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Si vis pacem, para bellum La paix d’Amiens du 27 mars 1802 au 23 mai 1803

La France ayant signé en février 1801 le traité de Lunéville, confirmant la possession de la rive gauche du Rhin et des Pays-Bas autrichiens et obtenant ainsi un nouveau statut d’arbitre continental, l’Angleterre, se trouve isolée politiquement. Depuis le renvoi de William Pitt en mars, elle aspire à la paix.



Des négociations s’ouvrent à Londres, menées pour la France par le ministre plénipotentiaire Louis-Guillaume Otto, et Lord Hawksbury pour l’Angleterre. Un accord préliminaire est trouvé après six mois de tensions et d’échanges entre les deux gouvernements. Il est signé le 1er octobre 1801, date qui marque le début des négociations pour un traité définitif. L’Angleterre rendrait à la France et ses alliés l’Espagne et la Hollande, tous les territoires conquis depuis 1793 sauf Ceylan et Trinidad ; la France évacuerait Naples et les États pontificaux, ainsi que l’Égypte qui reviendrait à la Sublime Porte. Malte serait rendue aux chevaliers de l’ordre de Saint Jean de Jérusalem. Le cas des prisonniers de guerre serait à délibérer ultérieurement. Le sort des prises en mer, faites après la signature des préliminaires, est également prévu. Un article séparé et secret est ajouté sur l’évacuation d’Otrante par les troupes françaises dès lors que Malte sera évacuée par les troupes anglaises. Un congrès s’ouvre alors en France, à Amiens, le 5 décembre, afin de préparer le traité définitif, avec lord Cornwallis représentant l’Angleterre et Joseph Bonaparte pour la France. Schimmelpenninck négocie pour la Hollande et, l’ambassadeur don José de Azara pour l’Espagne.


Des discussions interminables

Le congrès prend la forme de conférences entre les différentes parties. Chacune d’entre elles donne lieu à la rédaction d’un protocole transmis avec les demandes aux gouvernements respectifs, discutés ensuite dans les conférences suivantes, selon les réponses apportées. Elles ne concernent parfois que la rédaction d’un seul article du traité. Une conférence est consacrée aux points sur lesquels tout le monde est d’accord, et aux demandes particulières de chacun des diplomates. Faut-il abolir ou maintenir le salut à la mer ? Que fait-on pour Saint Pierre et Miquelon ? Quid de la neutralité des pêcheurs en temps de guerre ?


Le 6 mars 1802, l’état des discussions est le suivant : sur les vingt et un articles du traité final, dix-huit sont considérés comme définitifs et ne sont donc pas abordés. Mais trois restent en suspens. Cette conférence du 6 mars est particulière, puisqu’en préliminaire il est noté que « le soussigné [Joseph Bonaparte] a écarté de ce projet tout ce qui aurait pu prolonger les discussions »… Même les traductions donnent lieu à des discussions, ainsi que les versions du protocole selon le signataire ! Il existe ainsi une version suisse et une version napolitaine, les deux avec des variantes dans certains articles. Le point 12 de l’article x, qui concerne notamment les garnisons en poste à Malte, est une pierre d’achoppement. Faut-il 2 000 Napolitains comme le veulent les Anglais ? Ou des Suisses comme le préconisent les Français ? Plusieurs projets sont présentés simultanément pour régler le cas de Malte, mais aucun ne convient aux gouvernements. Le 19 mars, le texte est enfin rédigé avec des notes et observations des deux plénipotentiaires relativement à la conformité de l’un ou l’autre article, à un mot à changer… La mention la plus étonnante reste celle-ci : « Articles xiii, xiv, xv, xvii : des mots qui diffèrent dans la traduction ; d’aucune importance » !


Un traité qui ne résout rien

Le traité définitif est signé le 27 mars, dans la douleur, par l’Angleterre, la France, l’Espagne et la Hollande. Ce succès diplomatique de Bonaparte enterre dix ans de conflit, mais une période de tensions s’installe malgré la « paix, amitié et bonne intelligence » censée régner entre tous les signataires dès l’article 1, qui insiste sur le « maintien de la bonne harmonie », en évitant « aucune sorte d’hostilité par terre ou par mer, pour quelque cause ou sous quelque prétexte que ce puisse être ». Les clauses du traité sont claires et reprennent en partie le texte des préliminaires : chaque nation libère les prisonniers de guerre sous six semaines et les comptes de leur entretien sont soldés. L’Angleterre doit restituer à la France tous les territoires pris ou conquis (dont le Sénégal, la Martinique et ses comptoirs des Indes) et les limites de la Guyane sont très précisément fixées. La France évacue Naples et les territoires romains. Selon les territoires restitués à l’une ou l’autre nation, tout doit se faire au maximum dans les six mois. L’article le plus long et le plus précis, détaillé en treize points, concerne Malte, que l’Angleterre doit évacuer et rendre aux chevaliers, et qui est réorganisée. Elle demeure cependant sous influence anglaise, car sous la tutelle de Naples, alliée britannique. Sur le plan territorial, la France reste maîtresse sur le continent et l’Angleterre souveraine sur mer.


