Par la variété de ses productions et de ses centres d’intérêt, l’Empereur mérite le qualificatif d’homme de lettres dont la définition la plus commune se dit d’une personne qui écrit des ouvrages littéraires. Ce constat semble être confirmé par son partisan le plus enthousiaste, Charles-Édouard Temblaire, qui affirme dans une de ses éditions : « Louis-Napoléon Bonaparte a pris rang parmi les personnes et les écrivains de notre époque. » À la fois idéologue, novateur et mondialiste, Louis-Napoléon occupe une place de choix dans la réflexion politique. Mais est-il auteur, écrivain politique ou doctrinaire ?
Jean-Bernard Paillisser / historien
Longtemps, les historiens se sont opposés sur le contenu et le sens donnés à son œuvre. Est-il un idéologue ou un pragmatique s’adaptant au mieux aux circonstances et aux hommes ? L’Empereur semble avoir réfuté le terme d’idéologue pour qualifier son action politique. Dans un discours prononcé à Bordeaux, il nie son appartenance à la « famille des idéologues ». Son action publique sera mise en conformité avec des « idées qu’il a forgées, mûries, ciselées » comme le note Philippe Seguin.
Ses interventions variées et répétées dans le domaine de l’édition semblent poser un problème à certains chercheurs. Ainsi, selon Olivier Le Trocquer, la qualité d’auteur ne lui serait pas applicable. Le cas de Louis-Napoléon semble répondre par le foisonnement et son infinité de productions faites de supports et de sujets très différents (candidatures, correspondances, discours, messages et proclamations, œuvres diverses, œuvres diverses) à un autre type d’auteur, plus politique que littéraire. Tous ces matériaux sont rassemblés et publiés, sans distinction, dans les « Œuvres » par des éditeurs proches du pouvoir.
Pendant sa jeunesse
À la moitié du xixe siècle, l’édition est le seul media d’envergure qui permet à l’homme politique de fabriquer sinon une idéologie mais une expression diffusable et utile politiquement ? Ses ouvrages principaux datant de cette époque sont de différentes natures.
Les rêveries politiques, en 1832, est un livre dans lequel Louis-Napoléon construit une vision sublimée et forcément partiale du Gouvernement de son oncle. Cet ouvrage, écrit à l’âge de vingt-cinq ans, reflète sa pensée. La brochure est de facture politique. Elle souligne l’intérêt du lien entre le peuple et son chef. Elle appelle, entre eux, à une relation moins verticale, plus moderne. Elle préconise qu’à chaque succession, l’avènement de l’Empereur est sanctionné par le peuple réuni en assemblées primaires. Son père répond à l’envoi de l’ouvrage de façon abrupte : « Ton ouvrage m’aurait fait plaisir si je n’y avais pas remarqué les incohérences. » À la suite de cette condamnation parentale sans appel, le fils présente ses excuses.
Considération politiques et militaires sur la Suisse, 1833 ou quand Napoléon III, devient conseiller militaire de la Suisse. Entre Rome et le château d'Arenenberg (Suisse), Louis-Napoléon Bonaparte, en 1832, obtient le droit de bourgeoisie du canton de Thurgovie ce qui lui vaut d’être considéré comme Suisse. Il se sent redevable de ce pays qui l’a accueilli, formé et protégé vis-à-vis de la France aussi vaillamment. Banni de la France comme tous les membres de la famille Bonaparte, Louis-Napoléon vit des années de formation militaire et de frustration à un point tel qu’il tente l’aventure militaire en conspirant avec les carbonari, favorable à l’unité italienne et hostile au pouvoir de la papauté.
Dans une de ses œuvres, intitulée Considérations politiques et militaires sur la Suisse, Napoléon III conseille les dirigeants de la Suisse sur la structuration de leur armée qu’il juge indispensable. Il constate entre autres que la neutralité de façade de ce pays, souhaitée par la Sainte-Alliance (Autriche, Prusse, Russie), ne garantit pas vraiment l’intégrité de son territoire. : « Je me suis fait Suisse, déclare-t-il dans une lettre à l’abbé Bertrand. Je suis aimé dans ce pays. Les habitants m’en donnent quotidiennement des preuves… »
Manuel d'artillerie à l'usage des officiers d'artillerie de l'armée helvétique (Zurich, Füssli) est publié en 1834. Sa jeune expérience militaire, de nombreuses rencontres souhaitées avec des militaires vont nourrir et affiner ses réflexions. Il publie ainsi une seconde brochure consacrée à l’art militaire. Effectivement, c’est pour remercier ce pays et notamment le canton de Berne de son accueil que ce livre est écrit.
