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Schulmeister: l'espion de l'Empereur

Des hommes qui entourèrent l’Empereur, chacun en retient une image telle celle de Talleyrand associée au bas de soie, de Fouché ou « La passion de trahir », de Ney « Le brave des braves ». Il en est un par contre qui divisait déjà ses contemporains : Charles Schulmeister. Pour Napoléon, « Cet homme en vaut quarante mille » aurait-il affirmé ; pour Fouché, Schulmeister était un « Vrai Protée de l’information » ; pour Lezay-Marnézia, il était « Magnifique » ; pour Alain Montarras dans le Dictionnaire Napoléon de Jean Tulard, c’était un « James Bond ». Et, plus récemment, en référence à Savary, Thierry Lentz ne le qualifiait-il pas de « séide du séide » (1) ?



Charles Schulmeister naît à Freistett, petite ville du pays de Bade, le 5 août 1770, d’une famille de pasteurs et de lieutenant de douanes de père en fils. Son père épouse successivement trois filles de pasteurs, ses oncles étant pasteurs, comme l’un de ses frères. Il fait de solides études mais très vite se rebelle contre l’autorité paternelle. Son père le fait alors nommer greffier à Kork (près de Kehl).


Le contrebandier

S’ennuyant ferme, le jeune homme trouve une issue dans le mariage. Le 20 décembre 1792, il épouse une ravissante brunette, Charlotte Unger, fille du directeur des mines de Sainte-Marie. Un an plus tard, l’austère pasteur Johann Gottfried Schulmeister décède et Charles se sent enfin libre… Une autre vie va commencer pour lui… Une autre vie, ou plutôt dix années folles. Fin 1793, le ménage retourne à Freistett où Schulmeister fait déjà parler de lui comme contrebandier. Également d’une famille de douaniers, il connaît tous les méandres du Rhin, de Freistett à Strasbourg. De notoriété, il passe pour avoir aidé l’armée du Rhin à traverser le fleuve par trois fois de 1794 à 1796. Chaque fois, le jeune commandant Savary est avec eux. Ainsi se seraient-ils connus au son du canon et du Chant de guerre pour l’armée du Rhin.

Le 16 avril 1805, malgré sa parfaite connaissance du cours du Rhin, il est arrêté et incarcéré à Strasbourg pour contrebande. Libéré trois mois plus tard contre une forte rançon, il est expulsé de l’autre côté du fleuve. Aussitôt, la police du grand-duc recherche activement, à son tour, ce fauteur de désordres et de troubles. Est-il Jacobin dans ces années-là ou « la mouche de Fouché » pour mieux s’infiltrer dans leur club ? Son action à cette époque crée tellement d’agitation et de perturbation qu’il se trouve contraint pour la deuxième fois de fuir le duché de Bade et de solliciter la nationalité française. L’obtention de celle-ci lui est facilitée par l’investissement de sa part maternelle d’héritage, dans ce pays saigné par la Révolution. Devenu Strasbourgeois et marchand de fer, habitant au pied de la cathédrale, il n’en continue pas moins la contrebande qui l’enrichit.


À plusieurs reprises, il demande des passeports pour l’Allemagne et la Suisse. Elmer (2), son premier biographe, rapporte qu’il aurait été un agent double, principalement au service de l’ennemi autrichien durant la campagne d’Italie, espionnant surtout pour le compte des généraux Mélas, Merveldt et Zach. Malheureusement, les sources d’Elmer ont disparu dans l’incendie d’une partie des archives de Vienne en 1927. Schulmeister lui-même y fera allusion lors de la prise d’Ulm sept ans plus tard pour expliquer ses introductions auprès des généraux autrichiens (3).


L’espion double

Schulmeister est aux abois quand, dit la légende, Savary vient à Freistett pour l’engager. Ce doit être dans les premiers jours d’août 1805. À cette époque, le contrebandier n’a encore que deux compagnons : Rippmann et Hammel, qui s’infiltrent avec lui dans les lignes ennemies.


On a beaucoup écrit sur le rôle de Schulmeister à Ulm, mais on sait peu de choses. Il passe encore aujourd’hui pour l’un des artisans de la victoire. Par Wend, officier autrichien qu’il dit avoir connu lors des campagnes d’Italie, il parvient jusqu’à Mack, le commandant de l’armée autrichienne qui occupe Ulm. Affirmant une chose et ses compagnons faisant courir le bruit du contraire, il réduit le général autrichien à l’inaction pendant que les Français encerclent la ville. À cette fin, le 10 octobre, Schulmeister s’arrange à Stuttgart pour que le magistrat von Steinher soit persuadé que les Anglais ont débarqué à Calais et que Napoléon est rentré en France pour mater un soulèvement à Paris. Von Steinher se serait précipité chez Mack pour lui annoncer la fausse nouvelle. Celle-ci parvient le 12 à Mack, qui stoppe son offensive victorieuse contre Dupont à Hashlach. Désormais Mack va attendre l’arrivée des Russes pour, pense-t-il, écraser ensemble l’armée française. La suite est bien connue. L’encerclement d’Ulm par Napoléon devait surprendre Mack totalement. La ville capitule le 20 octobre. Quarante mille hommes sont fait prisonniers sans combattre.


