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Quatre empereurs et un talisman

Parmi tous les trésors conservés au palais épiscopal de Tau à Reims, il en est dont le destin romanesque, associé à quatre empereurs, serait susceptible d’enflammer l’imagination d’un romancier puisqu’il s’agit d'un reliquaire, dit « Talisman de Charlemagne ». Une récente analyse gemmologique couplée avec une recherche historique offre un éclairage nouveau sur ce joyau d’exception.



Si de rares articles, principalement à partir du xix siècle, ont traité quelques aspects historiques du reliquaire, aucune analyse gemmologique n’avait été menée avant celle de l’équipe scientifique de 2016, sous la houlette du professeur Gérard Panzer et assisté entre autres de l’antiquaire et expert en bijoux anciens Geoffrey Riondet. Or, à leur grande surprise, les éléments historiques qui pouvaient corroborer ou non leurs résultats étaient limités. Nos gemmologues se sont alors transformés en détectives afin de remonter le cours du temps et retracer l’histoire du reliquaire en plongeant dans les archives. Le premier problème était de confirmer la tradition qui le veut contemporain de Charlemagne.


Appartenait-il à Charlemagne ?

Le talisman consiste en un reliquaire en or, en forme d’ampoule à eulogie, composé de deux parties circulaires rattachées en elles par une bande d’or. L’avers présente un gros cabochon bleuté serti ainsi que neuf pierres de couleurs alternant avec huit perles. C’est la face qui est la plus souvent représentée, car elle laisse apparaître par effet loupe les fragments dits de la « Vraie Croix » montés en forme de croix. À l’époque, en effet, le contenu primait sur le contenant et le bijou devait préserver un trésor bien plus estimable : la relique.


Le revers se présente de façon identique, mais la pierre centrale est un énorme saphir de 139 carats dont la rusticité confirme qu’il est contemporain du reliquaire et originaire de Ceylan. Il est intéressant de noter que les pierres de cette dimension étaient extrêmement rares avant les voyages de Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689) en Orient qui rapporta des diamants à Louis XIV. Il apparaît donc que ce saphir est l’un des plus gros recensés au Moyen Âge.


Les analyses confirment effectivement que le reliquaire est d’époque carolingienne et qu’en conséquence Charlemagne aurait pu le tenir entre ses mains. Cependant a-t-il été - ainsi que le veut la tradition - suspendu au cou de la dépouille de l’Empereur lorsque ce dernier fut mis en terre en 814, à Aix-la-Chapelle ?


Une première chronique, écrite vers 1012-1018 par Thietmar, évêque de Mersebourg, rapportant l’exhumation ordonnée en l’an 1000 par Otton III, empereur du Saint Empire romain germanique, ne permet pas de l’affirmer. Otton III aurait « pris pour lui la croix en or qui pendait au cou du mort et une partie de ses vêtements non encore purifiés, après quoi il remit tout en place avec infiniment de respect ». Très rapidement, les chroniques insufflent une grandeur nouvelle aux funérailles et évoquent un empereur embaumé revêtu des insignes impériaux, avec un morceau de la Vraie Croix inclus dans le diadème. Néanmoins, une seconde exhumation, en 1165, à l’occasion de la canonisation de l’empereur défunt, ne donne pas plus d’information sur le reliquaire. Quant à l’inventaire des reliques du trésor d’Aix-la Chapelle, il a été perdu. Toutefois des éléments de cette liste apparaissent dans des manuscrits, du xiie siècle conservés à Bonn et à Berlin, ainsi qu’un inventaire établi en 1520. Ces documents font état d’un reliquaire contenant, non pas des morceaux de la Vraie Croix, mais des cheveux de la Vierge. À partir du xviie siècle apparaissent des gravures du reliquaire, en tant qu’une des reliques (parmi lesquelles la Vraie Croix) du trésor d’Aix-la-Chapelle. En 1786, M. de Barjolé en donne une description plus précise dans son ouvrage Lettres sur la Ville et les Eaux d’Aix-La-Chapelle en tant que « cheveux de la Vierge enchâssés dans un reliquaire d’or orné de pierreries » distinct du morceau de la Vraie Croix, lequel est listé sans contenant.


Porter sur soi des reliques était courant, ainsi qu’en atteste Alcuin, théologien et conseiller de Charlemagne, qui souhaitait faire cesser cette pratique. Il faut également souligner que, pendant longtemps, la valeur d’un serment ou d’un acte de loi était intimement liée à l’objet qui la désigne. Il est en conséquence fort possible que le reliquaire ait appartenu au trésor d’Aix-la-Chapelle du temps de Charlemagne et qu’il faisait partie des regalia et insignes portés par l’Empereur lors de cérémonies officielles, contribuant à assurer la légitimité spirituelle de son couronnement par le pape Léon III.


