Une foule fervente se presse dans l’église Saint-Étienne-du-Mont, en ce 3 janvier 1857, jour de la Sainte-Geneviève qui ouvre la neuvaine dédiée à la patronne de la ville de Paris. Il est quatre heures et demie quand une imposante procession traverse l’assistance à pas lents, dans les vapeurs parfumées de l’encens et les chants sacrés accompagnés par les émouvantes harmonies de l’orgue. Tous les regards sont tournés vers l’archevêque qui, en majesté dans sa tenue sacerdotale, coiffé de la mitre et tenant son bâton pastoral, bénit l’assemblée. Nul ne peut à ce moment imaginer le drame sur le point de se produire.
Maryan Guisy / docteurès lettres
C’est d’abord le cri déchirant d’une femme qui se fait entendre : « Ah ! misérable ! » Courageusement, celle qui a prononcé ces mots a tenté de s’opposer à un homme qui se dirigeait furieusement vers l’archevêque. Elle a été heurtée par une lame et saigne d’une main.
LE « POIGNARD DE L’ENFER »
Monseigneur Sibour, parvenu à l’autel, pivote sur sa droite quand il est atteint par un poignard plongé dans sa poitrine. L’individu qui vient de le frapper hurle « Pas de déesse ! » ou « À bas les déesses ! », les versions varient. L’archevêque recule, s’appuie sur un assistant puis murmure, en s’affaissant : « Le malheureux ! » On maîtrise l’assaillant tandis que la victime est transportée au presbytère. En ouvrant ses vêtements baignés de sang, l’entourage mesure la gravité de son état. Et en effet, quelques minutes plus tard, le blessé rend le dernier soupir.
En fin d’après-midi, le corps du défunt est transféré au palais épiscopal, rue de Grenelle, sa résidence, « si vite changée en demeure funèbre » (1). La triste nouvelle se répand immédiatement dans Paris, où la stupeur fait bientôt place à la plus vive émotion. Durant huit jours, les fidèles viennent se recueillir devant la dépouille « avec des médailles et des chapelets dont ils ambitionnaient de faire des reliques en demandant que ces objets touchassent à la place de la blessure du martyr » (2). Les réactions sont multiples. Répondant à un courrier des élèves du lycée Louis-le-Grand, l’évêque de Tripoli, neveu de Mgr Sibour, parle de « l’étendue et [de] la profondeur de la blessure que ce poignard de l’enfer a faite à [s]on cœur » (3). Le Figaro relate ainsi la tragédie : « L’archevêque de Paris est mort. Il est tombé au milieu de sa prière, au milieu de son œuvre […]. Je ne sais point, dans notre siècle de terreur et de pitié, pitié plus grande et plus puissante terreur. Un prince de l’Église, tué dans l’église […]. C’est un triste baptême pour l’année qui commence. » (4) Enfin, le pape Pie IX assure qu’il a prié pour son âme « non seulement en particulier mais encore dans un service public solennellement célébré dans la basilique des Douze-Apôtres » .
Peu de temps avant le dramatique événement, Mgr Sibour avait reçu des lettres de menace et avait de ce fait pris des dispositions testamentaires où figure cette confession : « Je meurs dans la foi et l’amour de l’Église catholique, apostolique et romaine, à l’exaltation de laquelle je n’ai cessé de travailler dans les divers rangs de la hiérarchie sacrée. »
Lors des obsèques, une population nombreuse se rassemble, de la rue de Grenelle à Notre-Dame, et se recueille au passage du convoi. On craignait d’éventuels désordres pendant la cérémonie, mais rien ne vient la perturber. Elle s’achève par la descente du cercueil dans le caveau où reposent ses six prédécesseurs morts après la Révolution. Entre le 13 et le 20 janvier, le clergé des paroisses de Paris effectue des processions d’expiation à l’église Saint-Étienne-du-Mont, matin et après-midi. On y chante les psaumes de la Pénitence, à genoux, à l’endroit où le crime a été perpétré.
Pour succéder à Mgr Sibour, on se met en quête d’un prélat qui saura se montrer conciliant entre le Saint-Siège et l’Église de France. Le choix se porte sur François-Nicolas-Madeleine Morlot, cardinal-archevêque de Tours. Nommé dès le 24 janvier, il demeurera en fonction jusqu’à son décès, le 29 décembre 1862.