En deux jours, du 23 au 25 octobre, Schulmeister parcourt ainsi 400 km, dans les lignes ennemies, jouant le rôle d’un agent double pour obtenir le maximum de renseignements, rémunéré par les deux parties, notamment sur la position des troupes russes.


Le 27 au matin, il repart avec Rippmann. À Braunau, tâchant d’engager un tabagiste autrichien, celui-ci les dénonce. Arrêtés tous deux, ils sont battus et laissés pour morts. Rippmann décède quelques jours après. En se traînant dans la nuit par des petites routes, Schulmeister peut regagner les faubourgs de Vienne treize jours plus tard et retrouver la Grande Armée. Le 13 novembre, déguisé en bourgeois cossu, il participe au traquenard monté par Murat pour désorienter les Autrichiens et s’emparer du mont Thabor. Dans la journée, Vienne est occupée et Schulmeister nommé préfet de police de la ville. L’Empereur le gratifie en plus d’une rente de 40 000 francs.


À partir de ce jour et dans ses fonctions officielles, Schulmeister se « dédouble » en se faisant appeler « Monsieur Charles » afin de préserver son personnage d’espion. Le 2 décembre, c’est Austerlitz. Schulmeister ne peut y assister, accaparé par ses fonctions administratives de préfet de police de Vienne (maintien de l’ordre, arrêt des pillages dans la ville, désarmement des autrichiens restés cachés, récupération des armes de toute nature… ). Son absence sur le front doit se faire sentir. Privé de renseignements, Murat éprouve des difficultés à poursuivre les fuyards. L’occupation est courte. La paix signée, les Français quittent la ville le 29 janvier 1806. Reconnaissante pour l’ordre rétabli, la ville de Vienne offre à son « préfet de police » un superbe service à thé « retour d’Égypte », actuellement conservé au musée Rohan à Strasbourg.


Le chef des corps francs de Savary

Dix mois plus tard, Savary toujours flanqué de Schulmeister repart pour une nouvelle campagne, en Prusse cette fois, afin de répondre à l’invasion de la Saxe par ce pays. Les deux compères y montrent une nouvelle face de leur talent puisque Schulmeister, posté en avant-garde de Savary, prend Wismar par ruse, avec seulement quarante hussards. Les 3 000 Prussiens d’Husdom capitulent le 5 novembre 1806.


Puis ce sont les prises de Rostock et d’Hameln où Schulmeister mate la rébellion de la garnison prussienne, avec l’aide d’un régiment de hollandais dont il a pris le commandement ! À Rostock, le 9 novembre, Savary et Schulmeister s’emparent de vingt-deux bateaux amarrés dans le port et répartissent une partie du butin entre les trois cents hommes que mènent les compères.


Le 12 novembre 1805, avec quelques éclaireurs, les deux hommes chevauchant côte à côte repartent pour Lübeck puis Hambourg… Ils ne sont plus qu’à 400 km de la frontière française quand Napoléon reprend l’offensive. Lannes étant malade, Savary prend provisoirement le commandement du 5e corps.


Depuis le 2 février, écrit Savary à l’Empereur : « Les soldats n’ont plus qu’un tiers de ration de pain, point d’eau de vie et toujours le sac sur le dos […]. Le dégel fait enfoncer mon artillerie […]. Je n’ai plus une pomme de terre. Comment ferais-je si le pain me manque ? […] »

Sur un total de 270 000 Français, les déserteurs, les maraudeurs et les malades s’élèvent au moins à 60 000 hommes. L’Empereur lui-même écrit à son frère Joseph : « Les officiers d’État-major ne se sont pas déshabillés depuis deux mois, et quelques uns depuis quatre. J’ai moi-même été quinze jours sans ôter mes bottes […]. Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, sans vin, sans eau de vie, sans pain, mangeant des pommes de terre et de la viande, faisant de longues marches et contre marches, sans aucune espèce de douceurs, et nous battant ordinairement à la baïonnette et sous la mitraille, les blessés obligés de se retirer en traîneau, en plein air, pendant cinquante lieues […]. » Ce ne sont plus des caches d’armes qu’il est urgent de découvrir, mais des cachettes de vivres. Travail sans gloire, mais essentiel. Beaucoup de vivres cachées sont découvertes par Schulmeister dans les districts occupés sur la Nogath et sur Elbing. Ce n’est plus l’ennemi que Schulmeister doit pourchasser, mais les déserteurs badois, wurtembergeois, saxons, qui se cachent dans les villages qu’ils traversent… C’est comme un avertissement de ce qui va se passer en Russie pendant l’hiver de 1812. Nul n’en tire malheureusement les leçons.


