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Pierre-Jean Garatle: chanteur rebelle de Napoléon 

Issu du magazine Napoléon n°108


Musicien et baryton doté d’une voix exceptionnelle, Pierre-Jean Garat commence à acquérir une notoriété dès le règne de Louis XVI avant de connaître un succès sans équivalent sous le Directoire. Coqueluche de la mode, il devient une figure incontournable de la vie parisienne durant le Consulat, puis l’Empire. Si Napoléon appréciait ses qualités artistiques, il était cependant beaucoup moins sensible à l’indépendance d’esprit de ce chanteur vaniteux.

Par Mathieu Geagea / historien


Issu d’une famille bourgeoise, c’est sous le règne de Louis XV, le 26 avril 1762, que le futur plus grand chanteur de son temps vient au monde, dans la ville de Bordeaux. Le père de Pierre-Jean Garat est un jeune avocat âgé de vingt-sept ans, originaire du pays basque, tandis que sa mère est la fille d’un chirurgien bordelais.


Dans les premiers mois de sa vie, Pierre-Jean se voit confié aux bons soins d’une nourrice, résidant dans la localité de Barsac, située non loin de Bordeaux. La légende veut que cela soit au contact de cette femme qui chantait à longueur de journée que l’enfant ai été initié au plaisir de la musique : « Le berceau auprès duquel elle chantait toujours fut pour l’enfant un lieu de délices. […] Avec quelques sons, elle faisait d’un tel enfant ce qu’elle voulait ; ces sons, liés en phrases de chant, furent gravés dans l’oreille et dans la voix de l’enfant. […] Garat a commencé de chanter avant de commencer à parler », racontera Dominique-Joseph Garat, l’oncle de Pierre-Jean.


De retour au milieu de sa famille, à Bordeaux, le jeune enfant aime à pousser la mélodie et fascine ses parents par la justesse de sa voix. Un talent qui lui provient sans doute de sa mère, musicienne et cantatrice distinguée. Après avoir suivi le début de sa scolarité à Bordeaux, Pierre-Jean, élève ordinaire, voire médiocre, intègre le collège de Barbezieux, dans la Charente voisine. L’adolescent ne pense qu’à la musique. « Il apprit ainsi une cinquantaine de mélodies différentes et, quoiqu’il fût à peine âgé de douze ans, il avait déjà l’oreille si fine, si délicate et si exercée », écrira l’historien de l’art Paul Lafond dans son ouvrage consacré à Garat. La santé fragile du jeune homme pousse ses parents à l’envoyer quelques mois dans sa famille paternelle, au pays basque, dont le climat est jugé plus appréciable. Ignorant de la science musicale, Pierre-Jean Garat commence à étudier la vocalisation auprès d’un maître italien nommé Lamberti et résidant dans la ville de Bayonne. De cette courte période de sa vie passée au pays basque, le futur grand chanteur rapportera un grand nombre de mélodies montagnardes.


De retour dans la capitale girondine, Pierre-Jean Garat poursuit son apprentissage auprès de François Beck, compositeur allemand et chef d’orchestre du Grand-Théâtre de Bordeaux. Auprès de ce dernier, le jeune homme apprend l’harmonie avec une déconcertante facilité et ne manque pas, au Grand-Théâtre, d’entendre les principaux chefs-d’œuvre lyriques interprétés par les meilleurs chanteurs. Pierre-Jean Garat les apprend par cœur et ne cesse de s’entraîner pour atteindre le niveau de ses modèles. Assez souvent, le jeune virtuose se plaît à chanter au milieu d’un cercle d’amis dans les allées de Tourny, au cœur de Bordeaux. François Beck l’invite alors à participer à des concerts publics ou privés qu’il organise dans des salons. Le jeune homme surprend les musiciens de renom qui, de passage dans la ville, peuvent l’entendre et charme ses auditeurs par sa manière de chanter aussi bien des opéras que des chansons basques. À l’approche de ses vingt ans, Pierre-Jean Garat est envoyé par son père à Paris afin d’y débuter des études de droit en vue d’exercer, comme lui, la profession d’avocat.