LA VENGEANCE D’UN PRÊTRE INTERDIT
L’assassin, on l’a dit, a été interpellé aussitôt son forfait commis. Il se nomme Jean-Louis Verger, est né le 20 août 1826 à Neuilly-sur-Seine, et s’avère être un prêtre interdit. Son père est tailleur d’habits. À l’âge de 16 ans, le jeune homme est placé dans une succursale du séminaire de Saint-Nicolas, à Gentilly. Accusé d’un vol d’argent, qu’il conteste, il est contraint de quitter l’établissement. L’abbé Legrand, curé de Neuilly, qui le protège, intervient auprès du supérieur du grand séminaire de Meaux où Verger étudie de 1846 à 1849. Les notes allant de 3 à 6, il obtient constamment le 5 pour sa conduite, et entre 4 et 5 pour les études. Généralement réservé et poli, il est chargé de surveiller la récréation à la rentrée 1848, mais se querelle à plusieurs reprises avec des élèves, révélant une face sombre de son caractère.
Il passe les vacances d’été chez le curé de sa ville natale, qui lui délivre à chaque rentrée scolaire des certificats louant sa vie exemplaire. Il reçoit la tonsure et les ordres mineurs, puis le diaconat et enfin la prêtrise, en mai 1850. Il est accueilli à la prestigieuse paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, au cœur de la capitale, où l’abbé Legrand est en poste. Il est alors choisi pour servir en qualité de porte-croix à la Chapelle impériale. Toutefois, nommé premier vicaire à Jouarre (Seine-et-Marne), il entre en conflit avec le curé. Son parcours chaotique, parfois malaisé à suivre, est encore marqué par un bref séjour à Londres, auprès d’un évêque s’adonnant à la propagande catholique. De retour en Seine-et-Marne, il est nommé curé à Bailly-Carrois où il a un comportement étrange, marqué par l’indiscipline, les absences et l’accusation de terroriser les paroissiens. La hiérarchie doit finalement le frapper d’interdiction. Il se défend en s’installant un jour sur les marches de l’église de la Madeleine, à Paris, tenant un écriteau sur lequel on peut lire : « J’ai faim et ils ne m’ont pas nourri. J’ai froid et ils ne m’ont pas vêtu. Prêtre interdit. »
Si, par compassion, Mgr Sibour lève la sanction, il est bientôt contraint, en raison des excentricités renouvelées de Verger, de la rétablir. Là est né le désir de vengeance de ce dernier, qui sera renforcé par son hostilité au dogme de l’Immaculée Conception (voir encadré) que l’archevêque a combattu puis accepté. Douze jours avant de passer à l’acte, Verger avait écrit à son père pour affirmer son opposition à ce point de doctrine : « J’ai prêché un dimanche contre cette nouvelle invention : mon évêque pour la cinquième fois m’a condamné à mort. Que voulez-vous que je fasse jamais avec des hommes qui, pour ne pas servir leurs dévotions exagérées, me jettent à chaque instant sur le pavé. »
LA JUSTICE PASSE
Dès son arrestation, Verger subit plusieurs interrogatoires, du préfet de police, du procureur général, du procureur impérial et d’un aide de camp de l’Empereur. Ses réponses se révèlent incohérentes. Il ne cesse par exemple de répéter : « Ce n’est pas la fin ! ce n’est pas la fin ! » (9) Flatté sans doute de l’importance qu’on lui accorde, il prend la situation de haut et, à son arrivée à la Conciergerie où il est incarcéré, il demande à manger, indiquant qu’il est resté à jeun afin de ne pas trembler au moment de frapper l’archevêque ! Il explique encore qu’il est hostile au célibat des prêtres et que son cri contre la (ou les) déesse(s) se réfère bien à son rejet du principe de l’Immaculée Conception. Dans son logement, sont saisis des écrits dans lesquels il aborde des questions très diverses, s’attaquant notamment à la Justice et au Pape. On relève aussi un volumineux cahier intitulé Notes sur l’abbé Verger, qui révèle un troublant dédoublement de la personnalité.