Par Berlin et Poznan, Savary, Schulmeister et le 5e corps atteignent Ostrolenka le 16 février 1807. Grâce aux renseignements de Monsieur Charles, Savary y déjoue une manœuvre russe et sauveVarsovie. Après le siège et la capitulation de Dantzig où Schulmeister sert d’interprète pour les pourparlers, Friedland où il est blessé à la tête le 14 juin, Königsberg doit être occupée et administrée par Savary avec, une fois encore, Schulmeister comme préfet de police. Ce dernier a fort à faire avec Rüchel, général fanatique qui excite la population contre les Français. La paix est enfin signée à Tilsit.


Lorsqu’il rentre à Strasbourg le 13 juillet 1807, Schulmeister a, en dix mois, parcouru près de 6 000 km, dont 4 000 en reconnaissance et en combats. Mais la France, une fois encore, ne va connaître qu’un an de repos. Malgré l’entrevue d’Erfurt en automne 1808 pendant laquelle Schulmeister est responsable de la sécurité des Empereurs, des rois et des princes, une cinquième coalition s’est formée au printemps 1809.


Dès le 21 avril, Schulmeister s’illustre par la prise du principal pont de Landshutt en flammes. La route de Vienne est ouverte pour la seconde fois, après un bombardement intensif. Le 12 mai, Savary et Charles, en reconnaissance dans la capitale, sont violemment attaqués. Schulmeister, en brûlant la tête du meneur, sauve la vie de son chef. Il faut faire vite, occuper la ville et désarmer les habitants et les soldats autrichiens qui s’y cachent. Le général Andreossy est nommé gouverneur le 13 et Monsieur Charles commissaire général de police quatre jours plus tard.


Le commissaire général de police de la ville de Vienne

Sans complexe, Monsieur Charles se fait appeler « commissaire général des armées impériales ». L’occupation de la ville dure cinq mois, du 13 mai au 14 octobre 1809. Dès le premier jour de l’occupation, la ville est en effervescence. La tâche est immense. Dès sa nomination, il procède à des arrestations : celle des opposants politiques les plus notoires (l'archevêque Colloredo, les ministres Stadion, Stein et Hormayer, le prince de Metternich, le comte von Pergen, le conseiller Lorentz), celles pour troubles de l’ordre public et pour marché noir (tels les 438 colporteurs juifs arrêtés et bastonnés, sans compter les commerçants grecs, anglais, turcs, pour infraction aux règles du blocus continental) et celles pour détention d’armes allant parfois jusqu’à des exécutions (Eschenbach).


Les perquisitions sont nombreuses et parfois rocambolesques, comme celle de ce commerçant dénoncé pour cacher chez lui de nombreux soldats, des canons et même des chevaux. Après fouille minutieuse, un gendarme français plus astucieux que ses camarades, se rend compte tout à coup qu’on les a envoyés chez un marchand… de soldats de plomb !

La règle prônée par Schulmeister est toutefois la modération, comme pour le chevalier Malliat qui fait commerce d’armes, car le pire à éviter est un soulèvement de la ville qui aurait pris les Français, retranchés dans l’île Lobau, entre deux feux. Le front n’est qu’à quelques kilomètres… Schulmeister fait généralement preuve d’humanité envers les patriotes ennemis. Il tente de sauver la vie du tout jeune Staps qui a projeté de poignarder l’Empereur lors d’une revue à Schönbrunn. Lors des interrogatoires qu’il lui fait subir, il néglige l’influence, sur le malheureux, de son entourage et l’appartenance de ses amis au Tugendbund, société secrète prussienne qui complote contre Napoléon (4).


Néanmoins Vienne est au bord du soulèvement car la ville a faim et Schulmeister s’en inquiète. « Très peu de farine hier sur le marché. Aucun meunier n’est venu » écrit-il le 16 mai. « Il faut rétablir les approvisionnements » (30 mai). « On jette des pierres sur la boutique d’un boulanger qui a déjà vendu tout son pain et vient de fermer » (9 juin). « Les soldats reçoivent leur ration et exigent du pain des boulangers. Les Viennois ne peuvent être servis » (10 juin). Le boulanger Volk fait de trop petits pains. Charles le condamnera à livrer chaque jour deux cents pains à 6 sous au poste de police qui les distribuera aux pauvres du quartier…


Ainsi Charles se démène-t-il. Le 8 juin, un convoi de 840 bœufs et cinq convois de 60 voitures de farine entrent dans Vienne. La police préside aux répartitions. Le 19 juin, la farine arrive en quantité à Vienne. De même pour la viande, dans la nuit du 27 août.

