Après 1812, des milliers de soldats de la Grande Armée ont été faits prisonniers par les Russes. Qu’ils soient Français, Suisses, Allemands, Italiens ou Belges, ils ont parfois connu des épisodes difficiles. La plupart sont rentrés dans leurs foyers à partir de 1814 ou 1815. Néanmoins, certains sont restés au-delà du Niémen quelques années supplémentaires. Quelques-uns ont même fait souche en Russie et ont encore des descendants dans ce pays (1). Parmi ces prisonniers, l’un d’entre eux a eu un parcours original…
Nicolas-Auguste Tournal serait né vers 1776 à Paris ou en Bourgogne, les faits ne sont guère précis. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce Français n’a pas participé aux campagnes de 1812, 1813 ou 1814. Et en tout cas ni en Russie ni en Saxe puisqu’il était alors dans les Provinces Illyriennes et en Italie. Alors, comment a-t-il pu se retrouver prisonnier en Russie pendant dix longues années ? C’est que loin d’être un soldat ordinaire, Tournal aurait été un espion de Napoléon.
Avocat puis commissaire de la police secrète d’Eugène de Beauharnais
Fils d’un avocat parisien, Nicolas Tournal, et de Marie-Madeleine Le Clerc de Sablière, Nicolas-Auguste suit des études en droit. On le retrouve en qualité d’homme de loi en 1798. Il demeure 16 rue Notre-Dame des Victoires à Paris. Il est alors témoin au mariage d’un ami. Lui-même a épousé une certaine Marie-Magdeleine Martin le 21 floréal an II (10 mai 1794) à Paris, et en aurait eu au moins deux enfants dont nous ne savons rien (2).
Après une première carrière probablement comme avocat en France sous le Consulat, il intègre ensuite les services de police. Policier au moins depuis 1809, il retrouve Napoléon à Vienne et intègre son état-major. À la fin de l’année 1809, Tournal est envoyé dans les Provinces Illyriennes (3).
Le 21 janvier 1810, il arrive à Trieste où il doit être nommé commissaire de police. Là, il apprend que le maréchal Marmont, gouverneur général de l’Illyrie, a déjà donné cette fonction à quelqu’un d’autre. On l’envoie alors comme commissaire de police à Gorizia tout en étant à la tête de l’intendance de la ville. En 1811, il publie une petite brochure titrée Le portrait des Anglais. À la fin de l’année 1812, l’ancien avocat est nommé commissaire de la haute police de Carinthie. Le décret du 15 avril 1811 avait créé la « plus haute police politique », dotée de pouvoirs extraordinaires. Elle était chargée de surveiller non seulement les citoyens, mais également l’administration et les tribunaux, la situation générale dans le pays tout en étant soumise à la police habituelle. En 1812, Tournal publie un Recueil de règles de droit et de préceptes de morale à l’usage de la jeunesse des Provinces Illyriennes. L’ouvrage est publié à l’imprimerie de Joseph Sassenberg à Laybach (4). À ce titre, il a certainement été en contact avec l’écrivain et futur académicien Charles Nodier (1780-1844), bibliothécaire municipal à Laybach et directeur du Télégraphe officiel, journal des provinces Illyriennes en 1812-1813. D’ailleurs, le célèbre romancier rédigea une note de lecture relative au livre de Tournal dans le Télégraphe officiel du 21 mai 1813. Charles Nodier y exprime sa « surprise et son regret. Il n’a pas trouvé une seule phrase de l’évangile dans la riche collection de dictons de moralistes et de philosophes, qui a été compilée par l’ex-commissaire de police. » (5)
En 1813, la guerre se propage en Illyrie. Le commissaire Tournal y est actif. Il fournit des rapports quotidiens au vice-roi Eugène de Beauharnais. En décembre 1813, Eugène le nomme commissaire de son armée. Il y restera jusqu’au 28 avril 1814. En réalité, il dirige la police secrète italienne. Il constitue alors un vaste réseau d’agents dans toute la péninsule.