À la conquête de Paris et de Versailles

À la fin de l’automne 1782, le jeune Garat prend le chemin de la capitale. Très vite, il renonce à ses études de droit pour se consacrer exclusivement au chant. Il se rapproche alors de chanteurs italiens qui connaissent à cette époque un grand succès dans la capitale française. Auprès d’eux, il se perfectionne, s’approprie leurs méthodes et reproduit leurs voix « avec une égale flexibilité et une non moins égale justesse », écrira Paul Lafond : « Garat n’était ni une haute-contre, ni un ténor, ni un baryton, ni une basse. Par un caprice de la nature, son gosier se prêtait à tous les registres. Il était un résumé de toutes les voix. Dans une même soirée, il chantait les airs les plus opposés. Du pathétique, il passait sans aucun effort au bouffon ».


Très rapidement, Garat devient une figure incontournable du Tout-Paris. Le jeune chanteur est de toutes les fêtes. Dans les théâtres, les concerts, les bals, les lieux de réunion de tous genres et même dans les églises, Garat savoure le plaisir d’entendre de la musique et de rencontrer des personnalités. Charmeur, il ne laisse personne indifférent et tout un chacun s’extasie devant sa prodigieuse mémoire lui permettant de chanter un opéra d’un bout à l’autre, depuis l’ouverture jusqu’à l’air final. Dans leur Correspondance littéraire, philosophique et critique adressée à un souverain d’Allemagne en février 1784, l’homme de lettres Friedrich-Melchior Grimm et le philosophe Denis Diderot ne manquent pas de souligner : « Nous avons depuis quelque temps un jeune homme dont le talent est un de ces phénomènes extraordinaires. […] Son nom est monsieur Garat. […] Il est à peine âgé de vingt ans. »


Alors qu’il ne réside à Paris que depuis à peine trois mois, sa notoriété croissante atteint les murs du château de Versailles et bientôt la reine Marie-Antoinette exprime le souhait d’entendre ce jeune prodige. Le 12 janvier 1783, Pierre-Jean Garat répond de bonne grâce à l’invitation de la souveraine et découvre pour la première fois de sa vie les splendeurs du palais de Versailles. Intimidé, il est introduit dans un salon où l’attendent Marie-Antoinette, les frères du roi, le comte de Provence et le comte d’Artois, et une foule de courtisans. Accompagné du compositeur italien Antonio Salieri, installé derrière un clavecin, Garat chante quelques airs basques ou gascons qu’il traduit à mesure en français et termine sa prestation par un opéra qu’il chante de mémoire. Son succès, ce jour-là, dépasse ce qu’il pouvait espérer. À dater de ce jour, Garat se rendra à plusieurs reprises à Versailles et à Trianon pour aller chanter devant et avec la reine.


Pendant ce temps, à Bordeaux, Dominique Garat ayant appris que son fils avait complétement délaissé ses études de droit, lui adresse de vifs reproches, lui enjoignant de reprendre le chemin de l’université, avant ensuite de recourir aux grands moyens en lui supprimant sa pension. Sans subsides et menant un train de vie bien supérieur à ses moyens, Garat reçoit néanmoins le soutien de son oncle Dominique-Joseph, journaliste à Paris. Il trouve bientôt un protecteur dévoué en la personne du comte de Vaudreuil, cousin de la duchesse de Polignac, l’amie et confidente de la reine. Enfin, en septembre 1783, Garat devient secrétaire au cabinet du comte d’Artois. Malgré ses émoluments, le jeune chanteur connaît toujours des difficultés financières et, par deux fois, la reine lui vient en aide en payant ses dettes.


En 1786, Pierre-Jean Garat retourne à Bordeaux pour la première fois depuis quatre ans. Sa réputation l’ayant précédé, l’enfant du pays reçoit un accueil chaleureux, doublé d’un nombre incalculable d’invitations car nombreux sont ceux qui désirent le rencontrer et l’entendre. Il profite de ce séjour sur les bords de la Garonne pour participer à un concert organisé au profit de François Beck, son ancien maître, qui se trouve alors dans une situation financière délicate. Enfin, Garat met à profit ce voyage pour se réconcilier avec son père. Après plusieurs mois passés sur sa terre natale, le chanteur regagne Paris.


