière à scènes historiques. Alors que l’on attendait Méliès, ce sont les créateurs, les frères Lumière en personne qui, les premiers, proposent une Signature de Campo Formio en 1896 (avec le fameux cabaret de porcelaine) suivi de l’Entrevue avec le pape l’année suivante (2). Un seul geste et un regard suffisent.

Dans les dix premières années de production, avec aussi d’autres réalisateurs, on se contente de reprendre les tableaux célèbres de David et Gros que l’on porte sur grand écran, ou les ombres de Caran d’Ache pour Moscou : le spectateur n’a ainsi pas besoin de parole, il comprend l’ensemble, immédiatement, un peu à la manière des hommes du Moyen Âge qui admiraient les vitraux des églises. L’on voit Napoléon Bonaparte traverser alors sans coup férir le pont d’Arcole dans une production Gaumont, tirer l’oreille du grognard en 1903, sacrifier le duc d’Enghien puis faire disparaître Pichegru devant les caméras de Mitchell et Georges Denola en 1911. La chevauchée est plus importante qu’une quelconque adéquation historique. Le cinéma, à l’image de son sujet, « vole comme l’éclair et frappe comme la foudre ». Ce sont des « imposés techniques ».


En 1925, le Napoléon d’Abel Gance sait retenir la leçon (3). Le réalisateur envisage initialement six épisodes. Avant son scénario pour le film de Lupu-Pick en 1929 et son propre Austerlitz de 1960 avec Pierre Mondy, il conçoit en spectateur attentif de la Naissance d’une nation de Grifflth une épopée complète. Mais rien ne vaut son premier opus. Abel Gance dépasse les limites proposées jusqu’alors et invente. On peut rappeler le fameux triple écran, les sept heures et vingt-sept minutes présentées à la soirée de l’Opéra, les superpositions d’images, les caméras embarquées à dos de cheval ou sur des balançoires, la musique envoûtante de Honegger... Et surtout la préparation pour l’arrivée du parlant : Gance avait prévu avant tout le monde la sonorisation prochaine et avait fait articuler tous ses acteurs, à commencer par Albert Dieudonné. À partir de 1934, il lui suffit donc d’ajouter en postsynchronisation la totalité de ses dialogues, ce qui lui permet d’éterniser son chef-d’œuvre.

En revanche, le premier à créer un Napoléon « parlant » à part entière est John Ford, en 1928, avec Napoleon’s Barber (le Barbier de Napoléon). Le réalisateur de La charge héroïque et de Rio Grande propose dans un film sonore une histoire rocambolesque où l’Empereur, vaincu à Waterloo, prend le temps de se confier à son coiffeur et même, anachronisme flagrant, d’espérer retrouver rapidement l’impératrice Joséphine...


Adaptation des classiques

En 1931, avec Le Congrès s’amuse d’Erik Charreil, une historiette sur fond de valse viennoise est davantage prétexte aux face à face Talleyrand-Alexandre qu’à une explication rationnelle et diplomatique de l’année 1814 (4). Puis l’Agonie des Aigles de Roger Richebé avec Pierre Renoir permet de rappeler le courage et la fidélité des Demi-Soldes. Adaptation du roman de Georges d’Esparbès, il met en scène le plaidoyer du général Grandaye : « Je suis venu vous parler de ces hommes. Pendant quinze ans, à côté d’eux, j’ai marché sur les routes de l’Europe. Je les connais. Il y a dans l’accusation un mot absurde, intolérable. Ce mot, c’est “trahison”. En 1815, ces officiers ont refusé de rester dans l’armée. Ils ont refusé de prêter serment au nouveau drapeau. S’ils ont pu attaquer le régime, on ne peut pas dire qu’ils l’ont trahi. On les accuse aussi de crime contre la Patrie. C’est un mensonge. La politique est une chose, la Patrie en est une autre. Il n’y a pas de crime en politique, il n’y a que des erreurs. Leur erreur à eux, nous la connaissons. Ils ne se sont pas mis du côté du plus fort. C’est ça que l’on voudrait punir ? Prenez garde qu’en les frappant vous ne frappiez les plus hautes vertus des hommes : la loyauté, la générosité, le courage. Mais la plus difficile de toutes : la fidélité dans le malheur. Ce n’est pas eux que je défends ici, c’est l’honneur de notre pays. » (5)