À la chute de l’Empire, il reste d’abord à Milan occupé par les Autrichiens. Il est probablement en liaison avec l’état-major autrichien et sert d’intermédiaire entre Eugène et le baron Velden qui tente en vain d’amener le fils de Joséphine à trahir Napoléon. Eugène lui aurait également demandé de lui fournir des informations sur les mouvements de troupes et les positions des armées autrichiennes. D’ailleurs, l’ancien avocat a également des agents à Vienne, notamment à l’ambassade de Russie.
Avec Napoléon à l’île d’Elbe
À partir du mois d’août 1814, Tournal est avec Napoléon sur l’île d’Elbe. Il aurait annoncé par la suite qu’il s’était rendu à Porto-Ferrajo afin de réclamer ses appointements en qualité de commissaire. L’hypothèse tient peu. On peut estimer qu’un ancien responsable de la police secrète du royaume d’Italie avait toute sa place auprès de Napoléon afin de le renseigner sur l’opinion publique et, mieux, pour l’aider à préparer un retour sur le continent, par Livourne par exemple.
Durant ses interrogatoires à Saint-Pétersbourg, Tournal niera avoir rencontré l’ex-empereur mais révèlera que le général Drouot, gouverneur de l’île d’Elbe, lui aurait accordé une « grande attention ». Enfin, il dit avoir eu des difficultés à rencontrer le grand maréchal Bertrand. Cela nous semble assez irréaliste quand on sait qu’Henri-Gatien Bertrand succéda à Marmont comme gouverneur général des Provinces illyriennes jusqu’en 1812. Les deux hommes ne pouvaient que se connaître. Ses agents de liaison en Italie ont-ils été mis en activité lors des émeutes de 1815 ? Lui-même a-t-il joué un rôle dans les complots bonapartistes ? Toujours est-il que Nicolas Tournal aurait été interrogé à deux reprises devant une commission du gouvernement autrichien à Milan en 1814 ou dans les premiers mois de 1815.
À partir de novembre 1814, le commissaire de police quitte l’ile d’Elbe et, par Livourne, passe à Florence, Gênes et Pise. Il rencontre ses agents de liaison, mais également des sympathisants de la cause bonapartiste. Surtout, à Livourne, alors plaque tournante de l’espionnage, il peut assurer les points de communication maritimes entre Elbe et le continent.
Il est attesté à Gênes le 6 ou le 7 mars 1815 alors que Napoléon vient de débarquer à Golfe-Juan.
En mission en Crimée (1815)
Tandis que Napoléon effectue son retour sur Paris, Nicolas-Auguste Tournal aurait secrètement été envoyé en Russie. Le consul général de France à Livourne lui a délivré tout à fait officiellement un passeport. Il embarque ensuite sur le navire le Saint Nicolas qui doit le conduire sur les côtes ottomanes.
Bientôt, il arrive à Constantinople. Là, il croise un marchand local, Carlos Papa Rigopulo, connu comme étant un espion français. Il aurait également diffusé plusieurs centaines de portraits de Napoléon. Il rencontre le chargé d’affaires français Pierre Jean-Marie Ruffin (1742-1824) qui remplace provisoirement l’ambassadeur de France à Constantinople ainsi que des habitants d’Odessa, des Français, des Grecs, des Russes. On pense que Tournal avait alors ses entrées à l’ambassade russe de Constantinople.
Le 19 avril 1815, Nicolas Tournal débarque à Odessa muni de son passeport royal. Mais les autorités russes ont été alertées. Le jour même, il est arrêté. Un rapport complet est envoyé par le général Kobla (qui remplace le duc de Richelieu, gouverneur d’Odessa, parti participer au congrès de Vienne) au ministre de la Police à Saint-Pétersbourg. Kobla demande des instructions concernant Tournal. En fait, le ministre russe de la Police était sans doute déjà alerté par le ministère des Affaires étrangères qui lui avait transmis une dépêche de Constantinople indiquant que le commissaire de police Tournal avait l’intention de se rendre à Odessa. Le document évoquait « l’extrême suspicion de cet homme ».