De la chute de la royauté au Directoire

Deux années s’écoulent avant que le tourbillon de la Révolution ne vienne brutalement et considérablement bouleverser la vie parisienne. La chute de la royauté, en 1792, conduit Garat à se retrouver privé de la pension que lui versait la cour. Quelques mois plus tard, le chanteur juge plus prudent de s’éloigner de la capitale et, accompagné de son ami Pierre Rode, compositeur et violoniste, originaire de Bordeaux comme lui, c’est à Rouen qu’il s’établit. Huit mois durant, les deux artistes vont séjourner et donner une vingtaine de concerts dans cette ville, l’une des rares à avoir conservé une activité musicale importante en cette période de troubles. C’est à l’occasion de l’un de ces concerts que Garat va se mettre en danger. Face à un public conquis qui lui demande, à cor et à cri, de chanter « La carmagnole », ce chant révolutionnaire crée au moment de la chute de la monarchie, Garat s’y serait refusé pour, en lieu et place, interpréter une romance dans laquelle auraient été perçues des allusions à la reine Marie-Antoinette. En cette période de terreur, il n’en faut pas davantage pour que le chanteur soit placé en état d’arrestation, le 5 novembre 1793. Garat restera emprisonné plusieurs mois.


La chute et l’exécution de Robespierre, en juillet 1794, lui permettent d’échapper à l’échafaud et de recouvrer la liberté le 8 août suivant. Endetté, Garat se remet aussitôt à chanter pour gagner sa vie et payer ses créanciers. Avec Pierre Rode et le jeune compositeur rouennais François-Adrien Boieldieu, le chanteur donne un nouveau concert, quelques jours seulement après sa sortie de prison. La situation économique et politique du pays demeurant incertaine, Garat et Rode choisissent ensuite de quitter Rouen pour tenter leur chance à l’étranger. Après avoir embarqué au Havre, les deux hommes gagnent Hambourg où ils se produisent avec le même succès. Après y avoir séjourné plusieurs mois, ils rejoindront la Hollande, puis l’Angleterre avant de rentrer en France vers la fin de l’année 1795.


En cette période marquée par la naissance du Directoire, Paris a encore changé de visage. « Les salons se rouvraient. Les luxueux équipages réapparaissaient, les dîners, les bals, les concerts se succédaient sans interruption, jamais assez nombreux au gré de la nouvelle société assoiffée de plaisirs. […] Il fallait se distraite coûte que coûte de l’oppression des derniers temps dont on sortait affaibli et froissé », écrira Paul Lafond dans sa biographie du chanteur. Malgré son absence de plusieurs mois, Garat retrouve sans coup férir sa notoriété de jadis et redevient l’homme à la mode. Il est fréquent de l’entendre chanter chez la salonnière, Madame Tallien, au domicile du financier Gabriel-Julien Ouvrard ou lors des fêtes organisées par l’influent membre du Directoire, Paul Barras. Garat fait payer très cher ses prestations et c’est ce qui le rend incontournable dans les milieux les plus huppés. « Parmi ses manies les plus insupportables était celle de se faire prier pour chanter. Quoiqu’il eût été navré que l’on ne lui demandât pas, ce n’était qu’à force de supplications et d’instances que l’on obtenait de l’entendre dans un salon », mentionne Paul Lafond dans son ouvrage. Dans ces soirées mondaines, le chanteur côtoie tout ce que Paris compte de personnalités importantes dans le milieu des sciences, des lettres et de la politique.


À la même période, Garat se produit sur la scène du Théâtre français de la rue Feydeau. Il prouve, une fois encore, la diversité de son répertoire en étant capable, le temps d’une même soirée, de chanter de l’opéra allemand, des compositions italiennes ou des chansons gasconnes. À chacun de ses concerts, le public lui réserve un triomphe. En 1796, Garat est nommé professeur de chant au Conservatoire de musique, fondé trois ans plus tôt pour remplacer l’École royale de chant. Il y acquiert la réputation d’un enseignant hors pair.


Une singularité vestimentaire

Au début de son succès, durant la période du Directoire, Pierre-Jean Garat met un point d’honneur à ne pas se plier aux modes vestimentaires du moment. Plus habitué à l’élégance qui régnait sous l’Ancien Régime, le chanteur refuse d’endosser la carmagnole bleue, le gilet blanc, le pantalon à raies roses ou le bonnet de drap bleu bordé de rouge. Pire encore que tout, il continue de porter les cheveux poudrés nantis d’une queue. Une coiffure réputée pour être celle des royalistes, donc perçue comme séditieuse et antipatriotique. Conquis par les idées de la Révolution, les admirateurs de Garat ne peuvent que manifester leur désapprobation et leur mécontentement face à la coiffure arborée par leur idole. Un soir, alors qu’il doit se produire au Théâtre de la rue Feydeau, c’est sous les sifflets que Garat est accueilli sur scène. Les spectateurs scandent alors : « La queue ! La queue ! » Présent à ses côtés, son ami, le musicien et chanteur lyrique Jean-Blaise Martin glisse à l’oreille Garat : « Tu seras sifflé tant que tu garderas ta coiffure. » Alors que Garat tente de chanter malgré les vociférations et même les injures grandissantes du public, Jean-Blaise Martin s’approche prestement de lui et, d’un coup de ciseaux, lui coupe cette fameuse natte tant décriée. Il n’en fallait pas davantage pour que Garat reçoive ensuite d’unanimes applaudissements. À dater de ce jour, le chanteur doit, bon gré mal gré, se soumettre à la mode de l’époque.