Une valeur symbolique qui n’échappera pas aux futurs empereurs…


Napoléon, héritier de Charlemagne

La référence carolingienne accompagna tout le règne de Napoléon. « Je suis Charlemagne, parce que comme Charlemagne, je réunis la Couronne de France à celle des Lombards » écrit-il en janvier 1806 au cardinal Fesh, son ambassadeur à Rome, dans un courrier évoquant les rapports qu’il désire entretenir avec le Vatican. Et de nouveau, en 1809, Talleyrand rapporte dans ses mémoires une scène où l’Empereur s’emporte, reprochant aux ecclésiastiques une indépendance quant à ses instructions et concluant son éclat d’un « Je suis Charlemagne, moi… Je suis Charlemagne ».


Lorsqu’Aix-la-Chapelle devenue ville française fut désignée en 1802 en tant chef-lieu du nouveau département rhénan du Roer, monseigneur Berdolet en occupa le siège épiscopal, avant même d’en recevoir l’aval papal. Proclamé empereur en mai 1804, Napoléon entama une tournée officielle de plusieurs mois au cours de laquelle il rendit visite à son auguste prédécesseur. Joséphine, venue prendre les eaux à Aix-la-Chapelle, l’y attendait depuis la fin juillet. Monseigneur Berdolet, qui devait sa nomination à Napoléon, s’empressa d’offrir à l’Impératrice quelques présents, directement issus du trésor : le Lukasmadonna (une icône enchâssée dans un reliquaire), le Talisman de Charlemagne et le morceau de la Vraie Croix. Un don attesté par un brouillon d’un mémoire de l’évêque adressé à l’Impératrice en date du 23 thermidor an XII (11 août 1804) qui évoque ainsi « un petit reliquaire en vermeil garni de l’image de la Sainte Vierge, que l’on attribue à saint Luc. Plus un petit reliquaire rond en or pur orné de pierres, dont le bourrelet renferme des reliques, et les grandes pierres du milieu renferment une petite croix faite du bois de la sainte croix. Ces deux petits reliquaires ont été trouvés au cou de saint Charlemagne lorsque son corps a été exhumé de son sépulcre en 1166, et l’histoire avec la tradition nous apprend, que Charlemagne avait coutume de porter sur lui ces mêmes reliques dans les combats. » (1)


Il semblerait à cette lecture que le talisman contenait au moins deux types de reliques et que l’évêque ait enlevé tout ou partie du contenu, leur substituant les deux morceaux de bois présentés comme la Vraie Croix, listés auparavant sans reliquaire spécifique. L’étude du fil qui les lie, réalisée dans les années 1960 par Bernard Gormond, conforte en effet cette hypothèque car ce spécialiste de la passementerie a daté la soie grège de la fin du xviiie siècle au plus tôt.


À partir de cette date et du don officiellement remis à Joséphine, ainsi que des journaux de l’époque (comme le Moniteur, la Gazette de France et le Journal du commerce)  s’en firent l’écho, il ne fut plus question des cheveux de la Vierge et le reliquaire fut couramment désigné sous l’appellation de Talisman de Charlemagne. Napoléon séjourna à Aix-la-Chapelle du 2 au 11 septembre 1804, s’inclinant le 7 du mois sur la châsse de Charlemagne et se faisant présenter également les reliques du trésor. Si l’Empereur apprécia les cadeaux remis à son épouse, accentuant la filiation politique qu’il n’hésitait pas à revendiquer, il n’en eut la jouissance que pendant le temps de leur union. Propriété personnelle de Joséphine, elle demeura dépositaire du talisman après la dissolution du mariage en 1809.


Un symbole de l’Empire

Au décès de Joséphine, le 29 mai 1814, Hortense de Beauharnais, sa fille, hérite du talisman. À la fois belle-fille et belle-sœur de Napoléon, l'ex-reine de Hollande décrivit plus tard dans ses Mémoires (2) la manière dont le reliquaire fut acquis, contredisant ainsi les récits de 1804. Elle consolidait au passage la légende dorée de Charlemagne et se posait en gardienne de l’épopée napoléonienne.