Le ministre Balachov envoie un « officier de police de confiance » avec ordre de ramener l’espion à Saint-Pétersbourg.
Lors de la perquisition de ses affaires, on trouve des données statistiques sur les ports de la Mer Noire, un projet de papier « imprégné de l’esprit du bonapartisme », s’intitulant « Lettres d’un parisien », des informations sur la guerre de 1813-1814 en Italie, des pamphlets emprunts des idées de 1789, liberté, égalité, fraternité, et teintés d’attaques contre la religion, des correspondances, des brouillons inachevés…
Surtout, dans le couvercle de son coffre, la police découvre une plaque de cuivre destinée à imprimer des portraits de Napoléon. Il s’agit d’un médaillon d’environ 5 cm de diamètre avec une bordure sur laquelle est gravée en cercle une inscription en latin « Napoléon imperator. Semper magnus. Umiqumque felix. Et Totus illabitur orbis, impavidum ferient ruinae ». La dernière phrase est empruntée à la célèbre ode de Horace « À César Auguste ».
Alors, que venait faire le commissaire Tournal en Crimée ? Observer, espionner sans doute, mais aussi diffuser de la propagande napoléonienne en Russie. En distribuant des brochures et des effigies de l’Empereur, Nicolas Auguste Tournal aurait eu comme mission de réunir des Français, nombreux à Odessa, prisonniers ou exilés, en vue de fomenter une révolte ou de les amener, par mer, jusqu’en France. Odessa n’est pas une destination choisie au hasard. La ville créée et dirigée par le duc de Richelieu est accessible par mer et de nombreux occidentaux y habitent, faisant du commerce. On y retrouve par exemple un certain Sicard, marchand de Marseille avec qui Nicolas-Auguste Tournal avait des « recommandations spéciales ». De même, il avait dans ses papiers une lettre de recommandation de Saint-Prix un des plus riches propriétaires terriens de Gorizia (où Tournal avait été commissaire) à son neveu, premier président du tribunal de commerce d’Odessa, une des personnalités les plus influentes de la bourgeoisie étrangère dans la région. Quoi qu’il en soit, sa tâche devait être importante. En effet, comment comprendre que l’Empereur débarquant en France en mars 1815 envoie un espion aussi efficace et utile (en France ou en Italie où il avait encore de véritables réseaux) loin de lui ? Était-il un émissaire de Napoléon en vue de conclure une alliance avec Alexandre ? Cela est bien possible. L’idée étant de reconduire un traité similaire à celui de Tilsit en 1807. Napoléon voulait à tout prix séparer les Russes des autres coalisés. Tournal avait probablement des réseaux, des relais lui permettant de faire passer des messages au tsar ou à d’éminentes personnalités proches d’Alexandre.
Arrivé à Saint-Pétersbourg, il aurait été interrogé par le ministre de la Police en personne. Ce dernier rapporte l’ensemble des discussions au tsar Alexandre, en donnant une description des articles trouvés sur le Français. Le ministre aurait été particulièrement indigné par le projet de lettre, rédigé « très difficilement ». Cette lettre, dit Balachov, témoigne « de l’esprit que les émissaires d’un monstre révolutionnaire doivent répandre » (6). La « Lettre d’un Parisien » aurait un ton très anti-britannique tout en professant des idées de 1789 et en glorifiant Napoléon. Le caractère violemment opposé aux Anglais n’était pas obligatoirement fait pour déplaire aux Russes qui, depuis l’abdication de Napoléon à Fontainebleau et le début du congrès de Vienne, se heurtaient souvent à l’Angleterre sur plusieurs points dont celui de la Pologne.
Le 21 juin 1815, trois jours après Waterloo, le ministre présente un nouveau mémorandum au tsar avec les copies des deux interrogatoires qu’il a fait subir à Tournal.