Mis en accusation par la Cour Impériale de Paris, l’intéressé est renvoyé devant la Cour d’Assises de la Seine. Le 14 janvier, il forme un pourvoi contre cet arrêt, qui n’est pas accepté et, trois jours plus tard, s’ouvre le procès. C’est un événement qui attise la curiosité du public et l’on ne peut accéder à la salle que muni d’un billet : « Des agents postés à chaque porte du prétoire plaçaient les arrivants selon la couleur de leur carte, comme au théâtre. » De hauts personnages font le déplacement : l’ambassadeur de Turquie, le secrétaire des commandements de l’Impératrice ou encore le prince Murat.
Verger apparaissant malingre et agité, maître Nogent-Saint-Laurens, l’avocat qui lui a été désigné, tente de démontrer qu’il est atteint de démence. Quand il a la parole, l’accusé se plaint à nouveau d’être victime de l’inquisition papale et de l’autorité judiciaire. Il accable honteusement tant son protecteur, l’abbé Legrand, que Mgr Sibour. Il est finalement saisi d’un tel accès de colère que les gendarmes sont contraints de le faire sortir. Il s’écrie alors : « "Peuple, défends-moi !" Des voix lui répondent du fond de l’auditoire : "Assassin ! Calomniateur !" » Au moment de le juger, les jurés, ne croyant pas à sa folie, le déclarent coupable sans circonstances atténuantes et le condamnent à mort. C’est pâle et le regard perdu que Verger est amené vers la voiture cellulaire qui le transporte à la prison de la Roquette.
Le 24 janvier, son pourvoi en cassation est rejeté, de même que, cinq jours plus tard, le recours gracieux adressé à Napoléon III. Jusqu’au bout, Verger a cru que sa peine pourrait être commuée en un exil honorable.
« JE VEUX MOURIR EN CHRÉTIEN »
Le 30 janvier, le condamné est réveillé à sept heures un quart par l’abbé Hugon, en présence du directeur de la prison, du greffier et de policiers. Comprenant le sort qui lui est réservé, il se cramponne aux barreaux de son lit et sollicite une faveur : « Messieurs », lance-t-il, « vous qui êtes décorés, vous qui connaissez l’Empereur, demandez ! obtenez pour moi la permission de lui écrire, c’est l’affaire de deux heures, on lui enverra un exprès ! » (12) N’obtenant pas de réponse, il s’enroule dans ses draps et se met à hurler : « Au meurtre ! Au secours ! À l’assassin ! » (13)
Ce n’est qu’après avoir écouté l’aumônier que, brusquement calme et résigné, il déclare : « Dans toute la plénitude de ma raison, […] je veux mourir en chrétien, en catholique, en prêtre […] Je demande pardon à Dieu et aux hommes du crime odieux que j’ai commis. J’offre librement, sincèrement ma vie en expiation de tout le mal que j’ai fait. » (14) Après quoi, conduit à la guillotine, il embrasse le crucifix et s’écrie : « Vive le Dieu d’amour ! Vive notre Seigneur Jésus-Christ ! » (15) Enfin, le bourreau applique la sentence.
MONSEIGNEUR SIBOUR, ENTRE TRADITION ET LIBÉRALISME
Revenons à la victime. Marie-Dominique-Auguste Sibour était né le 4 août 1792 à Saint-Paul-Trois-Châteaux, dans la Drôme. Fils d’un négociant, il commence ses études à Pont-Saint-Esprit (Gard), les poursuit aux séminaires de Viviers (Ardèche) et d’Avignon, avant d’être appelé à Paris où il professe les humanités au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Ordonné prêtre en 1818, il est attaché à la paroisse de Saint-Sulpice, puis des Missions étrangères. En 1822, il est nommé chanoine de la cathédrale de Nîmes. Il s’y fait la réputation d’un prédicateur brillant, si bien qu’il est désigné pour prêcher le Carême devant Charles X en 1831 : malheureusement, la Révolution de juillet 1830 empêchera la tenue de cette cérémonie.
C’est l’époque où il entreprend de traduire la Somme théologique de Saint-Thomas. Il collabore également au journal L’Avenir, qui défend les idéaux du catholicisme libéral, attaché à la liberté intellectuelle, spirituelle et morale. En 1839, il est élevé au siège épiscopal de Digne, où il s’attache à rétablir la liturgie romaine.