Les grands textes littéraires et les « standards » du théâtre napoléonien trouvent au cinéma les conditions de leur succès. Madame Sans-Gêne, avec Réjane (par André Calmettes dès 1911) et Gloria Swanson (chez Léonce Perret en 1925), jusqu’à Arletty (sous la direction de Roger Richebé en 1941), connaît des interprètes de valeur. Le caractère et le ton sont servis admirablement, en attendant Sofia Loren (avec Christian-Jaque), vingt ans après. L’Aiglon, chez Tourjansky en 1931, reste très fidèle à Rostand, avec des scènes mémorables (les fantômes sur le champ de bataille, un moment d’anthologie), avant que Boissol ne lui emboîte le pas dans Napoléon II et ne redécouvre le prisonnier de Schönbrunn en révélant à l’écran ses amours pour une jolie danseuse (6). On remarque même dans ce film de 1961 le passage-éclair de Jean-Marc Thibault, qui a le temps de se signaler malgré le peu de place que lui accorde le scénario. Flambeau conserve à chaque fois sa réplique : « Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades / Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades, / Sans espoir de duchés ni de dotations ; / Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ; / Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne / De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne... »


N’oublions pas le Colonel Chabert, qui a perdu son bras à Eylau et dont Balzac a fait un héros déchu. De retour chez lui, il apprend que son épouse a préféré le comte Ferraud à son souvenir. À qui confier le rôle, se demande René Le Hénaff en 1943 ? À Raimu, évidemment, comme dans La femme du boulanger, et qui sait camper admirablement le cavalier intrépide mais trompé. Il sera imité près de quarante ans plus tard par Gérard Depardieu dans cette affaire de tardive revanche.


Le comte de Monte-Cristo, autre vengeance célèbre, a connu de nombreux avatars. Napoléon y fait quelques apparitions dans ce roman qui débute aux Cent-Jours. Ils ont été nombreux à offrir leur plus beau profil à la silhouette de l’exilé de l’île d’Elbe : Maximilien Charlier en 1914, George Campbell en 1922, Paul Irving en 1934.


Une vedette intemporelle

Autre forme d’adaptation ou de réinvention, le cinéma de Sacha Guitry regorge de belles répliques. Pour Le mot de Cambronne, Les Perles de la Couronne (1937), Remontons les Champs-Élysées (1938), jusqu’à Si Versailles m’était conté, il met en scène l’Empereur à différentes reprises. Mais surtout son grand Napoléon en deux parties de 1954, bénéficie d’une distribution de rêve (7). Le Diable boiteux dispose, pour incarner l’Empereur, du comédien Émile Drain (champion toutes catégories des interprétations avec sept apparitions) aux côtés de Guitry, lui-même jouant Talleyrand. Ici, Napoléon est devenu un faire-valoir de luxe, comme dans Le Destin fabuleux de Désirée Clary, et ne fait que répéter ou entendre les célèbres répliques. En particulier, on le retrouve lors de la fameuse tirade prononcée pendant le conseil le 28 janvier 1809 (8) : « Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi ; vous ne croyez pas en Dieu ; vous avez, toute votre vie, manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde ; il n’y a pour vous rien de sacré ; vous vendriez votre père. Je vous ai comblé de biens et il n’y a rien dont vous ne soyez capable contre moi. […] Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous ? Osez le dire ! Vous mériteriez que je vous brisasse comme du verre ; j’en ai le pouvoir ; mais je vous méprise trop pour en prendre la peine. Oh tenez, vous êtes de la merde dans un bas de soie. » Et après avoir fait allusion à la liaison de la femme de Talleyrand avec le duc de San Carlos, il achève par ces mots : « Apprenez que, s’il survenait une révolution, quelque part que vous y eussiez prise, elle vous écraserait les premiers. »


Après son départ, Talleyrand aurait ajouté la fameuse réplique en forme de jeu de mots que plus tard Guitry inclura dans toutes ces pièces et ses films : « C’est un grand dommage, messieurs, qu’un grand homme soit si mal élevé ! »


Une fois encore, Napoléon n’a pas le beau rôle. Pour illustrer cette théorie, il n’est que de revoir par exemple Charles Boyer donnant la réplique à l’immense Greta Garbo devenue Marie Walewska dans le Conquest de Clarence Brown en 1937. La rencontre des futurs amants est un morceau d’anthologie, au relais de Bronie en Pologne.