Arrêté, interné, l’espion de Napoléon est réduit au silence. Là aussi, on peut s’interroger sur un tel isolement. Cela n’est pas classique pour un simple soldat ou un banal observateur. Il fallait certainement éviter que Tournal ne puisse révéler les projets de Napoléon vis-à-vis de la Russie et du tsar. Il est condamné « sans limite de temps » et envoyé sur Saint-Pétersbourg dans la forteresse Alekseyevsky Ravelin (Saint-Pierre et Saint-Paul). Il y reste un an.
Prisonnier aux Solovki (1816-1820)
En 1816, l’ancien chef de la police secrète italienne est envoyé plus près de cercle polaire, aux îles Solovki. L'archipel est célèbre pour son monastère, devenu lieu d’exil puis rude prison pour les opposants aux tsars. Après 1923, ce fut l’endroit choisi par les bolcheviks pour réduire au silence leurs adversaires politiques. L’Archipel du Goulagd'Alexandre Soljenitsyne se réfère directement aux Solovki. Le lieu est situé à environ 900 km au nord-est de Saint-Pétersbourg. Tournal est conduit à Kem où il serait resté près de trois mois sous la surveillance de soldats. Du port de Kem, il prend le bateau pour les îles Solovki. En définitive, l’ancien commissaire y sera détenu pendant quatre ans, du 17 mai 1816 au 3 mars 1820.
L’archipel des Solovki n’est pas une zone habituelle de détention des prisonniers français après 1812 mais l’objectif est une nouvelle fois d’isoler Tournal, de l’empêcher de parler et d’entrer en contact, surtout avec d’éventuels concitoyens.
Le prisonnier a droit à 13 kopecks par jour, soit 0,13 roubles, alors qu’un prisonnier « normal » peut disposer d'un rouble quotidien. Pour évaluer cette somme, exposons qu’à ce moment-là, le pain noir coûte 6 kopecks le kilogramme et la viande salée 15 kopecks le kilo. Par ordre de l’archimandrite Paisius, on lui prend ses vêtements, ses draps, son oreiller, son matelas et sa couverture. La vie est particulièrement rude dans sa cellule sise dans le monastère. Il y fait froid. Le supérieur du monastère lui aurait même volé ses objets personnels, dont vingt-six bagues en or, des montres et des sabres. On lui interdit de recevoir des vêtements, du linge, des chaussures et d’autres objets remis chaque année, même à des tueurs. Qui s’occupe encore de lui ? Qui d’ailleurs sait qu’un espion français est interné aux Solovki ? Sa femme et ses deux enfants le savent partis, mais n’ont aucune nouvelle de lui.
Cependant, à plusieurs reprises, grâce à des complicités, Nicolas-Auguste Tournal parvient à transmettre clandestinement des lettres (que l’on dit pleine d’humour) demandant de l’aide au consul général de France à Saint-Pétersbourg, le baron Pierre de Galz de Malvirad (7). Le 19 août 1819, il écrit au ministre des Affaires religieuses (ou « procureur en chef du Synode »), le prince Alexandre Nikolaïevitch Golitsyn (8). Il se plaint de l’illégalité des représailles qui lui sont appliquées et demande que l’on transmette sa supplique au tsar Alexandre.
Pour cela, le prisonnier avait tenté de convaincre un soldat de transmettre un courrier à un médecin français nommé Blum ou Baum ainsi qu’à son compatriote Durant installé à Saint-Pétersbourg, en prétextant qu’il était malade. Après bien des déboires, Tournal réussit enfin à faire passer des papiers, peut-être par l’intermédiaire du Père Savvati, assistant abbé considéré comme un « homme décent et compatissant. »
En 1817, 1818 puis le 25 août 1819, il écrit à l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Malheureusement, le ministre plénipotentiaire de Louis XVIII, Pierre Louis Auguste Comte de la Feronney, est connu comme un royaliste si extrême et impitoyable qu'il était difficile à supporter à Paris. Pendant les Cent-Jours, il fut le premier aide de camp du duc de Berry. Naturellement, cet ambassadeur est tout à fait convaincu que l'agent de Napoléon doit rester prisonnier en Russie et réduit au silence dans les glaces de l’Artique.