Entre-temps, c’est le vin qui vient à manquer dans les hôpitaux. Charles s’en charge et informe Savary le 6 août. Les hôpitaux sont « un autre sujet de mécontentement des Viennois ». On laisserait mourir sans soins les blessés autrichiens… Charles multiplie les affiches sur les murs après Essling, après Wagram, pour demander aux Viennois : charpie, draps, couvertures, matelas… Rien ne vient… Il procédera à des réquisitions car il a pris soin dès son arrivée, de faire dresser la liste des propriétaires. Infatigable, Schulmeister veille aux épidémies et oblige les Viennois à débarrasser les cours et les rues des immondices. Il s'enquiert aussi de la numérotation des maisons afin d’imposer une fiscalité sur chacune d’entre-elles.


Initié le 12 décembre 1808 dans la Respectable Loge de Saint Jean la Vraie Fraternité, à Strasbourg, Monsieur Charles se préoccupe également de diffuser les idées de la franc-maçonnerie auprès des Viennois. À ses frais il fait traduire et publier, écrit-il, « […] tous les livres philosophiques défendus, Voltaire, Diderot, Montesquieu, Helvétius, Holbach… », et, poursuit-il :  « Tout se vend maintenant en allemand et en français. Il faut que la vérité perce, que la lumière se répande […]. » Avec Schulmeister, quel souffle la Révolution n’apporte-t-elle pas aux Viennois ? (5)


Les combats et l’espionnage autour de Vienne pendant l’occupation

Pendant ce temps, les combats au nord et à l’est de Vienne font rage. À Essling, le 20 mai 1809, les Français frisent la catastrophe. Le 5 juillet, Schulmeister, juché sur un toit du village de Wagram renseigne et s’échappe de justesse, déguisé en barbier.


Alors que le Tyrol se soulève contre les troupes du maréchal Lefebvre, François Ier recrute, en Hongrie et en Transylvanie, 30 000 hommes le 28 juillet, 100 000 le 10 août. Les rapports alarmants de Monsieur Charles se succèdent. Lui-même quittera Vienne pour une folle équipée en Hongrie. Les rapports qu’il transmettra à l’Empereur hâteront la paix qui sera datée du 14 octobre.


L’Angleterre restait toujours en guerre, l’Espagne aussi. La Russie s’arme à nouveau, entraînant la Prusse et la Suède. C'est l’effroyable campagne de Russie en 1812, puis, avec le recul des Français, commence la campagne de Saxe.


Là, Schulmeister maîtrise la langue et peut reprendre du service. Le 24 mai 1813, Hager, ministre de la police de François Ier, écrit aux bureaux de police de l’Empire : « Schulmeister a de nouveau commencé un voyage de renseignements à travers la Suisse, le Tyrol et l’Autriche […] voyageant en compagnie d’un serviteur, homme âgé et de deux autres personnes. Ils ont pour se déguiser de faux cheveux, passeports de toutes sortes […] et de grandes sommes d’argent […]. Si on peut les arrêter, il faut le faire avec discrétion pour que personne ne sache où ils seront transférés […]. Il semble que le soi-disant Schulmeister soit le domestique et vice-versa […]. Au cas où l’on vérifierait leurs passeports, premièrement il est expressément demandé de ne rien dire et de faire un rapport et de repérer leur logis ; deuxièmement, les deux convoyeurs de la présente dépêche ont déjà vu Schulmeister. On est prié de leur donner la possibilité de voir qui est Schulmeister parmi les quatre hommes. Troisièmement, vérifier dans quelle direction ils se dirigent. En cas de certitude qu’il s’agit des hommes recherchés, il faudra les arrêter, si possible de nuit avec le moins de bruit possible et les bien garder […]. Si nécessaire, on les mettra aux fers, on les fera voyager dans des voitures différentes afin qu’ils ne puissent pas communiquer entre-eux… » On mesure les précautions à prendre en cas d’arrestation pour éviter notamment une erreur sur la personne. Huit ans après Ulm, les Autrichiens ne possèdent encore qu’un signalement vague de l’espion. Deux portraits seulement existent à notre connaissance, l’un vers l’âge de trente-cinq ans et l’autre, un dessin à la plume de Schuler postérieur à Waterloo, où Schulmeister aurait environ soixante-dix ans. L’espion a toujours pris soin de ne pas être représenté. Jusqu’à la fin, les archives de Vienne en témoignent largement, Schulmeister renseigne au sein de l’état-major de Berthier où il se fait appeler cette fois « Monsieur Saint-Charles ».


