Prononcer certains patronymes tels que Surcouf, Duguay-Trouin, Chateaubriand fait immédiatement songer à Saint-Malo dont le seul nom évoque le souvenir d’une incroyable « cité-corsaire » essentiellement sous le règne de Louis XIV. Pourtant Surcouf fut le plus grand corsaire de Saint-Malo à partir du Consulat et de l’Empire.
Par sa mère, Surcouf (1773-1827) est un cousin de Duguay-Trouin (1673-1736), né exactement un siècle avant lui en ce port. Chateaubriand (1768-1848), en revanche, n’est que son contemporain mais la famille Surcouf et celle de François-René ont eu, à différentes reprises, des affaires d’intérêts (ventes ou achats de navires ou de biens immobiliers tout particulièrement). Faire la biographie d’un homme nécessite toujours de faire la radiographie de son temps.
Généalogie d’une dynastie
Les Surcouf, en 1640, sont de pauvres gens. Arrivé de sa Basse-Normandie natale, le premier Surcouf débarque à Saint-Malo avec femme et enfant à la mamelle. C’est l’époque des Nus Pieds, pauvres hères qui ramassent du sel sur les plages normandes qui ont un régime de gabelles (impôt sur le sel) différent du reste du royaume, celui dit du « quart-bouillon ». Ce couple qui fait donc bouillir l’eau de mer pour en retirer un peu de sel, meurt en 1690, très âgé, à l’hospice de Saint-Malo créé par la charitable épouse du gouverneur de la place.
Leurs fils sont calfats : avec de l’étoupe, du vieux chanvre, des étoffes usagées, ils enfoncent avec leurs ciseaux (appelés « calfaix ») ce mélange textile entre les planches de chêne des navires en construction, puis les recouvrent d’une sorte de goudron issu des résineux, souvent suédois, les pins des Pyrénées étant réputés trop cassants ; d’où l’alliance de la France de Richelieu avec la Suède de la reine Christine (1).
Un fils de ces calfats progresse dans la hiérarchie sociale : pilotin, pilote, maître de pilotage, lieutenant à bord de navires marchands, capitaine au commerce, cet arrière-grand-père de Surcouf meurt trop jeune pour « réussir ». Mais sa veuve commence à se lancer dans la course, le négoce maritime avec les îles à sucre (Antilles, Martinique, Guadeloupe, Saint-Domingue) et la traite négrière ; d’où la fabuleuse réussite de son fils, grand-père de Surcouf.
Armateur, il possède à lui seul 10% de l’armement malouin, achète terres malouines et hôtels particuliers. Il laisse 500 000 livres d’héritage à ses enfants ce qui représente la solde d’un lieutenant de vaisseau (1 000 livres annuelles) pendant cinq cents ans. Mais sur sa vingtaine d’enfants, dix survivent et se partagent sa succession car les Surcouf sont roturiers et pratiquent « le partage égal » et non « le partage noble » qui avantage l’aîné, d’où son nom de « droit d’aînesse » à partir de 1789.
Le père de Surcouf est donc réduit à un héritage modeste de 50 000 livres seulement et part habiter avec femme et enfants extra-muros, à Cancale. Le logis est plus grand, la campagne agréable, l’air meilleur que dans un port en raison des odeurs (peinture des coques, calfatage au goudron chaud, fabrication de colles à partir des arrêtes de poisson pour relier les livres, fumées des cheminées de maison etc…).
Une enfance ambitieuse
Surcouf est donc élevé enfant chez sa grand-mère maternelle à Cancale. Née Porçon, de très vieille noblesse bretonne maintenue en 1669 lors de la Grande Réformation de Colbert, sans doute assez méprisante vis-à-vis de son médiocre gendre – roturier entraîné dans la ruine de ses frères dans leur commune société d’armement « la Surcoufrères » –, elle inculque à ses petits-fils toutes les « valeurs » réputées être celles de la noblesse : l’honneur du nom, la nécessité du combat, de la victoire militaire et de la gloire seule capable d’assurer la pérennité du nom, du statut et des privilèges fort menacés depuis les désastres de la Marine française de 1759 (défaite de Lagos et défaite des Cardinaux), d’où la perte du Canada au traité de Paris de 1763. Ses ancêtres à elle ne mouraient pas à l’hospice ! Ils sont morts pour le roi (Charles VIII, Louis XII, François Ier), loin, en Méditerranée. Ceux de son défunt mari – écuyer – ont atteint Pondichéry (1674), premier comptoir Indien français sous Colbert, pendant la guerre de Hollande. L’histoire de l’océan Indien et de l’île de France, où Surcouf va s’illustrer sous l’Empire, ce sont eux qui l’ont écrite.
Surcouf, enfant et adolescent, est donc non un aventurier, un va-t-en-guerre : il est un héritier. Il veut retrouver deux choses : la fortune de son grand-père paternel Surcouf et la gloire de ses ancêtres maternels Porçon qui sont aussi les ancêtres de Duguay-Trouin. Surcouf est petit-fils d’une Guillemette Porçon. Duguay-Trouin arrière-petit-fils d’une autre Guillemette Porçon, grand-tante de la précédente.
Naviguer pour réussir
Une fois ses motivations comprises – ce qui est toujours essentiel pour comprendre la personnalité d’un personnage, homme ou femme (2), Surcouf remplit cette espèce de contrat mental tacitement passé avec les siens. Embarqué pour la première fois en 1787, à l’âge de quatorze ans, il navigue, s’enrichit et s’illustre. Il a seize ans en 1789, et rate tous les événements révolutionnaires malouins contemporains de la prise de la Bastille, car il est en mer.