Néanmoins, il ne peut s’empêcher de se singulariser. Il remplace sa natte par une multitude de petites frisures. À la culotte de soie, il préfère une culotte de daim descendant jusqu’à mi-jambe et des bottes molles à revers. Au frac, il fait ajouter deux devants rabattus garnis de boutons. Au chapon rond, il privilégie plutôt le haut de forme.


Dans la mouvance du courant de mode des « Incroyables », caractérisé par la dissipation et les extravagances, Garat devient rapidement la coqueluche de la jeunesse dorée qui en vient à copier ses tenues vestimentaires, notamment la cravate nouée à droite. Il ne se départira jamais de cette attitude exhibitionniste et efféminée. Vers la fin de sa vie, il regrettait cependant de ne plus susciter l’attention par ses tenues pittoresques. Un an avant sa mort, se promenant dans les rues de Paris paré d’un habit vert sous une redingote marron avec un pantalon rouge recouvert de hautes bottes de cuir jaune, son accoutrement est pour le moins hétéroclite. À l’écrivain Auguste Jal qui l’accompagne ce jour-là, Garat, désabusé, ne peut s’empêcher de maugréer en pointant son doigt vers la foule des passants : « Les ingrats. Il y a vingt ans, ils ne seraient pas passés près de moi sans remarquer que j’ai des bottes jaunes. Les ingrats ! » Comme l’écrira Louis-Gabriel Michaud dans le quinzième volume de sa « Biographie universelle » : « Il eût été difficile de dire ce que Garat estimait le plus de son talent ou de son empire sur la mode. »


Garat et Napoléon : entre charme et agacement

Devenu sénateur sous le Consulat, Dominique-Joseph Garat considère comme inconvenant et intolérable que son neveu, qui porte le même patronyme que lui, puisse chanter moyennant finance. Aussi préfère-t-il lui verser une pension assez élevée, à condition qu’il s’abstienne de se produire en public. Pour ne pas compromettre la carrière politique prometteuse de son oncle, Pierre-Jean Garat consent à ce lourd sacrifice, tout en continuant de donner ses cours au Conservatoire de musique et d’être invité à chanter au domicile de personnalités éminentes. Durant cette période, le chanteur ne commet qu’une seule entorse lorsqu’il accepte de jouer le rôle de l’ange Gabriel dans l’œuvre lyrique dramatique La création de Haydn. La représentation se déroule à l’opéra de la rue de Richelieu, le soir du 24 décembre 1800. La présence du Premier consul, Napoléon Bonaparte, est annoncée. Le soir venu, tandis que le rideau vient tout juste de se lever, une explosion se fait entendre. Le public ne dissimule pas son inquiétude. Dans les minutes qui suivent, la loge du Premier consul s’ouvre et Bonaparte, accompagné de plusieurs de ses généraux et de son épouse Joséphine, prend place à la vue de tous. Du parterre à l’orchestre, de l’amphithéâtre aux loges, le bruit se répand très vite que le Premier consul vient de réchapper à un attentat d’une rare violence dans la rue Saint-Nicaise. Par sa présence, Bonaparte prouve ainsi qu’il n’a pas été blessé. C’est lors de cette soirée historique que le futur empereur des Français entend pour la première fois la voix de Garat.


Durant cette période du Consulat, le chanteur est sollicité de toute part. Il est reçu à Malmaison par Joséphine, au domicile du ministre des Affaires extérieures, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ou chez Lucien Bonaparte, le frère du Premier consul.