Mais Savary, devenu ministre de la Police, n’es plus là… Dans le tandem, Charles était les yeux et le duc de Rovigo la voix. Charles ne peut plus se faire entendre. Il n’en continuera pas moins d’espionner. Le 29 décembre 1813, un espion autrichien, basé à Paris, mentionne encore Charles au sein de l’armée française. Trois mois plus tard, le tsar fait son entrée dans la capitale.


Les voyages de Monsieur Charles, agioteur

Afin de ruiner les économies de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie, Napoléon charge Desmarest, chef de division au ministère de la Police générale, et Savary, ministre de la Police, de fabriquer des faux billets. Il caresse cette idée d’émettre de faux billets depuis 1803. Il la met donc en application en 1809, en visant d’abord l’Angleterre, puis l’Autriche et la Russie. L’Angleterre est le bailleur de fond des coalitions successives. Le blocus continental qui a le même but de casser l’économie de ces pays s’avère difficile dans son application et entraîne de nouveaux conflits… Réduisant toutefois le volume des échanges, l’écoulement des faux billets n’en devient que plus difficile.


En mars 1810, Desmarest convoque Monsieur Lale qui est premier graveur d’écriture au ministère de la Guerre et le charge de réaliser les plaques de cuivre à partir d’une liasse de billets de la banque d’Angleterre. Les premières plaques sont imprimées dans les ateliers de Monsieur Fain (6). Le pauvre Lale se trouve entraîné dans une fabrication de faux billets sans ordre écrit. Voilà trois mois qu’il y travaille quand Savary, mis dans la confidence, signe une autorisation au malheureux graveur, le 1er août. L’activité de l’imprimeur Fain ne tarde pas à attirer l’attention de la police et à l’intriguer : « Un mardi à deux heures du jour, écrit Lale dans son rapport, un coup de sonnette se fit entendre […]. » À l’ouverture de la porte, c'est une ruée de policiers du commissaire Maçon dans les locaux, suivie d’une bagarre homérique qui finit dans une marre de sang, lorsque Fain peut enfin exhiber son autorisation… Maçon se retire penaud avec ses hommes, se posant mille questions. Tancé en haut lieu, il évite la révocation de justesse.


Tout naturellement, Savary rencontre Schulmeister pour organiser l’écoulement des fausses monnaies. De mi-1810 à mi-1813, Monsieur Charles fait de nombreux voyages en Allemagne pour alimenter les caisses de l’intendance de l’Armée et payer les fournisseurs des villes hanséatiques auprès desquelles l’intendance s’approvisionnait. L’écoulement des faux billets s’avérait relativement aisé. D’une seule couleur à l’époque, les billets sont aisément falsifiables.


Monsieur Charles se sert aussi des membres de son réseau d’espionnage particulièrement sûrs, à leur insu. Est toutefois mis dans la confidence un coquin nommé Bernard avec qui Schulmeister entretient d’excellentes relations de voisinage, leurs propriétés étant toutes deux voisines du château de Grosbois, appartenant au maréchal Berthier. Schulmeister informe aussi un nommé Gérard, beau-frère de Bernard. Gérard sera arrêté à Hambourg ; Bernard ne doit son salut qu’à la fuite, son principal adjoint étant pendu en Angleterre. Un juif de Hambourg nommé Marcuff voit son effigie pendue à sa place à Londres. Avec ses comparses, Schulmeister est arrêté dans le Bas-Rhin en novembre 1811 et traduit devant l’un de ses principaux ennemis, le préfet Lezay-Marnésia. Ce dernier reçoit l’ordre de Savary de libérer tout ce beau monde sur le champ. Stupéfait, le préfet ignore aussi qu’une partie de cet argent alimente les caisses de la police secrète.


Avant de lancer la fabrication en chaîne des premières livres, plusieurs millions de florins sont imprimés à titre d’essai à Vincennes et mis en circulation en 1809. Lors de son mariage avec Marie-Louise, Napoléon promet à Metternich de lui remettre les trois cents millions de florins imprimés. Quelques-uns sont mis en circulation fin 1809. On ignore le sort des autres, qui sont probablement détruits. L’affaire finit par être connue dans ses grandes lignes par certains opposants au régime. Deux d’entre eux, Castel et Fierard, publient des pamphlets à la Restauration, mais la raison d’État doit être la plus forte. Un épais silence enveloppe bientôt cette affaire… Le rapport de Monsieur Lale, le graveur qui meurt seul et indigent, sera publié par la Commune en 1870, dans une indifférence générale.


Les maisons de jeux au service de l’espionnage

Durant tout l’Empire, Napoléon considère les maisons de jeux comme un mal nécessaire dont il ne peut se débarrasser complètement. Il faut dire qu’elles rapportent énormément : 50% des gains annuels de chaque établissement vont dans les caisses de l’État jusqu’à un million de francs et 75% des gains au-delà. Une fois les frais de fonctionnement des établissements payés, le reste constitue la rétribution des fermiers.