Mêlé aux débats qui agitent alors le monde religieux, il se prononce notamment pour la liberté de l’enseignement et publie un mémoire remarqué sur le sujet. Sa « souplesse idéologique » fait dire à Horace de Viel Castel qu’« ambitieux, sans convictions politiques, il s’attelait à tous les chars, et un jour il a cru de bonne foi […] qu’il serait nommé Président de la République !… alors il était républicain » (16). De fait, en avril 1848, il se fait élire à l’Assemblée constituante dans les Basses-Alpes, mais démissionne quand le général Cavaignac, président du Conseil des ministres, l’appelle, en juillet, à remplacer Mgr Affre, archevêque de Paris, mort sur les barricades pendant les insurrections de juin. D’opinions effectivement républicaines, Mgr Sibour préside solennellement à la promulgation de la Constitution de 1848. Il prône courageusement l’abstention lors du plébiscite organisé pour sanctionner le coup d’État du 2 décembre 1851 sonnant le glas de la République.
Toutefois, respectueux du suffrage universel et sans doute soucieux de préserver sa « carrière », il se rallie au régime impérial et célèbre, le 1er janvier 1852, à Notre-Dame, un Te Deum d’actions de grâces en l’honneur de l’événement.
AU SERVICE DÉFÉRENT DE LA GESTE IMPÉRIALE
Le 27 mars 1852, Mgr Sibour est nommé sénateur par Louis-Napoléon Bonaparte. Faveur appréciable car, si le Sénat, contrairement à aujourd’hui, ne participe pas alors à l’élaboration de la loi, il joue néanmoins le rôle fondamental de gardien de la Constitution, c’est-à-dire de protecteur des institutions impériales.
L’archevêque de Paris se montrera toujours un serviteur fidèle et dévoué de Napoléon III et de sa famille. Dans la soirée du 2 décembre 1852, il présente ses félicitations au nouvel empereur dans la salle du trône du palais des Tuileries. Le lendemain, aux côtés du préfet de la Seine, du préfet de police de Paris, du directeur de l’assistance publique et du secrétaire général de l’intérieur, il reçoit le souverain à l’Hôtel-Dieu, et entonne le Domine, salvum fac Imperatorem nostrum Napoleonem (17), prière de l’Église, de l’Armée et de la Nation. Le groupe traverse ensuite à pied le parvis de Notre-Dame où le couronnement est remplacé par une cérémonie religieuse.
Le 30 janvier 1853, nouveau rendez-vous majeur : Mgr Sibour marie Napoléon III et Eugénie de Montijo. Face à eux, il prononce la formule sacrée ainsi que la prière Deus Abraham, Deus Isaac. Et c’est encore lui qui, le 14 juin 1856, officie à l’occasion du baptême du prince impérial, lors d’une grandiose cérémonie qui fera dire à l’Empereur, sur un ton railleur : « Ce baptême vaut bien un sacre ».
EN PHASE IDÉOLOGIQUE AVEC L’EMPEREUR ET L’IMPÉRATRICE
On connaît le mot de Mme Dosne (18) à propos de Louis-Napoléon Bonaparte : « Son dada est le peuple. » (19) De la même façon, appartenant à la mouvance du « parti républicain catholique », Marie-Dominique Sibour a pu être qualifié de « prêtre des ouvriers » et, en effet, la population parisienne l’a apprécié, en particulier les classes populaires. Il est « bien différent de la plupart de ces prélats qui sont toujours pour les forts contre les faibles, pour les oppresseurs contre les opprimés, pour les vainqueurs contre les vaincus ».
À l’instar d’un empereur inspiré par l’idée de progrès, l’archevêque institue la Fête des écoles : organisée le dimanche précédent l’Avent, elle consistait à célébrer « dans un discours l’alliance entre la philosophie et la religion. […] M. Sibour proposait un prix de 1 000 francs à l’auteur du meilleur mémoire sur les rapports entre la science et la foi » . Ce zèle rationaliste et libéral suscite contre lui une vigoureuse campagne menée par le journal catholique radicalL’Univers. L’archevêque réagit en infligeant un blâme au quotidien, en défendant aux religieux de son diocèse de le lire comme d’y collaborer, et décide en dernier lieu de l’interdire. Le pape Pie IX, saisi du conflit, tranchera finalement en faveur de la publication.