C’est cette version qui va se propager, quitte à être encore embellie sous la plume d’Alexandre Dumas père. Ce dernier, en voyage en Suisse, s’arrête en 1832 au château d’Arenenberg, au bord du lac de Constance, où s’est exilée la reine. Elle lui propose d’admirer son « reliquaire impérial » et Dumas de s’attarder longuement sur l’objet le plus sensationnel de la collection : « C'est ensuite le talisman de Charlemagne ; or, c'est toute une histoire que celle de ce talisman ; écoutez-la. Lorsqu'on ouvrit, à Aix-la-Chapelle, le tombeau dans lequel avait été inhumé le grand empereur, on trouva son squelette revêtu de ses habits romains. Il portait sur la tête sa double couronne de France et d’Allemagne sur son front desséché […] et à son cou était suspendu le talisman qui le faisait victorieux. Ce talisman était un morceau de la vraie croix […] renfermé dans une émeraude et cette émeraude était suspendue par une chaîne à un gros anneau d’or. Les bourgeois d’Aix-la-Chapelle le donnèrent à Napoléon lorsqu’il fit son entrée dans leur ville et Napoléon, en 1813, jeta en jouant cette chaîne autour du cou de la reine Hortense, lui avouant que, le jour d'Austerlitz et de Wagram, il l'avait portée lui-même sur sa poitrine, comme, il y a neuf cents ans, le faisait Charlemagne. »


La légende du talisman était née et avec elle sa valeur politique de symbole de l’Empire, destiné à renaître dans les mains du prince Louis-Napoléon. Pourtant le reliquaire échappa de peu à la vente…


Un reliquaire dans un reliquaire

À sa mort, la reine Hortense transmet au prince Louis-Napoléon la propriété d’Arenenberg, mais les problèmes financiers du futur Napoléon III le condamnent à vendre le château en janvier 1843 et à tenter de céder le reliquaire au plus offrant. La démarche n’a pas de suite, mais le reliquaire bénéficie d’une publicité nouvelle dans les journaux. Un premier article du journal L’Illustration, en 1844, accompagné d’une gravure, qualifie le talisman de « la plus précieuse relique d’Europe » accumulant toutes les informations erronées qui circulent depuis le début du xixe siècle. Plusieurs journaux reprennent les éléments cités, dont, l’année suivante, l’anglais Illustrated London News et l’autrichien Allgemeine theaterzeitung, attirant à nouveau l’attention sur un objet hautement symbolique et répandant en Europe la légende qui l’entoure.


Le prince Louis-Napoléon s’en fait finalement le gardien fidèle et s’y attache au point de le conserver jusqu’à sa mort dans sa chambre, à l’abri dans un reliquaire commandé en 1855 et exécuté selon un dessin de l’orfèvre parisien Froment-Meurice. Il avait été conçu pour accueillir également d’autres reliques dont l’os du bras droit de Charlemagne offert à Napoléon Ier. Lorsqu’il sera devenu empereur, Napoléon III souhaitera une expertise du talisman, conduite en 1866 par Charles Clément, conservateur-adjoint au musée du Louvre. Ce dernier décrit le reliquaire dans une note à laquelle est jointe une gravure de l’historien Ernst Weerth comme « offert par la ville d’Aix-la-Chapelle avec d’autres reliques à l’empereur Napoléon Ier lors du couronnement. Celui-ci en fit présent à l’impératrice Joséphine. À la mort de l’impératrice il passa à la reine Hortense, il appartient maintenant à son petit-fils Napoléon. Deux gros cabochons saphirs, l’un ovale, l’autre carré enserrent une croix faite avec du bois de la vraie croix ; on ne la voit que du côté du saphir ovale. Elle est invisible du côté du cabochon rugueux. »


Si la chronologie des événements est fausse, il est intéressant de constater que le conservateur mentionne les deux pierres centrales en tant que saphirs. Une description par ailleurs conforme aux articles de journaux datant de 1844. Alors, pourquoi le talisman présente-t-il de nos jours un cabochon de verre sur l’avers ? La réponse est peut-être dans les événements qui suivirent la chute du Second Empire.


Un talisman en exil

Le sort du talisman de Charlemagne est alors soumis à des conjectures. Pour Raymond Lindon, qui a mené des recherches dans la ville dont il fut maire pendant une trentaine d’années, il a été caché à Étretat, dans un souterrain reliant les deux maisons de Gustave Baugrand, joaillier de la Couronne. Pour le duc d’Albe, l’impératrice a remis le talisman au docteur Henri Conneau, médecin personnel de Napoléon III qui le dissimula dans un mur de sa maison avant de réussir à le restituer à la famille impériale en Angleterre. Ce serait pendant cette période incertaine, vers 1870, qu’un cabochon de verre aurait été substitué au second saphir (émeraude pour Dumas père dont la description est moins fiable). Les résultats de l’analyse scientifique créditent cette hypothèse en démontrant qu’il correspond à un verre moulé du xixe siècle qui ne coïncide pas exactement avec la forme de la bâte (le cercle où s’enchâsse la pierre).