Dès 1806, Schulmeister a compris tous les avantages qu’il pourrait tirer des maisons de jeux, notamment durant les campagnes militaires. Avec l’accord tacite de l’Empereur, Savary en ouvre notamment à Königsberg, à Vienne, à Hambourg, à Bade… Comme il n’y en a point auparavant on s’y presse et on y dépense des sommes d’autant plus folles qu’on sait plus éphémères l’ouverture de certaines, limitée à la durée de l’occupation des troupes.


Jusqu’en 1806, c'est Fouché qui administreles jeux dans la capitale et dans toutes les grandes villes de France. Il change souvent de fermiers. L’emploi s'avère très lucratif : « Vous trouverez ci-joint, écrit-il à Régnier, un arrêté qui fixe le traitement du citoyen Réal [adjoint de Fouché]. Vous lui ferez remettre tous les trois mois, 5 000 francs sur les fonds des jeux pour subvenir aux dépenses extraordinaires et petits frais de police dont il ne devra aucun compte. » Outre ces menus emplois, le produit des jeux alimente essentiellement les fonds secrets gérés par Savary.


Mais les maisons de jeux présentent d’autres intérêts directement liés à l’espionnage. On y perdbeaucoup. Les malchanceux sont aux abois… officiers, domestiques de hauts personnages, étreints par l’angoisse de ne pouvoir rembourser, sont des proies toutes mûres et faciles pour l’espionnage, et Schulmeister s’y entend pour les recruter au moment opportun. Le prince Sulkowski, espérant être mieux rémunéré, trahit l’Autriche pendant quelques années au profit de la France. Il lui faut combler des dettes de jeux. L’ex-capitaine français Guéniard ayant beaucoup perdu d’argent aux jeux à Vienne tente de trahir son pays en remettant au général autrichien Bubna la position des troupes de la Grande Armée à l’est de Vienne. Démasqué, il est trouvé porteur d’une somme d’argent importante. Arrêté par Schulmeister, il est condamné aux fers. Le jugement ayant été cassé par l’Empereur, il esut rejugé par une cour martiale, en vue d’un dossier d’accusation instruit à la hâte par Monsieur Charles, condamné à mort et fusillé le 1er octobre 1809.


Les maisons de jeux présentent encore d’autres avantages. En exil à Sainte-Hélène, Napoléon dira un jour à Gourgaud : « J’ai eu souvent envie de fermer les maisons de jeux, mais cela roule sur des centaines de millions et j’ai toujours été effrayé de savoir de quel côté ce torrent là se dirigerait si on fermait les maisons. Ensuite, c’est là que la police découvre les complots, les faux monnayeurs ; on en retire la fausse monnaie […]. »


À Erfurt, Schulmeister participe à la gestion des maisons de jeux et en même temps les surveillait. Le 4 octobre 1808, il note : « Les jeux de hasard continuent et presque toutes les nuits, il y a des querelles entre le chef de jeux et les joueurs. Au reste, toute la ville est tranquille. » Faire cohabiter l’ordre et les maisons de jeux nécessite un subtil dosage que doit maîtriser Schulmeister lorsqu’il exerce les fonctions de commissaire général.


Jean-Joseph Bernard, négociant véreux, ex-fournisseur aux armées, est particulièrement chargé des maisons de jeux de Vienne en 1809. C’est là que Schulmeister y écoule les tous premiers florins fabriqués à Paris, mélangés à de vrais billets.

Nommé ministre de la police, Savary n’a de cesse d’obtenir la responsabilité de ces maisons. L’Empereur qui en espère un meilleur fonctionnement, la lui accorde. Le 1er janvier 1813, Savary se décide à confier pour six ans le bail des jeux à Bernard, tout en sachant pertinemment que le coquin n’était pas sûr. Aussi lui adjoint-il Schulmeister afin que tout lui soit rapporté. Bernard a peu de scrupules, tous les courages et peur de rien. À son tour, il recrute son beau-frère Gérard, puis des coquins qu’il connaît bien tel Fierard qui plus tard dénonce l’affaire. Sous leur impulsion, une cagnotte importante se forme. La première Restauration maintient Bernard dans son monopole, contre le versement d’une rente de 6 600 000 francs. Fierard, qui a affermé les jeux pendant dix huit ans et qui en a été écarté par Savary, décie de se venger sur Schulmeister et Bernard, dénonçant : « Les sommes considérables laissées entre les mains de ce criminel triumvirat. Tout Paris a lu le mémoire où j’ai montré le sieur Bernard dans sa hideuse nudité. » Fierard dénonce l’emploi d’une partie de ces fonds qui auraient financé le retour de l’Empereur de l’Île d’Elbe. Néanmoins, Louis XVIII laisse Bernard et son associé Schulmeister à la tête des jeux jusqu’au 14 octobre 1819 où la ville de Paris obtient du roi le privilège d’affermer les jeux. Tous les comptes sont épluchés. Aucune suite judiciaire ne sera donnée.