Échos politiques

À partir des années 30 et jusqu’à la fin des années 80, le second conflit mondial puis la guerre froide se font sentir dans la filmographie napoléonienne. Pour le Premier Empire, dès Campo di Maggio (le Champ de Mai) de Forzano en 1931 (plusieurs versions en allemand notamment), on a pu se rendre compte que Mussolini avait trouvé utile de relire l’histoire de l’Empire. Il participa lui-même à l’écriture du scénario avec son fils. Churchill a vu ce qu’il y avait à retirer du Young Mister Pitt de Carol Reed en 1942 qui rappelait le refis britannique d’invasion par la Manche. Tout comme Staline avec Koutouzov puis Hitler avec Kolberg dans lesquels chacun aura reconnu la défense de Stalingrad et de Berlin. Sans oublier Franco, qui n’est pas insensible au symbole d’Agustina de Aragon en 1950, qui fait songer à la guerre de 1936 en faisant un parallèle avec Saragosse.


L’image se fait donc nationale. Abel Gance, en 1960, réinterprète le mythe du sauveur (les années consulaires, le sacre puis Austerlitz) et fait un clin d’œil appuyé à de Gaulle, notamment pendant le face à face entre Napoléon joué par Pierre Mondy et le Canot interprété par Jean Marais. Le dialogue est particulièrement évocateur : « – Ah, mon cher Canot. Je suis content de vous voir. Pourquoi restez-vous dans l’opposition ? Ne suis-je pas aussi républicain que vous ? – Je crains que ce ne soit plus pour longtemps. – Un homme d’État qui gouverne, cela ne s’était pas vu depuis 89. Gouverner la France après douze années d’événements aussi extraordinaires n’est pas chose facile. – Certes, mais vous êtes resté militaire mon ami et c’est là votre excuse. Et confondre gouverner et commander… — Oubliez-vous Carnot que je viens d’apporter la paix sur la Terre, obtenu des Anglais la liberté des mers, sauvé ainsi l’industrie française, signé l’amnistie de 140 000 émigrés, créé le Code civil ? Vous oubliez tout cela ? – Non, mais je n’oublie pas davantage que c’est grâce à la Révolution que vous êtes là. – La République cherchait un chef. – Militaire ? – Militaire, oui. Elle l’a trouvé. – Le peuple, hélas, souhaite toujours la force au lendemain des désordres. – Et personne ne vous a jamais empêché d’user de la vôtre… Vous étiez plus célèbre que moi. – La Révolution n’aime pas qu’on l’utilise à son profit. » (9)


En Europe, c’est surtout le héros antinapoléonien qui occupe le haut de l’affiche : en Allemagne, la reine Louise, le brigand Schinderhannes et le général York (Ucicky, 1931) ; en Italie avec le pape Pie VII et le célèbre Fra Diavolo ; en Angleterre avec Wellington (le duc de fer, Iron Duke) et Nelson (Lady Hamilton, 1941) ; en Pologne avec Marie Walewska (après Garbo, en 1967 avec Maria et Napoléon) et les lanciers d’Andrjez Wajda dans Cendres (titre original : Popioly) ; aux États-Unis avec Betsy Patterson (Franck Borzage, 1936). Deux exceptions toutefois : un Murat est réalisé en Italie (Ligaoro, 1909) et la Pauline jouée par Gina Lollobridgida charme la caméra de Jean Delannoy dans Vénus impériale en 1962.


Au cœur des débats géostratégiques

Mais c’est par les champs de bataille que l’on pense gagner les opinions. En Russie, évidemment, où est adapté depuis Vladimir Gardine en 1915 le Guerre et paix (Voina i mir) de Tolstoï. Malgré la concurrence (guerre froide oblige) de King Vidor en 1956 avec Audrey Hepburn, Mel Ferrer et Henry Fonda, le réalisateur Sergei Bondartchouk écrase tout sur son passage. Des décors naturels époustouflants, des reconstitutions grandioses servies par des figurants de l’Armée Rouge, une mise en scène hallucinée forment un cocktail explosif. Le sentiment patriotique est exacerbé. À tel point que Hollywood remettra un prix au cinéaste soviétique. Cela incite le producteur Dino de Laurentiis à proposer en 1969 un Waterloo à ce même Bondartchouk. Un film à la gloire de Wellington (Christopher Plummer) et bien évidemment peu favorable à Napoléon avec un Rod Steiger malade et transpirant à grosses gouttes, humaniste et sentimental (un peu comme pouvait l’être Marlon Brando dans Désirée en 1954).