Le talisman n’en demeure pas moins un objet précieux riche en symboles qui retrouve sa place dans le reliquaire dans la chambre de l’Empereur en exil où il décéda le 9 janvier 1873. Il est clairement identifiable sur l’aquarelle peinte par George Goodwin Kilburne de la chambre à Chilshurst et détenue aujourd’hui par le musée de Compiègne.

Le kaiser Guillaume II aurait volontiers hérité du joyau, mais l’ex-impératrice opposa un refus catégorique à ses demandes. En effet, elle tenait à ce talisman « comme à la prunelle de ses yeux », l’ayant eu à portée de son regard lors de la naissance de son fils, ainsi qu’elle le confia à Maurice Paléologue selon leurs entretiens dont il publia la teneur en 1928. Malheureusement, l’ex-impératrice était veuve sans descendance directe depuis la mort du prince impérial. La question de l’avenir de la relique la taraudait depuis 1879.


L’impératrice, conseillée par l’abbé de Farnborough, dom Cabrol, affina juridiquement la donation afin que ni le gouvernement français, ni l’archevêque de Reims, ni même le Saint-Siège ne puissent soustraire le talisman à la cathédrale de Reims.

Le reliquaire fut remis au cardinal Luçon par dom Cabrol le 30 novembre 1919. Un an plus tard, l’impératrice décédait à Madrid, chez son neveu, le duc d’Albe, léguant dans son testament 100 000 francs à la cathédrale de Reims pour sa reconstruction.

Propriété depuis 1927 de l'Association diocésaine de Reims, le reliquaire est classé monument historique en 1962. Il est actuellement exposé au palais du Tau.


(1) Cité dans Friedrich Lohmann, Die Lösung der Frage über die Verluste des Aachener Domschatzes in französischer Zeit, in ZAGV 46, 1924.


(2) Mémoires de la reine Hortense, publiés par le prince Napoléon, tome i, 1834.

Encadré1


Le témoignage d’Hortense

« Ma mère était allée prendre les eaux à Aix-la-Chapelle. […] L’Empereur, à son arrivée dans cette ville, y fut reçu avec le plus grand enthousiasme. On lui savait gré d’avoir fait revenir les reliques, qui depuis Charlemagne, faisaient la gloire d’Aix-la-Chapelle. Le chapitre et la ville crurent ne pouvoir mieux prouver leur reconnaissance qu’en offrant à celui qu’il regardaient comme un nouveau Charlemagne un objet qui avait appartenu à leur glorieux fondateur. C’était un talisman que Charlemagne portait toujours sur lui dans les combats et qu’on retrouva encore à son col lorsque son tombeau fut ouvert […]. Ma mère désira qu’on ajouta à l’offrande un os du bras de Charlemagne que l’on conserve dans une chasse, une petite figure sculptée de la Vierge que l’on considère être un ouvrage de saint Luc. […] Je possède encore tous ces objets. »


Le legs d’Eugénie à Reims

Ainsi qu’elle le précisa à Maurice Paléologue, « maintes fois, sous un prétexte ou un autre, l’archevêque de Cologne et le chapitre d’Aix-la-Chapelle m’avaient suppliée de la restituer au trésor carolingien : je m’y étais obstinément refusée. Puis, j’avais pensé la donner, de mon vivant, au pape Léon XIII, en souvenir du pape Léon III, par qui Charles fut couronné empereur, dans la basilique de Saint-Pierre, devant le tombeau des Apôtres, la nuit de Noël 800… Mais j’ai réfléchi que, tôt ou tard, les gens de Cologne et d’Aix-la-Chapelle obtiendraient de quelque pape complaisant la restitution du joyau ; car, en droit strict, théologiquement, aucune prescription n’opère sur les reliques… Je demeurais donc fort perplexe, quand survint la guerre de 1914. L’horreur que me causa le bombardement de Reims m’illumina tout à coup. Un beau matin, je m’écriai : “C’est à Reims que je léguerai le Talisman de Charlemagne, et ce sera la punition des barbares !” »


La reine Hortense, portant le reliquaire. À la place de la chaîne que nous connaissons aujourd’hui, le reliquaire est relié à plusieurs éléments dont deux ovales ornés de gemme et une agrafe de cape. Bien que les agrafes de vêtements soient d’usage fréquent aux xviiie et xixe siècles pour remplacer les boutons, ces éléments sont probablement nés de l’imagination de l’artiste.

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