Schulmeister traqué et proscrit (1815-1830)

Au cours de ses missions d’espionnage et des postes officiels qu’il a occupés de 1806 à 1814, Schulmeister a investi dans l’immobilier. Il a ainsi acquis les terres de La Canardière à Strasbourg sur lesquelles il a fait édifier son château de la Meinau, villa de style palladien conçue par Weinbrenner le grand architecte de la cour de Bade, de nombreuses terres alentour, une ferme très importante où il possède un remarquable haras et un troupeau de moutons mérinos d’Espagne, particulièrement recherchés pour leur laine à l’époque. On peut imaginer ce que doit être dans ce château la veillée funèbre de la dépouille mortelle du général Kléber, les trois jours précédant son inhumation en 1818, lors de son retour du château d’If où elle a attendu deix-huit ans avant de rejoindre sa ville natale.


En 1823, il acquiert le château du Piple à Boissy Saint-Léger qui a autrefois appartenu au maréchal de Saxe, des immeubles à Paris rue Taibout, de nombreux objets d’art, statues et fontaines, dus notamment au sculpteur Ohmacht, etc. Petit à petit, dépourvu de revenus, Schulmeister va devoir se séparer un à un de ses biens.


S’il n'est pas inquiété par la première Restauration, en revanche, après les Cent-Jours, il lui faut commencer  une longue période de traque et de surveillance étroite par les Prussiens.

Le 14 août 1815, Monsieur Charles est arrêté sur la route entre Strasbourg et Boissy Saint-Léger où il espérait se cacher. Sa femme et lui portent sur eux 300 000 francs (soit un million et demi d’euros) en monnaies et bijoux qui leur furent enlevées. Tandis que sa femme est relâchée sans argent, Schulmeister est conduit au fort de Wesel en bordure du Rhin et incarcéré avec trois gardes : un à sa porte, un à sa fenêtre et un troisième dans sa cellule. Il est soumis à des interrogatoires presque journaliers puis libéré le 20 novembre contre une très forte rançon estimée à l’époque à un million de francs mais qui se révèle au fil du temps de 400 000 francs. Libéré, il revient à La Meinau suivi pas à pas par la police prussienne à toute heure du jour. La pression policière est telle qu’il pense émigrer aux États-Unis, un passeport lui étant refusé. L’abdication de Charles X fait enfin cesser la traque policière mais une autre épreuve l’attend.


Les désastres financiers

Restent alors à Schulmeister sa propriété de La Meinau et des parts de sociétaire dans une fabrique de garance, une fabrique de vitriol et de soude et une fabrique d’huile d’éclairage. Il décide alors de tenter le tout pour le tout et de créer une société sucrière en engageant la propriété de La Meinau évaluée à 400 000 francs, comme garantie. Une société est ainsi créée au capital des 750 000 francs, constituée de 150 actions de 5 000 francs chacune (dont 90 actions à Schulmeister et les autres réparties entre les vingt-quatre autres actionnaires). Pour préserver l’économie de la Guadeloupe et de la Martinique qui fournissent la métropole en sucre de canne, le gouvernement frappe les sociétés sucrières de la métropole d’une taxe de 15% sur le chiffre d’affaire.


La sucrerie démarre avec la campagne de 1837 et, malgré ce tout nouvel impôt, Charles s’entête. Pourtant, avec une marge bénéficiaire de 10%, tous les industriels ont mis la clef sous la porte. De plus, la récolte de betteraves de 1839 est catastrophique. N’en sortant pas, il investit de nouveau en 1840 dans une raffinerie, puisant tout ce qui lui reste de liquidités… il espère ainsi écouler plus facilement sa production. La sucrerie de La Meinau tient encore quatre années à l’issue desquelles son propriétaire est contraint de déposer le bilan, le 28 août 1843. La loi est implacable pour les « faillis ». Le 31 août, le château de La Meinau et ses cent cinquante hectares sont vendus aux enchères pour 400 000 francs. Grand seigneur, Schulmeister rembourse intégralement les autres sociétaires, soit 350 000 francs et, le 23 septembre, vend le matériel de l’usine. Les 50 000 francs restants sont insuffisants pour combler le déficit d’exploitation de l’usine. Sont ainsi vendus ce qui reste, soit : les usines de garance, d’huile d’éclairage, de soude et de vitriol. C’est encore insuffisant. Son gendre, le baron Charles Garat (7) complète les sommes manquantes.