L’Actor’s Studio permet de s’imprégner du mythe. Le dialogue avec l’aide de camp avant la bataille de juin 1815 est sans équivoque : « – La Bédoyère, est-ce que vous avez des enfants ? – Oui, sire, j’ai un petit garçon. Un petit garçon pas plus haut que votre botte. – Aujourd’hui, voudriez-vous l’avoir à vos côtés ? – Oui. – Et pourquoi ? – Il vous verrait, sire. – Réellement ? J’ai un fils, moi aussi. Je donnerais n’importe quoi pour avoir la joie de le voir, je donnerais mon cœur, je donnerais ma vie mais… pas ici. Je ne voudrais pas qu’il puisse voir la bataille qui va s’engager... » (10) On n’est donc pas si loin de la version de l’Allemand Karl Grüne qui donnait le beau rôle quarante ans plus tôt à Blücher cette fois (Otto Gebühr) et laissait de côté Charles Vanel, dans son deuxième film en redingote.


Après 1968, c’est donc une nouvelle voie que les réalisateurs du monde entier empruntent. L’individualisation et les destins croisés sont au centre de la création. Le personnage que l’on voyait comme figurant chez Abel Gance ou Sacha Guitry devient l’antihéros des temps modernes (au passage on regrette les projets inaboutis de Charles Chaplin et plus près de nous de Stanley Kubrick). Les Duellistes de Ridley Scott, tout comme le face à face entre le général Caffarelli et un jeune Égyptien chez Youssef Chahine, ont su émouvoir le festival de Cannes en 1977 et 1985 mais pas vraiment les napoléoniens.


Pourtant, le film Adieu Bonaparte vaut, aujourd’hui encore, non seulement pour les somptueux costumes orientaux recréés par Yvonne Sassinot de Nesle, pour les images de Mohsen Nasr (entre Nil et Méditerranée), que pour les dialogues signés par le réalisateur avec son compère Mohiedine. Subventionné par les ministères de la Culture français et égyptien en 1984, le film cherche à révéler, comme nul autre avant lui, les convictions de Chahine, représentant d’une Alexandrie multi-ethnique disparue. Le personnage du général Caffarelli, interprété par Michel Piccoli, tente alors de raisonner le conquérant de l’Orient avant le massacre des siens. La réponse du général de la République arrive alors, implacable : « – Il faut punir les Mamelouks. – En massacrant les Égyptiens et les Syriens ! – Vous et vos collègues savants, quelle lumière pour eux ! – Ah, quelle blague ! C’est comme l’aérostat…, quel ratage ! – Votre ardent désir de vous continuer aux autres, la gloire de la France. – La tienne. Le général Bon est mort, Rambeaud, 600 hommes. Horace, l’admirable Horace... tous morts à la gloire de la France. » L’expédition sert ici de prétexte à une belle histoire entre Aly et Caffarelli (jusqu’à la mort de ce dernier au cours du siège de Saint-Jean d’Acre), en une sorte de paradigme et de symbole de la riche rencontre de deux cultures pluriséculaires. Chahine compose, en quelque sorte, une apologie de la tolérance, en regard du drame des fellahs exploité par les mamelouks des beys Ibrahim et Mourad, dont les trahisons et les massacres firent l’éternelle renommée à travers les portraits du jeune Aly et de son frère Yehia, originaires d’Alexandrie mais réfugiés avec leur famille au Caire. Le réalisateur cherche à retrouver les émotions du débarquement français au cours duquel scientifiques, ingénieurs, artistes et militaires furent réunis. Ni les violents combats devant les Pyramides, ni les amitiés nouées par les Français avec les habitants du Caire ne sont oubliées (11).