C’est alors qu’il est invité dans la demeure de la marquise de Montesson, amie proche de Joséphine, que le Premier consul, à l’issue du déjeuner, a le plaisir d’entendre chanter Garat pour la deuxième fois. Sensible à son talent, le futur Empereur le priera même de bisser la romance du compositeur et claveciniste Charles-Henri Planta-de. Une fois que Bonaparte prend congés, Garat confie sobrement à la marquise de Montesson : « Il est charmant. C’est un grand homme. »


Après la proclamation de l’Empire, en 1804, le chanteur à la voix d’or se retrouve régulièrement invité aux grands concerts organisés par l’empereur au palais des Tuileries. Imbu de sa personne, doté d’un caractère très fier, il n’hésite pas à affirmer sa personnalité, à ses risques et périls. Un soir, accompagné du musicien et chanteur lyrique Jean-Blaise Martin, Garat ne trouve pas à son goût l’emplacement des chaises qui leur sont réservées. Sans hésiter, il va jusqu’à substituer les billets portant son nom et celui de son collègue avec ceux de hauts personnages beaucoup mieux favorisés. Lorsque le chambellan s’en aperçoit, Garat répond avec assurance que si on ne lui accorde pas satisfaction, il refusera de chanter. Informé de l’incident, Napoléon aurait déclaré : « Ces messieurs ont leur dignité, placez-les où ils voudront être. » S’étant fait communiquer les propos bienveillants de l’Empereur, Garat opte pour une réponse empreinte d’humilité : « Nous ferons de notre mieux pour satisfaire un souverain qui veut bien avoir une déférence indulgente pour des hommes peut-être trop vaniteux. »


Respectueux envers l’Empereur, Garat ne fait cependant pas partie des thuriféraires du régime impérial. Il apparaît, au contraire, comme souvent nostalgique de la monarchie, en souvenir des bienfaits dont Marie-Antoinette l’a honoré une vingtaine d’années auparavant. Si Napoléon se montre parfois agacé par l’indépendance d’esprit de Garat, cela ne l’empêche cependant pas de décorer ce chanteur exceptionnel de l’ordre de la Légion d’honneur. Une distinction que le récipiendaire n’aime guère arborer ostensiblement. « Il l’a dédaignait à ce point que, lorsque dans une réunion officielle il était obligé de la porter, il croisait ordinairement le revers de son habit pour la dissimuler », évoque l’historien de l’art Paul Lafond.


La colère de l’Empereur

À quarante-cinq ans, Pierre-Jean Garat se trouve à l’apogée de sa carrière. Il est l’une des figures les plus en vue de la vie parisienne. Devenu une icône de la mode, il fréquente les puissants et accumule les conquêtes féminines. L’une d’elles, une aristocrate savoisienne, Adélaïde de Bellegarde, de dix ans sa cadette et par ailleurs modèle du peintre David, aura d’ailleurs deux enfants illégitimes de Garat, un garçon et une fille respectivement nés en 1801 et 1802. C’est cependant avec une de ses jeunes élèves du Conservatoire de musique, une brillante contralto, Marie-Catherine-Césarine Duchamps, que Garat se serait uni, même si des doutes demeurent sur la réalité de ce mariage. « Elle avait une belle voix grave, ce qui la fit surnommer par lui “mademoiselle contralto”. Toujours et avant tout épris de son art, Garat ne lui laissait pas un instant de repos, la faisant vocaliser sans trêve ni merci. Jaloux à l’excès, il ne lui laissait pas un instant de liberté », stipule Paul Lafond. Son outrecuidance et son narcissisme lui valent également des reproches et des inimités.


Certains de ses contempteurs croient déceler des allusions sibyllines dans ses chansons, même s’il est difficile de savoir si Garat agit sciemment ou involontairement. Ainsi, quelques-unes de ses romances comme « Henri IV à Gabrielle » ou « Bayard » laissent supposer, à travers l’évocation de ces figures historiques, une critique de l’Empereur. Informé, ce dernier ne cache pas son ressentiment. Une étape supplémentaire est franchie lorsque Garat chante « Bélisaire », en hommage à ce général romain d’Orient qui vécut au vie siècle, tombé ensuite en disgrâce auprès de l’empereur Justinien, à la suite de rumeurs faisant état de sa participation à des conspirations. À travers cette ode, plusieurs bonapartistes y perçoivent un parallèle avec le général Jean Victor Marie Moreau, impliqué en 1803 dans une conjuration contre Napoléon, à la suite de quoi il est arrêté, jugé et condamné. Banni, l’officier est rayé des cadres de l’armée. Même si les paroles de la chanson ont été écrites par le poète Népomucène Lemercier, c’est bien l’interprète Garat qui va subir les conséquences du courroux de Napoléon. Le souverain décide tout simplement de le priver de son traitement de professeur au Conservatoire de musique. Cette décision n’empêchera cependant pas Garat d’y poursuivre gracieusement son enseignement. L’Empereur et le chanteur ne se reverront plus désormais. Si Garat n’est pas un fervent admirateur de Napoléon, il demeure cependant toujours fidèle à l’impératrice Joséphine qu’il continue, après son divorce d'avec l’Empereur, d’aller visiter fréquemment à Malmaison.