On peut encore souligner que Mgr Sibour s’est particulièrement intéressé aux œuvres de bienfaisance. C’est par exemple le cas lorsqu’il organise un service religieux particulier pour la maison d’éducation des jeunes ouvrières fondée par l’Impératrice dans le faubourg Saint-Antoine (22). Il s’agit hélas d’une de ses dernières décisions puisqu’il nomme un aumônier le 31 décembre 1856, trois jours avant l’attentat qui lui coûtera la vie.
APERÇU DE L’ŒUVRE RELIGIEUSE DE MGR SIBOUR
Mgr Sibour est d’abord un organisateur actif de la circonscription territoriale qu’il a la charge d’administrer. Évêque de Digne, il publie en 1845 des Institutions diocésaines. Il établit plus tard une nouvelle démarcation des paroisses parisiennes. En 1849, il dirige les délibérations d’un concile provincial et, l’année suivante, d’un synode diocésain. Quelque temps après, il rédige des Actes de l’église de Paris, touchant la discipline et l’administration (1854).
Il attache par ailleurs une importance particulière à la qualité des études dans le clergé : à cette fin, il développe la Faculté de théologie, fonde le chapitre de Sainte-Geneviève et organise des conférences.
Dans le domaine patrimonial, avec l’aide du gouvernement impérial, il obtient les concours financiers nécessaires pour aider les églises les plus pauvres et en bâtir de nouvelles. Ainsi, en juin 1854, bénit-il le commencement des travaux de construction de Saint-Jean-Baptiste de Belleville, dans le 19e arrondissement.
« Jaloux de son autorité mais soucieux de l’exercer avec doigté », Mgr Sibour use de son savoir-faire dans l’affaire du dogme de l’Immaculée Conception. Il est en effet, dans un premier temps, l’un des opposants les plus déterminés à ce principe, position qu’il fait connaître par écrit à Pie IX. Il se rend pourtant sans difficulté à Rome afin d’assister à sa promulgation par le Souverain Pontife. De retour à Paris, il justifie ainsi son attitude : « Rome a parlé, la cause est finie. […] Il faut croire de cœur et professer de bouche, fermement et constamment, que la doctrine qui enseigne que la bienheureuse vierge Marie […] a été […] préservée de toute atteinte de la tache originelle, est une doctrine révélée de Dieu. » On ne peut rêver serviteur plus discipliné.
MARIE-DOMINIQUE SIBOUR AU QUOTIDIEN
Concernant la pratique du culte, « Mgr Sibour souhait[ait] que la pompe [fû]t réduite, mais il pein[ait] à faire accepter cette idée à des prêtres pour qui le décorum joue un rôle capital dans la religion » (25). Cela dit assez la simplicité qui le caractérisait. C’est ainsi que, sans cérémonie, il venait chaque année donner la première communion aux élèves du lycée Louis-le-Grand, dans l’humble chapelle de l’établissement. Ceux qui l’ont côtoyé à l’évêché de Digne ont témoigné de l’extrême sobriété de son existence : « On s’étonnait du peu qu’il lui fallait pour vivre. »
Sa journée est strictement réglée. Il se lève à six heures, prie, médite, dit une messe. À neuf heures, on se réunit dans son cabinet pour le dépouillement du courrier. Il reçoit les membres de son chapitre, ses prêtres et la société de Digne, souvent dans le jardin dont il bénéficie, à flanc de montagne. Il expose ses projets, écoute les avis de ses collaborateurs au milieu desquels il vit en ami, jamais en maître.
En fin d’après-midi, il dit l’office du lendemain, dîne et consacre une heure ou deux à la conversation. Vers huit heures et demie neuf heures, il assure la prière en commun, laquelle est suivie d’une courte lecture spirituelle, après quoi on prend congé. Pour sa part, l’évêque profite de ce temps de tranquillité pour étudier les Pères et le droit canon.
Son testament montre enfin un homme profondément bon et charitable, puisqu’il prévoit des dons d’argent aux pauvres de Paris, mais aussi à ceux de Digne, cité qu’il n’a pas oubliée.