L’article viii restaure la Sublime Porte dans toutes ses possessions et territoires « maintenus dans leur intégrité tels qu’ils étaient avant la guerre ». D’ailleurs, bien que nommée dans plusieurs articles, en particulier dans le xix, elle n’est pas signataire du traité, mais nommée « alliée de S.M. Britannique » et le traité est « commun à la Sublime porte ottomane ». Il faut entendre par là un avertissement à l’égard des Français, et un rappel de l’Égypte, dont l’évacuation a donné lieu à moult tractations entre mars et août 1801 avant la signature des préliminaires. Chacun des signataires doit ratifier le traité sous trente jours au plus. En France, ce sera fait le 18 avril.


De chaque côté de la Manche, une pause est nécessaire. Tous les points litigieux n’étant pas résolus, le traité comporte les racines du prochain conflit. Les deux pays le savent : il ne s'agit que d'une trêve. Les espérances sont grandes mais on s’espionne. La politique de Bonaparte inquiète l’Angleterre qui regarde d’un mauvais œil l’occupation de la Suisse, les événements en Italie, et tolère tout juste l’expédition de Saint-Domingue.


Espionnage et mauvaise foi

L’année 1802, riche en évolutions intérieures (Concordat, consulat à vie, constitution de l’an x) voit apparaître ses premières tensions en juillet par la publication dans les journaux anglais d’articles hostiles à la France. Otto proteste par voie diplomatique, en mettant en avant la première clause du traité. En représailles, Bonaparte fait interdire par Fouché les journaux anglais sur le sol français le 13 août suivant. La tension s’accentue quand, le 11 septembre, la France annexe le Piémont et forme six départements. Bien que le Piémont ne soit pas explicitement nommé dans le traité, l’affaire irrite. Pire encore, l’Acte de Médiation signé le 30 septembre met la Suisse sous domination française, en la redécoupant en dix-neuf cantons. Enfin, la France n’évacue pas la Hollande au grand dam de l’Angleterre : Utrecht, Anvers et Flessingue sont toujours occupés. L’évacuation de la Hollande par les Français est une référence directe aux deux premiers articles de la Convention de La Haye du 29 août 1801 signée entre la France et la Hollande : les troupes françaises resteront comme auxiliaires au service de la Batavie « jusqu’à la conclusion définitive de la paix avec l’Angleterre ». Bonaparte n’évacue pas au prétexte que le traité n’a pas été signé avec l’Angleterre, et ce d’autant plus qu’il a appris que la Hollande veut prendre à sa solde 5 000 émigrés bataves ayant été à la solde de l’Angleterre. Il n’en a d’ailleurs jamais eu l’intention : les ordres envoyés au généra Victor le 27 avril, un mois tout juste après la signature du traité, font état d’une occupation continue de la Hollande jusqu’à l’appareillage de l’expédition en Louisiane, laquelle n’aura jamais lieu. En face, l’Angleterre n’évacue ni l’Égypte, ni Malte…