Pourtant, le baron de Galz de Malvirad dépose une requête auprès du gouvernement russe.
Cela ne permet pas la libération de Tournal, mais au contraire une plus grande surveillance sur lui. Les consignes sont claires : « Avoir un contrôle strict sur lui. Ne donnez pas l'encre pas de papier. » Ces lettres étant dans son dossier, elles ne sont pas parvenues à leurs destinataires. Mais certaines ont probablement réussi à franchir les obstacles.
Au début de l’année 1820, les conditions d’internement du commissaire sont enfin assouplies. Ses valeurs personnelles, dont de nombreux objets en or, « en nombre qui serait suffisant pour la boutique d'un bijoutier entier » écrit l’historien russe Kirill Serebrenitsky, lui sont restituées.
Éloigné dans les steppes russes
Enfin, en avril 1820, il est emmené plus loin de la frontière, à Arkhangelsk, ville portuaire à l'embouchure de la Dvina septentrionale, située à mille kilomètres au nord de Moscou. Nouveau déplacement rapide puisqu’on l’envoie très vite à Orenbourg ville située à la frontière de l'Asie et de l'Europe sur le fleuve Oural, à 1 200 km au sud de Moscou. L’ancien commissaire de la police secrète y reste encore pendant trois ans sous la surveillance de la police. En 1824 seulement, il obtient une certaine liberté avec obligation de résidence. À l’époque, un retour en France n’est pas envisagé.
À Orenbourg en effet, il paraît avoir été en résidence surveillée et pas vraiment emprisonné, Nicolas Auguste Tournal donne des cours de français et noue des contacts avec des réseaux libéraux, libre penseurs et adeptes de la Révolution française. Il aurait enseigné le français dans la famille du major général Zhemchzhnikov. Les rapports de police disent que Tournal se « comporte modestement ».
Peut-être ne s’agit-il que d’un hasard mais c’est justement en 1820, au moment où le Français arrive à Orenbourg que se réveille la loge maçonnique locale portant le nom des « Amis de l’Humanité ». Trois ou quatre ans plus tard dans cette ville la garnison est en ébullition. Des militaires appartenant à la loge ont constitué une organisation dénommée « Talleyrand et Alexandre », violemment jacobine et anti-chrétienne, animée par le major Alexandre Lukic Kuchevsky et Pierre Kudrytashov et où agissent de jeunes enseignes nommés Taptikov, Starks et Kolesnikov. Ces officiers auraient tenté de provoquer une rébellion et de soulever les paysans de l’Oural à la Volga, d’aller à Kazan puis à Moscou. Le complot est dénoncé et les meneurs sanctionnés sévèrement.
Tournal rencontre des officiers dont un certain Melgounov. Ce lieutenant Melgounov, âgé de cinquante-deux ans, est le fils d’un riche propriétaire. Il est considéré comme un « mauvais sujet », un opposant au régime tsariste. Il a participé à la guerre de 1812, a donné plusieurs fois sa démission de l’armée, notamment après avoir proféré des insultes envers des supérieurs. Il a été accusé de s’être battu en duel au moins sept fois. Il est sans doute franc-maçon, libre-penseur, libéral et adepte des idéaux révolutionnaires. De nouveau l’ancien chef de la police secrète du roi Eugène de Beauharnais est considéré comme dangereux et susceptible d’influencer politiquement des opposants au tsar. Certains de ses nouveaux amis sont arrêtés. C’est le cas de Melgounov qui sera interné à la forteresse Saint-Pierre et Saint-Paul à Saint-Pétersbourg.