Récentes évolutions

Le grenadier Roland (Maggi, 1911), le brigadier Gérard (Haldane, 1915 et Crisp, 1927 puis 1970), et le colonel Durand (Chanas, 1948) paraissent plus importants que Napoléon lui-même. Surtout, à partir de ces années, le cinéma cherche finalement à caricaturer, moquer, ridiculiser l’Empereur. Comment ne pas songer à Aldo Maccione et Ursula Andress dans La Grande Débandade ? Comment ne pas citer Woody Allen avec son Guerre et Amour en 1974, ou les Monty Python’s avec les Time bandits (bandits, bandits) : Bonaparte, en uniforme impérial (on n’est plus à un anachronisme près) est à Castiglione, dépressif et inactif, auprès du… maréchal Ney (12). On signalera aussi (avec beaucoup de réserves) les scènes intimes auxquelles est livré Napoléon à partir de 1969 dans certains films érotiques…


L’Empereur paraît absent de l’échiquier politique, malgré les bicentenaires dont les historiens se sont emparés. Une exception toutefois dans cette évolution : Sainte-Hélène. L’énigme de la mort fascine. Jamais elle ne disparaît des salles obscures. Après Caserini en 1911, Michel Carré en 1912, Lupu-Pick donc en 1929, Renato Simoni en 1943, puis Guitry en 1954, c’est au tour du Polonais Jerzy Kawalerowicz dans Jeniec Europy (L’Otage de l’Europe) de s’emparer de l’exil. Roland Blanche (Napoléon), aux côtés de François Berléand dans le rôle de Montholon, peut surprendre mais prouve une constante. Et Monsieur N. ne vient que confirmer une tendance. Antoine de Cannes s’inscrit dans une certaine tradition. Le film est expressionniste comme chez les muets, lorsque Hudson Lowe arrive dans l’île ou se trouve abandonné à Paris en 1840, pendant l’agonie de Cipriani ou avec les visages fermés devant le lit qui font songer à la scène de Steuben, symbolisée par Ali. Théâtralité et dramatisation à la Guitry se retrouvent lors des scènes intimistes avec Betsy Balcombe, dans la baignoire à Longwood, et frisent la grandiloquence lors du bal donné avec les Anglais ou au moment du retour des Cendres aux Invalides. Quelques scènes de combat se devinent au moment du duel entre Gourgaud et Montholon ou lors de l’évasion manquée sur la plage, au pied des rochers. Chaque individu mène sa propre vie mais les destins sont croisés (entre les derniers compagnons ou pour Napoléon lui-même en Louisiane). L’humour (avec Cipriani ou Gourgaud), l’érotisme (avec Albine), le sentimentalisme (entre Betsy et Heathcote puis Napoléon) ne sont pas oubliés. Et toujours, à chaque fois, le mystère demeure.


Sur d’autres écrans

Napoléon sert donc au cinéma davantage de prétexte à une histoire ou à une mise en scène qu’il ne tient le haut du pavé (13). Hormis dans le récent film de Ridley Scott, il n’est plus qu’un partenaire, un personnage d’importance relative, voire un second rôle. Exemple supplémentaire, à la télévision : le Napoléon de Yves Simoneau, avec Christian Clavier et Gérard Depardieu. Ce que Max Gallo et Didier Decoin ont découvert, c’est que « derrière le croque-mitaine de la légende noire, il y avait un homme, et un homme bien ! » Soit, mais les erreurs historiques sont légion et le choix des interprètes interpelle. Le débat porte également sur la manière dont la série de France 2 a traité Napoléon, l’homme et son œuvre.

Au cours des émissions qui suivent, on entend les réactions les plus diverses : « Entre la légende dorée et la légende noire, [les auteurs] ont choisi : c’est pour l’essentiel la légende bonapartiste qu’ils ont adoptée », leur « parti pris favorable » est clair. « Le Napoléon de France 2 est essentiellement français : épique, tragique, patriotique et plein d’humanité, conforme à sa légende ». Pour d’autres, il s’agissait d’un « manuel d’histoire feuilleté au pas de charge, où ne survit qu’un tyran arrogant, qu’une brute mégalomane et sanguinaire ». Ainsi, Gérard Depardieu et John Malkovitch, anesthésiés, à l’image de l’Empereur, sont à des années-lumière de leurs modèles. La démythification est complète. Didier Decoin avait pourtant déclaré vouloir rendre justice à Napoléon. Le scénario a-t-il échappé à son auteur ? À moins que la légende noire de l’Empire ait conquis à ce point les esprits en 2002 qu’un film aussi étonnant que celui d’Yves Simoneau puisse apparaître modéré, sympathisant. En réalité, en ce tournant de millénaire, l’heure n’est plus au respect pour les grands hommes de l’histoire.