En Angleterre, la situation est également tendue. Le 20 octobre, Talleyrand envoie à Hawkesbury une note restée lettre morte, lui intimant quasiment l’ordre de retirer les troupes anglaises de Malte. Au même moment, Beauvoisin, un chef d’escadron, est envoyé en mission secrète d’espionnage en Angleterre et en Écosse, d’où il expédie de nombreux rapports : haine des Français, pamphlets, opinion publique sur tous les sujets de dissension… Le 4 novembre, Talleyrand écrit à Andréossy et Otto que l’Angleterre est priée de ne pas se mêler des affaires du continent. Quant aux « dispositions hostiles » du gouvernement anglais, elles déplaisent souverainement : journaux séditieux, protection accordée aux Bourbons… Andréossy se rend donc à Londres. Sa mission est délicate, d'autant que deux semaines plus tard le gouvernement intercepte un courrier faisant état d’un vaste plan d’espionnage de la part de la France : « [Le citoyen Bonvoisin] enverra tous les pamphlets qui s'impriment contre nous, et enfin saisira les différentes occasions de connaître parfaitement l'Angleterre. Il cherchera différents prétextes pour parcourir toute la côte, depuis la Tamise jusqu'au-delà de Plymouth, le golfe de Bristol, Edimbourg et les côtes d'Écosse. » Le 13 novembre, dès l’arrivée en France de l’ambassadeur britannique, lord Withworth, Bonaparte s’entretient avec lui au sujet de l’évacuation de Malte le 5 décembre mais sans résultat probant. Ce n’est pas étonnant : le 25 novembre, il a demandé à Talleyrand de faire parvenir à la Martinique, Tobago, Saint-Domingue, Cayenne et Sainte-Lucie cinq cents exemplaires de l’Argus, journal hostile aux Anglais et rédigé en anglais par un Britannique acquis aux idées de la Révolution, pour les diffuser dans les places anglaises.


Tout s’accélère le 30 janvier 1803 : la publication dans le Moniteur du rapport de Sébastiani, espion quasi officiel envoyé en mission en Égypte dès le mois de septembre précédent, fait l’effet d’un coup de tonnerre. Le jeune général y détaille l’état de l’Égypte, des armées anglaises encore en poste et affirme qu’il serait facile de la conquérir avec seulement 6 000 hommes… Ce brûlot diplomatique indigne lord Hawkesbury qui y voit une tentative de ruiner les intérêts commerciaux britanniques. Les représailles ne tardent pas.


Rupture

Le 15 février, l’Angleterre fait savoir à la France qu’elle entend conserver Malte pour compenser l’annexion du Piémont par la France. Le 18, la France proteste officiellement, arguant de l’absence de clauses sur le Piémont dans le traité d’Amiens, et sommant l’Angleterre d’évacuer Malte. Les Britanniques tergiversent, attendent la nomination d’un grand maître (il est nommé depuis le 9 février) ainsi que « les garanties des puissances désignées au traité » (elles sont données) mais… n’évacuent pas. Dès sa nomination, le grand maître Tommasi réclame l’évacuation de Malte par les Anglais. Bonaparte, pendant ce temps, demande en secret des rapports sur l’état de la flottille dans les différents ports.


Le 2 mars, l’Angleterre refuse formellement d’évacuer, au prétexte que le retard de certaines puissances à reconnaître l’indépendance de l’île les autorise à la garder en dépôt. Le 08, le roi George III affirme que la France réarme en secret. Il annonce son intention d'engager des milices pour la défense du royaume, au prétexte des « armements formidables qui se font dans les ports de France et de Hollande ». Une note envoyée au gouvernement français « explique » la déclaration du roi. Le 11, Bonaparte signe un arrêté de réarmement de la flottille, qui doit être mise en chantier « sans publicité » à Cherbourg et Dunkerque. Le 15, il écrit à Decrès, ministre de la Marine : « Je vous prie, citoyen Ministre, de me remettre une note sur cette question : quel est le moyen, dans la position actuelle et le cas d’une guerre maritime, de faire le plus de mal possible au commerce anglais ? » Le 18, le roi d’Angleterre demande des subsides pour faire la guerre à la France.


Puis, le 25, Bonaparte donne des ordres à Berthier, ministre de la Guerre, pour la défense des côtes mais surtout, le somme d’agir le plus discrètement possible « sans précipitation et sans exciter d’alarme ». Enfin, le 28, la France répond à l’Angleterre et réfute tout en bloc : « Le Premier consul n'a fait aucun préparatif. Il n'y avait, au moment du message, dans les rades de Hollande, que deux frégates, et dans la rade de Dunkerque, que trois corvettes. » Rien des projets d’invasion de Bonaparte n'est mentionné ni des états des ports qu’il a demandé depuis février. Mais il utilise le rapport Sébastiani comme justification : « La publicité de son rapport était en même temps une réfutation et une réparation que l'armée française avait le droit d'attendre », se référant ainsi aux publications hostiles à la France. À l’appui des dénégations françaises existe une dépêche datée du 18 mars de l’ambassadeur britannique affirmant qu’à la mi-mars, les armements dans les ports n’ont pas encore commencé…