Des Idées napoléoniennes, ouvrage paru en 1839 à Londres, sera réédité en 1860 (Paris, Plon). Ce livre connaîtra un grand succès de librairie dès sa parution. Il sera réédité à quatre reprises, traduit en six langues et vendu à 500 000 exemplaires. Il appelle à se servir du passé glorieux de son oncle dont il justifie l’œuvre de champion de la Révolution et de la Liberté, selon lui, pour faire des propositions valorisant deux principes-clés : le suffrage universel et l’intérêt national qui se conçoit en dehors par un système gouvernemental autoritaire. Ce dernier principe n’étant réalisable qu’en dehors des partis traditionnels. Par ailleurs, le suffrage universel fait du peuple un acteur majeur de son projet. Grâce à son droit d’expression, le peuple choisit librement son destin. Des Idées napoléoniennes énonce la doctrine bonapartiste. Les spécialistes le relient aux Rêveries brochure qui énonce la pensée politique émergente de Napoléon III. La conclusion de l’ouvrage est explicite sur l’évolution et les orientations du futur régime impérial : « On ne saurait copier ce qui s’est fait, parce que les imitations ne produisent pas toujours les ressemblances […]. Répétons-le en terminant, l’idée napoléonienne n’est point une idée de guerre, mais une idée sociale, industrielle, commerciale, humanitaire. »
L’ambition de la doctrine est de concilier l’ordre et la liberté en respectant les droits du peuple. À Paris, Louis-Napoléon a créé et financé deux journaux pour son soutien politique, Le Capitole et Le Commerce. Il encourage financièrement la presse régionale et les clubs napoléoniens : Les Culottes de peau pour les militaires et Les Cotillons pour les dames dont il est devenu le légitime prétendant au trône de France.
Un projet de justice sociale
Après son coup d‘Etat raté de Boulogne-sur-Mer (1840), dont il revendique la paternité devant ses juges, Louis-Bonaparte échappe encore une fois à la peine capitale. Il est condamné à la détention perpétuelle. Son incarcération au fort de Ham (Somme), dont il finit par s’échapper, dure six ans, et ce laps de temps lui est fort utile pour échafauder le contenu d’un nouveau bonapartisme, compléter sa culture, recevoir ses amis politiques et des savants de tous ordres.
« Il se console par l’étude », comme le note Paul Guerio (3). Il avoue ironiquement avoir complété son instruction à l’Université de Ham où la prison est humide mais relativement confortable. Durant son emprisonnement, il est autorisé à écrire et à publier, privilège inestimable pour les détenus politiques de l’époque. Les projets d’écriture affleurent. Au printemps 1841, il envisage d’écrire une vie de Charlemagne qu’il admire en raison de l’influence des actions de son Empire sur les contemporains et sur l’époque qui l’a suivi.
« Grâce à l’étude et à l’écriture, il revigora et réaffirme son corps de doctrine en même temps que l’idée bonapartiste » déclare un de ses proches. Il est vrai que ses lectures éclectiques et les consultations des nombreux visiteurs peuplent et enrichissent ses réflexions en faveur du pouvoir impérial.
Quelques études méconnues donnent lieu à publication, comme les Fragments sur l’Histoire de l’Angleterre, brochure dans laquelle l’auteur vante le règne de Guillaume II d’Orange, roi d’Angleterre dont le principal mérite fut de promouvoir une déclaration des droits. Suivent quelques brochures portant sur des enjeux et des questions économiques de l’heure telles que L’Analyse de la gestion des sucres (1842), Le Canal de Nicaragua au projet de fonction des océans Atlantique et Pacifique au moyen d’un capital (1846). Un mémoire sur la production des courants électriques est salué par Arago, qui en donne lecture à l’Académie des Sciences.
Par ailleurs, il devient depuis sa prison, le « correspondant officieux et anonyme » de journaux qu’il inonde régulièrement de ses opinions, pensées et articles sur la marche du monde : Le Progrès du Pas-de-Calais, Le Guetteur de Saint Quentin, le Journal de Loiret, le Journal du Maine-et-Loire dans lesquels il critique le pouvoir royal en place et construit patiemment une doctrine du bonapartisme adaptée à son temps.
Il exploite tous les supports − du plus grand au plus réduit − pour enrichir sa doctrine et la populariser et ne pas se faire oublier du monde politique. Avec l’aide de sa documentaliste dévouée Hortense Cornu, il parvient à étudier, et à affiner ses idées et son œuvre. Il rédige ainsi L'Extinction du paupérisme dans lequel il développe des réflexions sociales et politiques, inspirées des idées saint-simoniennes et de la connaissance de l’économie britannique posée comme modèle par l’auteur, à l’exclusion du travail des enfants. Dans son avant-propos, le Prince affirme : « Je livre mes réflexions au public, dans l’espoir qu’elles pourront être utiles au soulagement de l’humanité. Il est naturel dans le malheur de songer à ceux qui souffrent. » On croit entendre Rousseau. Il s’inscrit socialement dans le contexte de la révolution industrielle qui accélère la croissance économique mais ignore le développement d’une classe ouvrière aux prises à de nouvelles formes de misère.