1968 – et curieusement l’année 1969 et son remarquable Procès de Napoléon en a marqué le début du phénomène –, l’histoire a perdu progressivement la place qu’elle avait dans notre culture. La grande figure de l’Empereur des Français a été ébranlée en même temps que l’histoire nationale. À la démythification progressive a succédé la désacralisation. Que l’on ait encore une fois confié à un acteur comique le rôle de Napoléon était déjà un signe clair de la désacralisation d’une figure centrale de notre histoire, mais le fait que Gérard Depardieu ait songé à donner ce rôle à Christian Clavier après l’avoir vu jouer celui de Thénardier, personnage le plus ignoble de notre panthéon imaginaire, montre à quel point les représentations que l’on se fait de l’Empereur en 2002 sont marquées par deux infamies, le ridicule et l’ignominie morale (14).


La place reste libre pour que l'on puisse voit un jour, sur le grand ou le petit écran, une suite crédible à l’œuvre majestueuse de Gance. Ce ne serait, après la déception ressentie par les spectateurs du récent film de Ridley Scott, que rendre justice à un personnage hors du commun.


(1) Le Premier Empire compte près de sept cents films à son actif, plus de mille si l’on intègre les longs métrages consacrés à la période en général.


(2) Avec le fameux « Commediante… Tragediante… ».


(3) Kevin Brownlow, Napoléon. Le grand classique d’Abel Gance, Paris, Armand Colin, 2012.


(4) Yves Bruley et Thierry Lentz (dir.), Diplomaties au temps de Napoléon. Actes du colloque, Paris, CNRS Éditions, 2014.



(6) Interprétée par Danielle Gaubert.


(7) Daniel Gélin puis Raymond Pellegrin, séparés chez le coiffeur sous le Consulat, jouent alternativement Bonaparte puis Napoléon. Michèle Morgan (Joséphine), Pierre Brasseur, Jean Gabin (Lannes), Jean Marais (Montholon), Orson Welles (Hudson Lowe), Yves Montand (Lefebvre), Serge Reggiani (Lucien) complètent une partie de la distribution.


(8) L’Empereur avait réellement laissé éclater sa colère, d’abord vis-à-vis des députés récalcitrants, contre Fouché et surtout... Talleyrand.



(10) Ibid.


(11) Certains apprécieront diversement la grande scène musicale recréée par Gabriel Yared où un Bonaparte très exalté partage les traditions esthétiques du pays des Pharaons dans des danses sensuelles et ambiguës.


(12) « – Excusez-moi. Il y a là le maire de la ville avec ses conseillers. Il vous demande de bien accepter leur reddition. S’ils capitulent, vous aurez toute la région qui s’étend de l’ouest de la Lombardie jusqu’au sud de l’Italie. – Mais tu me fatigues ! », répond le conquérant de l’Europe avec un accent corse exagéré.


(13) A contrario, avant même le récent film de Ridley Scott, le personnage de Joséphine a su tirer son épingle du jeu, et ce dès les films muets, en 1909, 1910 et 1912.


(14) David Chanteranne et Isabelle Veyrat-Masson, Napoléon à l’écran. Cinéma et télévision, Paris, Nouveau Monde Éditions / Fondation Napoléon, 2003.


Bibliographie

David Chanteranne et Isabelle Veyrat-Masson, Napoléon à l’écran. Cinéma et télévision, Paris, Nouveau Monde Éditions / Fondation Napoléon, 2003. I Hervé Dumont, Napoléon, l’épopée en 1000 films, Lausanne, Cinémathèque suisse / Ides et Caldendes, 2015. I Jean-Pierre Mattei, Napoléon et le cinéma, un siècle d’images, Ajaccio, Alain Piazzola, 2004. I Jean Tulard (dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1987.

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