Un rapport daté de 1825 précise que Melgounov est en communication avec Tournal et qu’il « méprise le gouvernement, la religion, les mœurs et tout ce qui doit être sacré pour des gens. Il permet souvent d’abuser des églises et des icônes sacrées. […] Il est politiquement dangereux car il aborde les paysans, les domestiques et d’autres personnes "noires" et prêche leur égalité et leur désobéissance » (9). L’officier semble avoir été surveillé et dénoncé, étant considéré comme lié avec Nicolas Auguste Tournal « comme une amitié étroite et exceptionnelle. Ils sont tous les jours ensemble. Melgounov pour lui chante et traduit tout ce qui a été composé par le plus bas contre le gouvernement. »
Parfois, ils se seraient rendus ensemble à Gatchina, là « où se trouvent des garnisons de cavalerie ». Dans cette remarque, on voit poindre une inquiétude réelle. L’espion français et ses amis libéraux ne seraient-ils pas en voie de préparer une révolte, un complot, un soulèvement… ? Les menées des décabristes ne sont pas loin (10). Le 18 août 1825, par ordre direct du tsar, Melgounov est expulsé du service. Le 23 août, il est remis au quartier général et sera ensuite envoyé dans la province de Iaroslav sous le contrôle de la police tsariste et sans pouvoir quitter la zone qui lui était assignée.
Étrangement, paraît en 1825 à Saint-Pétersbourg une petite brochure de quinze pages intitulée « Conseils sur la rédaction ou les préceptes de lecture en langue française ». Écrite par N-A Tournal, bénéficiant de la permission d’impression datée du 4 juin 1825, elle a été imprimée sur l’imprimerie du département de l’éducation publique. Le texte fait la promotion de la lecture et de la poésie françaises. Il n’y a rien de politique ou de tendancieux. Néanmoins, on peut s’étonner de la diffusion de cet opuscule écrit par un prisonnier français encore plus ou moins mis au secret.
Le 25 août 1825, soit deux jours après l’exil de Melgounov à Iaroslav, le général Potapov remet au général Miloradovich de Saint-Pétersbourg les papiers scellés de Tournal ainsi qu’une enveloppe contenant un billet de cinq roubles appartenant au Français. Enfin, il l’informe que Tournal a été autorisé à quitter la Russie.
Tombé gravement malade – mais est-ce une réalité ou une astuce ? –, il est rapatrié à Saint-Pétersbourg.
On sait donc que le 25 août 1825, il obtient son passeport pour la France. Après, les archives russes perdent sa trace. Il a enfin l’autorisation de quitter le pays où il a passé dix longues années d’internement. Bizarrement, Nicolas Auguste Tournal ne part pas immédiatement. Pourtant, le 11 août, il avait écrit dans un courrier : « J’avais l’intention de travailler à la correction des lourdes affaires des marchands mais je l’ai laissé de côté et je veux maintenant aller vers la France. » Il savait donc à cet instant que les papiers allaient être en règle et que la police tsariste le laisserait quitter le territoire. Mais il est encore attesté sur place le 14 septembre. A priori, il ne serait parti que début décembre 1825, juste avant la tentative décembriste.
Enfin de retour en France
C’est qu’à la fin de l’année 1825 ou au tout début de 1826, Tournal est enfin revenu dans sa patrie (11). Avant de quitter la Russie, a-t-il participé à la mise en place du complot décabriste ? A-t-il noué des contacts avec des réseaux libéraux ? On ne le sait pas mais pour lui, le long exil de dix ans s’achève enfin.
La police royale veille. C’est qu’un ancien espion de Napoléon peut lui paraître suspect. D’autant plus qu’il n’a cessé de proférer des idées révolutionnaires, jacobines, anti-religieuses, bonapartistes.