Les lecteurs lui en sont gré. Entre 1844 et 1848, le livre connaît six éditions. Il fait des émules, du Faubourg Saint-Antoine à La Villette. L’auteur considère que le temps des castes est révolu et qu’il faut désormais gouverner avec les masses. Des colonies agricoles, d’inspiration disciplinaire militaire, sont chargées d’occuper les chômeurs. Comme l'écrit Thierry Lentz, « le bonapartisme se socialise ». Il appelle de ses vœux un bonapartisme populaire mettant un terme à la misère ouvrière des faubourgs, au travail des enfants qu’il juge insoutenable. En contrepartie, il plaide aussi pour le maintien de la propriété privée, le recours au suffrage universel.
En 1842, Temblaire, journaliste et éditeur, publie les Œuvres complètes du futur empereur enregistrant quelques succès de librairie. Il lance, la même année, sa Revue de l’Empire qui compte même des lecteurs dans le camp royaliste ! Il attire l’attention des lecteurs vers les écrits récents de Louis-Napoléon dont il contribue à diffuser les idées de façon clandestine.
Il exalte les grandeurs du passé pour éviter les ennuis avec la censure du régime. Il publiera par la suite Louis-Napoléon, sa vie politique et ses ouvrages et Évasion du prince Napoléon-Louis. Procès du docteur Conneau, prévenu d'avoir procuré et favorisé l'évasion du prince.
Les discours d’un Empereur qui tente de cultiver la proximité avec les Français
Après le coup d’État, Napoléon III visite la province pour valoriser les avancées économiques et sociales du régime. Ses discours constituent autant de liens à nouer avec la France profonde, victime de la résistance au changement.
« Ce que souhaite l’Empereur c’est que les ouvriers soient bien nourris, bien logés, qu’ils eussent du travail et que leurs vieux jours soient garantis. Mais entre le discours impérial et les actes, les résistances patronales au changement ruinaient les avancées. » comme il est écrit dans La politique impériale exposée par les discours et proclamations de l'Empereur Napoléon III, Œuvres de Napoléon III en cinq volumes.
L’Empereur Historien
L'Histoire de Jules César est un ouvrage dont les deux premiers volumes ont été signés par Napoléon III, respectivement en 1865 et 1866, fruit collectif d’un travail mené par toute une équipe composée de Victor Duruy, alors ministre de l’Instruction publique, Prosper Mérimée, académicien, l’archéologue allemand Guillaume Froehner, ami intime de Napoléon III. Napoléon III emploie ensuite Alfred Maury, ami de Flaubert et érudit français, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1857, dans un travail de recherche relatif à l’Histoire de César. Sa participation active à cette œuvre lui vaut d’occuper les postes de professeur au Collège de France (1862) et de directeur-général des Archives (1868). « Toute une académie a dû travailler pour lui » ironise Émile Zola.
Le premier volume décrit les origines de Rome jusqu’au premier consulat de César en 59 av. J.- Le second volume traite du proconsulat de César jusqu’à la conquête du territoire gaulois et se clôt sur le passage du Rubicon en 49 av. J.-C. « L’Empereur est tombé dans une prostration complète, ne s’occupant plus du gouvernement, écrivant une biographie de Jules César et y appliquant le peu de forces qui lui restait » confesse Eugénie à Metternich, ambassadeur d’Autriche à Paris.
Par cet ouvrage, Napoléon III se livre à une justification du régime impérial et à un plaidoyer pro domo qui ne trompe pas la critique de l’époque. Le plus sévère, Émile Zola, écrit : « Un grand prince publie une histoire de Jules César. On lit, on baille et on s’incline. » Cette liberté de ton peut surprendre pour l’époque mais Zola perçoit l’auteur comme un confrère qui s’expose au jugement de ses pairs en dépit de l’autocensure préventive des rédactions des journaux. Le parti des intellectuels, hostile au régime, s’évertue à souligner et à dénoncer la connotation politique de l’ouvrage.
En conclusion, les productions écrites de Napoléon III, qu’elles soient techniques, militaires, historiques, politiques, ne doivent pas occulter son attirance mais aussi sa méfiance à l’égard des chefs de file de la vie artistique et littéraire de son époque. En dépit d’une vie politique et personnelle agitées, il ne manque pas d’encourager et de fréquenter à l’occasion les grandes figures de la littérature française (de Dumas à Hugo, de Zola à George Sand), anglaise (Dickens), américaine lors de ses exils aux États-Unis et en Grande-Bretagne sans pour autant la convaincre totalement par ses idées. On notera aussi son attirance pour l’œuvre des empereurs dont l’histoire a consacré les figures légendaires. César, Charlemagne, Napoléon Ier ont manifestement inspiré sa doctrine bonapartiste et impériale. De là, à transformer le personnage impérial en écrivain, c’est un pas que, par parti pris, certains de ses contemporains ne voulurent pas franchir. Le qualificatif d’homme de lettres se révèle plus conforme à ses activités intellectuelles, conduites pour mettre le nom de Napoléon en avant et séduire une partie du corps électoral dont les républicains.