Une fin de vie solitaire

En 1814, c’est sans grand regret que le chanteur assiste à la chute de l’Empire et à la restauration de la monarchie dans la foulée. À peine monté sur le trône, le roi Louis XVIII donne des instructions pour que Garat puisse, de nouveau, jouir de son traitement de professeur au Conservatoire de musique, qui lui avait été ôté quatorze mois auparavant.

En 1817, la Maison du roi charge Garat de parcourir les provinces du Midi pour y dénicher de jeunes talents prometteurs susceptibles de suivre son enseignement. Après s’être acquitté de cette tâche, le chanteur regagne Paris et reprend ses cours au Conservatoire de musique, rebaptisé depuis l’année précédente « École royale de musique et de déclamation ». Si son enseignement se révèle toujours d’une aussi grande précision et qu’il exprime encore la même exigence à l’endroit de ses élèves, Garat, la cinquantaine révolue, commence à ressentir les affres de la vieillesse. Petit à petit, sa voix s’éteint, ce qui le plonge dans un immense chagrin. Il refuse d’admettre cette défaillance de son corps et continue inlassablement à s’occuper de musique.


À un ami qui le questionne un jour pour lui demander s’il essaye encore de chanter quelquefois, il n’hésite pas à répondre : « Non. Cela m’est impossible, mais ma mémoire chante en silence et je n’ai jamais mieux chanté. » Son irrémédiable déclin le rend alors misanthrope et morose. C’est dans une quasi-solitude que Garat fait face à l’affaiblissement lent et progressif de son organisme. À ses rares visiteurs, la musique reste toujours son grand sujet de discussion : « Elle était toujours et resta jusqu’à son dernier souffle sa maîtresse adorée, la seule qu’il n’ait pas abandonnée et à laquelle il soit toujours resté fidèle », écrit son biographe Paul Lafond.


Le 1er mars 1823, à trois heures du matin, le plus célèbre et le plus talentueux chanteur de sa génération s’éteint à son domicile de la rue Montmartre, à Paris, à l’âge de soixante ans. Il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise, sous un monument de pierre, en forme de coffret, dominé au chevet par une stèle. Sur celle-ci, recouverte d’un fond de marbre blanc, sont sculptés un bouquet et un bas-relief représentant une muse jouant de la harpe, allégorie de la musique. Bien des années plus tard, la stèle sera surmontée d’un buste en bronze du défunt.

Dans l’enclos des musiciens de cette onzième division du cimetière du Père-La-chaise, Garat repose désormais à proximité immédiate des sépultures des compositeurs Étienne-Nicolas Mehul et André Grétry et du violoncelliste Jean-Louis Duport. Près de soixante ans après sa mort, sa fille, Marie-Aimée-Aurore, le rejoint pour reposer à ses côtés. Dans les jours suivant les obsèques de Pierre-Jean Garat, l’une de ses élèves du conservatoire de musique, la chanteuse soprano Antoinette-Eugénie Rigaud, honore la mémoire de son maître. Tel un pied de nez à Napoléon, elle chante sur la scène de l’opéra la romance « Bélisaire », celle-là même qui a engendré l’ire de l’empereur contre Garat. « Cette mélodie simple et touchante […] fit fondre le public en larmes. La chanteuse elle-même ne put résister à l’émotion générale, elle pleura comme tout le monde, et put à peine achever sa romance », évoque Paul Lafond. Garat ne pouvait espérer plus bel hommage post-mortem.


Bibliographie

Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne : histoire par ordre alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes, volume 15, éditions Thoisnier Desplaces, Paris, 1843. I François-Joseph Fetis, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique, éditions Firmin-Didot, Paris, 1834-1835, reproduite en fac-similé dans la collection « Bibliothèque des introuvables », Paris, 2001. I Paul Lafond, Garat 1762-1823, Paris, 1900.


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