À soixante-treize ans, Schulmeister est à la rue mais il a honoré sa signature jusqu’au bout. La fille d’un ami, Marie Élisabeth de Morlet (future mère de Charles de Foucauld), le recueille pour un maigre loyer dans une petite maison qu’elle tient de son père, 3 place Broglie à Strasbourg. C’est là que Schulmeister va passer les dix dernières années de sa vie avec une douzaine de chats angora pour compagnie. Sa femme, qu’il affectionne tant, est morte depuis neuf ans déjà.


Ainsi s’écoulent lentement ses derniers jours quand, tout à coup, au cours de l’été 1850, il apprend que le Prince-Président, le neveu du grand Empereur, se rend à Strasbourg. Son désir de paraître encore une fois est le plus fort. Il fait transporter aussitôt à la préfecture où Louis-Napoléon doit loger, le mobilier de campagne, don de l’Empereur, qu’il conserve précieusement. Le lendemain de son arrivée à Strasbourg, à la surprise générale, le Prince-Président se rend dans l’humble demeure de cet espion, dont sa mère, la reine Hortense, lui a parlé quand, en 1809, elle a été l’hôte de La Meinau. Aux yeux de tous, c’est une réhabilitation. Peu à peu se fait jour que ses actions ont contribué à limiter les pertes humaines et à hâter la paix.


Le vieil homme décède deux ans plus tard, place Broglie, d’une rupture d’anévrysme. Tout Strasbourg l’accompagne à sa dernière demeure, le préfet faisant un discours enthousiaste sur ce « digne fils de la ville », écrit la Revue Rhénane. Un détachement de chasseurs tire une salve d’adieu sur sa tombe et la musique joue en son honneur la vieille romance impériale Partant pour la Syrie. C’est un peu comme si, décédée depuis seize ans, la reine Hortense qu’il avait reçue à La Meinau, l’accueillait à son tour.


Plus tard, rédigeant ses Chroniques de la fin d’un monde, Pierre Mac Orlan lui rend un dernier hommage : « Le mot espion porte en soi son venin épouvantable. Pour cette raison il devrait être employé que dans son sens le plus péjoratif. Celui qui défend son pays n’est pas un espion : c’est un agent de renseignements. Tel était Monsieur Charles, tels sont ceux qui défendent l’idéal commun et qui ne trahissent pas. »


(1) Thierry Lentz, Savary, le séide de Napoléon, Fayard, 2001.


(2) A. Elmer, L’agent secret de Napoléon. Charles-Louis Schulmeister, d’après les archives secrètes de la Maison d’Autriche, Payot 1931, réédition Payot-histoire 1980.


(3) S.H.D – 2 C 13. Correspondance de la Grande Armée. Journée du 26 octobre 1805. Rapport de Schulmeister à Savary.


(4) Gérard Hertault et Abel Douay, Franc-maçonnerie et Sociétés Secrètes prussiennes contre Napoléon, naissance de la nation allemande, Paris, coédition Fondation Napoléon – Nouveau monde Éditions, 2005.


(5) Cadet de Gassicourt, Voyages en Autriche, en Moravie et en Bavière fait à la suite de l’armée française pendant la campagne de 1809, Paris 1818.


(6) On peut supposer, l’affaire étant très secrète, l’existence d’un lien de parenté avec Agathon Fain, secrétaire intime de l’Empereur aux archives et successeur du baron de Méneval comme secrétaire de l’Empereur.


(7) Fils de Martin Garat qui est directeur de la Banque de France dès 1810. Son fils Charles est le directeur de la succursale de Strasbourg qu’il fait édifier place Broglie.


Les affidés de Schulmeister

Si les archives du Service Historique de la Défense (S.H.D.) les ignorent, en revanche, celles de Vienne contiennent les dossiers personnels des principaux espions de Monsieur Charles, de pauvres bougres qui forment une véritable armée des ombres. Oubliés de l’histoire, citons-en toutefois quelques-uns dont les noms reviennent le plus souvent dans les « Staats Archiv » d’Autriche : Rippmann, Rübsamer, Lippmann, Oppermann, Otto comte de Mosloy, Hammel, Hurter, Müller dit Adonis… Ils sont strasbourgeois, badois, wurtembergeois, alsaciens. Certes, les immenses profits qu’ils en tirent leur assurent l’aisance, mais les risques encourus sont de se retrouver « entre ciel et terre », c’est-à-dire pendus, sans compter la dépense physique considérable et l’inconfort permanent. Alors seulement, se remettant dans l’esprit et la pensée de l’époque, sera-t-il possible de mieux comprendre le maître espion qu'était Schulmeister et avec le recul du temps, de porter un jugement sur l’espionnage au début du xixe siècle.

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