Napoléon III et le « parti des intellectuels »
On ne saurait nier que Napoléon III a été un grand mondain. Il participe volontiers aux fêtes impériales de Compiègne animées par l’Impératrice Eugénie. Celles-ci n’ont rien d’activités de salon littéraire même si Prosper Mérimée peut proposer à ses invités la dictée qui porte son nom. Selon divers témoignages, ni Napoléon III ni son épouse ne semblent conquis et a fortiori intéressés par les spéculations intellectuelles. Pourtant, ces festivités baignent dans un environnement littéraire sans précédent. Le romantisme se meurt. Il est peu à peu remplacé par une littérature plus réaliste, naturaliste s’attachant à décrire toutes les cruautés dont est capable l’espèce humaine. Pour autant, les relations de l’Empire avec, ce qui deviendra sous la Troisième République, « le parti des intellectuels » et qu’il convient de nommer ici « mouvement des intellectuels » , ne sont jamais d’une stabilité à toute épreuve. Les grands noms de notre littérature (Victor Hugo, Alexandre Dumas) s’opposent résolument à l’Empire.
« Le mouvement intellectuel sous le Second Empire », par André SCHUH (napoleon.org). Comme il est noté dans cet article, les lettres vont s'enrichir d'un grand nombre d'écrivains, d’artistes, d’intellectuels participant au prestige international de la France.
Le jugement de la République des lettres
Trois exemples témoignent de la diversité d’appréciations de l’œuvre de Napoléon III. George Sand y voit un rêve de grandeur qui n'est pas d’un esprit médiocre. « Le meilleur des hommes peut être le plus funeste des souverains » écrit-elle lors de sa disparition. L’auteur de la Mare au diable réfute les critiques blessantes et injustes des opposants au régime bonapartiste : « Napoléon ne mérita pas d’être traité comme un monstre ou un idiot […]. La France, le voyant succomber à des désastres, le prit pour un lâche. Il ne l’était pas… Il s’est cru l’instrument de la Providence. Il ne fut que celui du hasard. » George Sand ne boude pas le camp impérial auquel elle demandera vainement le réaménagement des peines des prisonniers politiques. Elle se lie d’amitié avec l’Impératrice qu’elle trouve « bonne et charitable ». Pour sa part, Prosper Mérimée occupe auprès d'Eugénie une place particulière. Il connaît bien sa famille et devient un habitué des soirées de la Cour. Nommé sénateur, il réorganise la bibliothèque impériale de janvier à juin 1858. Sur le plan littéraire, Mérimée est très prolixe : Les Deux Héritages (1853), Épisode de l’histoire de Russie : le faux Démétrius (1855), Jules César, Les Cosaques d’autrefois, La Chambre bleue (1866), etc. Napoléon III n’a jamais prétendu appartenir à cette République des lettres qui devait mettre à bas l’Empire par son influence sur le monde politique. Il contribue toutefois à son développement en finançant sur sa propre liste civile les activités artistiques et littéraires. Paul Guériot estime à seize millions de francs la subvention allouée aux artistes, littérateurs, inventeurs. Enfin, Victor Hugo se range dans le camp des opposants systématiques à Napoléon III parmi tant d’autres écrivains. Il s’allie d‘abord à Louis-Napoléon, candidat républicain lequel promet de rester fidèle à la République avant de condamner son coup de d’État du 2 décembre 1851. Son célèbre exil de vingt ans à Jersey et à Guernesey lui permet de peaufiner son œuvre littéraire qui le rend emblématique et gênant pour le pouvoir en place. Son pamphlet Napoléon le petit, écrit à Bruxelles en 1852, le rendra par la violence de ses expressions, persona non grata en Belgique et en France. Cet ouvrage exprime une amitié politique trahie.
Pour en savoir plus
Œuvres de Napoléon III, Paris, Plon, Amyot, 1854-1869. I Paul Gueriot, Napoléon III, Payot, Paris,1933. I Thierry Lentz, Napoléon III. La modernité inachevée, Perrin/Bibliothèque nationale de France, 2022. I Philippe Seguin, Louis Napoléon le Grand, Grasset, 1990. I
William H.C. Smith, Napoléon III, Paris, Hachette, 1982.
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