Le 16 mars 1826, le préfet de police de Paris invite M. Hinaux, chef de la police centrale, à faire tenir en observation l’arrivée du « sieur Nicolas-Auguste Tournal, avocat, né et domicilié à Paris, venant de Russie. Cet individu, qui a été attaché, antérieurement à la restauration, au prince Eugène, et qui a été longtemps retenu prisonnier en Russie, manifeste, dit-on, de fort mauvaises dispositions politiques. J’invite M. Hinaux à faire prendre des informations sur l’existence antérieure du sieur Tournal, l’époque et les motifs de sa sortie de France, les causes de sa détention en Russie, et à donner des ordres pour que ses démarches et ses relations soient l’objet d’une surveillance spéciale. Je désirerais connaître, avec les résultats de cette surveillance, les imputations contenues dans un écrit injurieux à un membre du clergé de Strasbourg, que le sieur Tournal a colporté à son passage à Metz, et que, sans doute, il s’empressera de propager à Paris. » (12)
La réponse de la police ne tarde pas mais on peut, au regard des éléments sus-énoncés, y déceler beaucoup d’imprécisions, voire d’erreurs grossières. Le 24 avril 1826, le rapport demandé par le préfet de police est rédigé : « Le sieur Tournal quitta la capitale en 1809 pour, en qualité d’employé militaire, aller remplir une mission qui lui était confiée en Russie par le gouvernement. En 1812, le sieur Tournal, qui alors faisait partie, dit-il, de l’armée française en Russie, fut fait prisonnier de guerre, puis constitué prisonnier d’Etat et relégué en Sibérie, pour s’être intégré indûment d’affaires diplomatiques. Sa captivité a duré jusqu’en 1825, époque à laquelle l’empereur Alexandre lui rendit la liberté, et lui donna l’autorisation de rentrer en France. Le sieur Tournal est âgé d’environ cinquante ans, d’un caractère communicatif, mais loquace, incandescent, quand surtout, il raconte sa captivité. Il se plaint amèrement du gouvernement de Bonaparte, qui, dit-il, l’a sacrifié en l’envoyant en Russie. Cet individu est dans un état voisin de la misère ; il a déjà vendu, depuis qu’il est de retour à Paris, une partie de ses vêtements pour vivre ; il ne parle point de la chose politique, s’occupe de rechercher son épouse, qui pendant dix-sept ans d’absence, l’a cru mort, et aurait convolé en second mariage. Il s’occupe également de solliciter un emploi public, et à cet effet se rend fréquemment dans les bureaux des ministères de la guerre et de l’intérieur, se propose même de demander incessamment une audience particulière à S. Exc. Mgr le comte de Corbière (13). Le sieur Tournal dit n’avoir plus retrouvé d’autres amis à Paris que son cousin, portant le même nom, qui demeure au faubourg Montmartre, et un M. Coulon, employé des postes, avec qui il est très lié (14). Quant au fait de l’écrit que le sieur Tournal aurait colporté à son passage à Metz, nous n’en avons pas trouvé de traces, malgré l’emploi des moyens nécessaires pour y parvenir. »
Le rapport de police n’a guère cherché les causes de l’internement en Russie. Il était plus simple de considérer Tournal comme un soldat de la Grande Armée fait prisonnier durant la campagne de 1812. L’enquêteur n’a pas songé qu’il pouvait y avoir d’autres hypothèses, que loin d’être un simple soldat de l’armée régulière, l’ancien avocat avait été commissaire de police, chef de la police secrète du vice-roi Eugène de Beauharnais et que Napoléon l’avait envoyé pour une mission secrète en Crimée en 1815 ?
Nous ne saurons probablement jamais pourquoi il avait été envoyé en Russie : espionner, observer, faire de la propagande bonapartiste, soulever les Français en faveur de Napoléon de retour de l’île d’Elbe, voire rencontrer le tsar et lui proposer de renouer une alliance avec la France débouchant sur un nouveau partage de l’Europe comme à Tilsit en 1807 ? Toujours est-il qu’en connaissant sa personnalité, son passé policier et ses nombreux réseaux, l’empereur avait confié une mission conséquente à Nicolas-Auguste Tournal.
Comentarios