UNE FIGURE CONTROVERSÉE DE L’ÉGLISE
Tant au moment du coup d’État qu’à l’occasion du débat sur la question de l’Immaculée Conception, Mgr Sibour a pu être considéré comme inconstant avec ses idées et prioritairement soucieux de préserver sa position dans l’Église. On peut au contraire estimer que, respectueux des institutions, civiles comme religieuses, il n’a toujours fait qu’obéir aux détenteurs de l’autorité légitime : l’Empereur adoubé par plébiscite, le Pape habilité à diriger l’Église par le vote du conclave. Sûr de la loyauté de sa conduite, il ne s’est jamais formalisé des critiques émises à son encontre, telles celles de Victor Hugo (ancien royaliste devenu républicain…) qui est allé jusqu’à le qualifier de « vieux prêtre infâme » (27). Fidèle à sa vocation, Marie-Dominique Sibour a accepté les fonctions successives où il a été appelé, quitte à devoir parfois renoncer à ses convictions personnelles. Cette conduite lui a d’ailleurs été fatale et, nous l’avons indiqué, il se savait en danger. Les paroles qui suivent, prononcées quelques jours avant sa disparition, ne nous invitent-elles pas à nous incliner devant sa tragique destinée : « J’étais sur un lac bien petit et bien paisible, on m’a forcé à venir sur une mer orageuse et j’y succomberai. » ?
LA PROCLAMATION DU DOGME DE L’IMMACULÉE CONCEPTION
Le 8 décembre 1854, Pie IX proclame le dogme de l’Immaculée Conception dans sa bulle Ineffabilis Deus. La croyance selon laquelle Marie serait exempte du péché originel ne doit pas être confondue avec sa virginité et est discutée depuis le Moyen Âge. La décision du Pape est donc l’aboutissement de longues discussions doctrinales et elle intervient dans une période de renouveau de la dévotion à la mère du Christ, qui suit les années tumultueuses de la Révolution. L’époque est marquée par de nombreuses apparitions de la Sainte Vierge. L’une des plus célèbres a lieu en 1830 et est confessée par une religieuse, Catherine Labouré : « Une voix lui suggère de faire frapper une médaille portant cette prière : "Ô Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous". Or cette médaille frappée en 1832 connaît un succès considérable [… ] en 1842, la diffusion est évaluée à cent millions. » (A) Malgré les requêtes adressées au Vatican, le pape Grégoire XVI meurt en 1846 sans avoir accepté de reconnaître le dogme. L’élection de Pie IX redonne espoir à ses promoteurs. À l’issue des travaux théologiques qu’il a commandés, il consulte l’ensemble des évêques de la catholicité : « Sur les 603 réponses, plus des neuf dixièmes sont favorables. » (B) Il déclare donc solennellement que « la bienheureuse Vierge Marie fut, dans le premier moment de sa Conception, […] préservée intacte de toute tache du péché originel ». L’exceptionnelle sainteté de Marie annoncée depuis la basilique Saint-Pierre de Rome est comme authentifiée lorsque, quelques années plus tard, le 25 mars 1858, Bernadette Soubirous affirme avoir entendu « la Dame » lui dire dans la grotte de Massabielle : « Je suis l’Immaculée Conception ».
L’EMPIRE ET L’ÉGLISE : DUO ET DUEL
Dès le 2 décembre 1851, l’Église apporte son soutien à Louis-Napoléon Bonaparte : elle accueille en effet favorablement « la restauration d’un empire qui représente les principes du conservatisme social ». Et inversement, le gouvernement peut compter sur la religion pour lutter contre les forces républicaines et révolutionnaires. On aurait cependant tort d’ignorer les dissensions qui ont gâté cette alliance, essentiellement pour trois raisons. D’abord, la Constitution de 1852 s’appuie sur les fondements laïcs hérités de 1789, contre lesquels le clergé n’a cessé de s’opposer ; ensuite, un désaccord a persisté sur l’organisation de l’Église de France, les droits accordés à l’État sous Napoléon 1er par le Concordat et les Articles Organiques étant jugés abusifs ; enfin, l’activité politique et sociale des ecclésiastiques a généralement été considérée comme excessive. C’est pourquoi les relations entre Napoléon III et Pie IX se sont avérées pour le moins complexes. On sait que ce dernier n’a pas accepté de venir sacrer l’Empereur à Paris, au motif notamment que le gouvernement ne s’était pas engagé à rendre le mariage religieux obligatoire. Par ailleurs et surtout, les hésitations de la France dans la question romaine (soutien du Pape en 1849, évacuation de Rome en 1866, retour des Français en 1867, nouveau départ des troupes en 1870) n’ont cessé d’altérer des rapports déjà tendus.
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