Entretemps, l’espace maritime français et hollandais a été violé par des croisières anglaises qui sont venues sur place se rendre compte des armements des ports. Les protestations de Talleyrand du 25 mars ont leur réponse une semaine plus tard : le gouvernement britannique n’est au courant de rien ! Les frégates ont suivi les ordres de leurs officiers, lesquels ont agi de leur propre chef. Le 26 avril, l’Angleterre annonce donc vouloir laisser ses troupes à Malte pendant les dix prochaines années, demande que la France lui cède l’île de Lampedusa (qu’elle ne possède pas…) et, pour faire bonne mesure, qu’elle évacue la Hollande, le tout sous sept jours. Lord Withworth présente verbalement tout cela comme « l’ultimatum de son gouvernement ». Le 2 mai, la France rejette l’ultimatum britannique et reçoit le même jour la demande de passeport de l’ambassadeur pour rentrer en Angleterre. Le 10, l’ambassadeur encore en poste propose alors une convention tout aussi inacceptable que l’ultimatum : la France doit évacuer la Suisse et la Hollande, puis accepter l’occupation de Malte par les Anglais, ce que Talleyrand refuse, sans même parler de la non-opposition à la cession de l’île de Lampedusa par le roi des Deux-Siciles. Le 12, les ambassadeurs sont rappelés. Dès le lendemain, Bonaparte écrit que « la guerre n’est pas encore déclarée » mais il précise quatre jours plus tard au prince régent du Portugal que « la guerre est sur le point de se rallumer entre la France et l’Angleterre ».


La rupture est consommée le 16 mai par l’embargo décrété par l’Angleterre sur les navires français et hollandais. 1 200 navires et plus de 200 millions de francs de marchandises sont ainsi saisis dans les ports. Trois jours plus tard, le premier navire français est pris en mer, rallumant de facto les hostilités. La guerre est officiellement déclarée le 20 mai. Bonaparte se prépare à envahir l’Angleterre et fait établir vingt-quatre lettres de marque par Decrès pour « profiter de toutes les occasions […]  et faire au commerce anglais tout le mal possible » (1). En réalité, la construction de la flottille d’invasion est effective depuis deux mois déjà…

Finalement, le fragile équilibre d’octobre 1801 reposait sur la bonne foi des signataires et leur volonté d’exécuter les clauses du traité. La non-évacuation de Malte et de la Hollande constituaient à elles seules des motifs de tension. Bonaparte a notamment respecté à la lettre le traité tout en déséquilibrant les forces par les annexions et occupations du continent, inquiétant ainsi le gouvernement britannique. Les questions non résolues et non inscrites dans le traité étaient les indices silencieux d’un conflit qui ne demandait qu’à renaître. Les missions d’espionnage et les publications séditieuses, les omissions et mensonges furent les signes manifestes que le traité n’avait servi qu’à préparer la guerre.


(1) Les lettres de marque autorisaient les armateurs et particuliers à armer en course pour en temps de guerre exclusivement, prendre et saisir les navires de la nation contre laquelle on était en guerre. Les corsaires désignaient à la fois les navires et les capitaines munis des lettres de marque.


Le cas de Malte

Si les principaux articles de l’accord préliminaire conviennent aux deux nations, le cas de Malte reste litigieux. Point sensible, l'île est une étape obligée sur la route de l’Égypte. Pivot stratégique, elle a été prise par les Français le 11 juin 1798, reprise par les Anglais deux ans plus tard… Un nombre incroyable de réunions et conférences (quinze en tout) ont lieu entre le 12 janvier et le 9 mars pour régler ce cas sur les plus petits détails. Faut-il par exemple y parler le français ou l’anglais ? Personne ne voulant céder, aucune des deux n’y sera utilisée. On établit « une langue maltaise ». On propose même de démolir les fortifications dans le but non avoué d’ôter tout statut militaire à l’île.


Des questions en suspens…

Tout n’est cependant pas résolu, puisque certaines questions restent pendantes entre la France et l’Angleterre. Que deviennent les conquêtes continentales de la France comme le port d’Anvers et, plus largement, la Belgique ? La rive gauche du Rhin ? Autre sujet d'inquiétude : l’occupation de la Suisse. La paix s’installe et la méfiance avec. D’un côté comme de l’autre, la situation économique est précaire ; la France n’a pas reconstitué sa marine anéantie en Égypte, et Bonaparte a besoin de cette paix pour affermir les premiers temps du Consulat et mener à bien sa politique continentale. Côté britannique, le gouvernement a beaucoup à faire entre les émeutes, la disette et le chômage dû à la réduction d’activité des manufactures.

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