En 1792, la République est proclamée. La Terreur survient. Là encore, Surcouf est le grand absent du territoire : l’exécution de Louis XVI, celle de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth, des Girondins puis de Robespierre lui-même. Il n’a rien vu, ni l’assassinat de la princesse de Lamballe, ni l’emprisonnement de Mgr le Dauphin (Louis XVII). Il n’a pas ignoré les violences révolutionnaires : M. de Mac Nemara, bon officier des vaisseaux du roi, Irlandais d’origine est assassiné en 1790 à Port-Louis de l’île de France, étant alors le commandant de la base navale. Mais, durant tous ces bonheurs (la République) et ces malheurs (l’échafaud, les noyades de Nantes), il est dans l’océan Indien avec nombre de ses cousins, issus essentiellement de Normands établis à Saint-Malo en 1640 eux aussi, avec le premier Robert Surcouf.
Depuis Louis XIII et Richelieu, ces Normands du Bas-Cotentin se sont tous mariés entre eux et ont formé une vraie colonie normande établie à Saint-Malo, tous alliés entre eux par mariages. Surcouf a donc à Port-Louis l’essentiel de sa parenté : des grands oncles par le sang ou veufs de ses grands-tantes ; donc les cousins germains de son père et leurs femmes, c’est-à-dire ses cousins issus de germains. Cet immense clan Surcouf constitue à Port-Louis une sorte de véritable quartier de Saint-Malo en contact permanent avec la cité-corsaire (envoi de marchandises, réception de cargaisons, envoi de fils de Port-Louis à marier à Saint-Malo à des dots attractives).
Ceci est essentiel pour Surcouf, âgé d’une vingtaine d’années. Le frère de son père est en effet le vénérable de sa loge maçonnique de Saint-Malo où la nouvelle philosophie s’est très bien établie depuis les années 1730 comme dans la plupart des ports que ce soit Naples – où a grandi Pascal Paoli (3) –, Lisbonne ou Toulon (ou brille la loge « La Marine » dont le vénérable, Mercier, est le petit-fils de madame Mercier, nourrice de Louis XV, anoblie pour son lait qui a sauvé l’enfant-Roi). Les « frères » maçons de cette première ou seconde génération militent ardemment pour la Liberté, l’Égalité, la Fraternité. Leur « sœur » Olympe de Gouges participe à la création des Sociétés des Amis des Noirs. Mais à quarante-cinq ans, elle monte à l’échafaud.
La fin d’un monde
La Convention veut abolir l’esclavage ; elle veut abolir la traite ; elle veut supprimer la course regardée comme le dernier archaïsme de la barbarie encore pratiquée : des hommes qui se jettent comme des pirates légaux sur de pauvres navires marchands qui passent à proximité d’eux. Légaux car ils ont une « lettre de marque » par laquelle leur souverain leur permet de pratiquer la course qui n’est autre qu’une piraterie couverte et encouragée par l’État qui, faute de moyens, se fait en quelque sorte aider par le privé (les corsaires). Lois, mesures, décrets de la Convention se succèdent, se contredisent, parfois s’annulent. Ils arrivent à l’île de France – il ne faut pas l’oublier – cent à cent dix jours après avoir été votés à Paris. Soit un bon trimestre.
Surcouf, avec une permission de naviguer au commerce se retrouve donc vite hors-la-loi, car il y pratique la course et non le commerce. Le conseil des Cinq-Cents saisit alors ses prises au profit de la République. Les armateurs de Surcouf, tous Malouins de l’île de France, protestent avec force et vigueur, se sentant spoliés. Les navires sont à eux. Ils ont rémunéré les équipages et les ont nourris trois fois par jour lors des campagnes ! Tous veulent récupérer à leur profit les prises faites par Surcouf pour eux, non pour la République. Le conseil des Cinq-Cents convoque alors Surcouf à Paris (1797). Voilà un homme jeune, vingt-quatre ans, dans l’illégalité la plus totale. La loge maçonnique l’admet immédiatement en qualité d’initié et on l’embarque pour Paris avec l’orateur de la loge de l’île de France, frère de l’amiral de Villaret-Joyeuse.
A Paris, il le défend très bien et lui trouve un excellent avocat, maître Pérignon, franc-maçon lui aussi, frère du futur maréchal d’Empire. Condorcet, parmi beaucoup d’autres, combat la course mais le Conseil des Cinq-Cents prend une décision extraordinaire en concluant : « Les lois sont éphémères et la magnificence de l’État [doit l’emporter]. » Les prises sont donc restituées aux armateurs malouins qui ont engagé de gros frais pour permette au jeune Surcouf de les faire. Ce dernier, vingt-quatre ans, triomphe. Il triomphe de la Loi. La presse parle de lui. Le Courrier de Madras a été le premier journal à faire son éloge au lendemain même de ses prises, avant qu’il n’arrive à Paris. Il faut se mettre dans la tête de ce jeune homme : son patronyme sort de l’anonymat ! Parisien, fou de joie, il met même sa maîtresse enceinte dans un moment d’abandon – un fils sont elle accouche neuf mois et quinze jours après le rendu du procès. Il ne le reconnaîtra jamais pas plus qu’il n’épousera la demoiselle.
La gloire d’un autre combattant
Ainsi encouragé par l’Etat qui lui permet de violer la loi sans contrainte (ce qui n’est pas très formateur ni très pédagogique, il faut bien le reconnaître), Surcouf s’illustre avec la prise du Kent, gros bâtiment de commerce britannique (un indiaman). Tout s’y passe comme prévu : le capitaine anglais (brave homme) est tué et la presse anglaise le pleure. Les femmes à bord sont épargnées, l’une septuagénaire. Pour l’opinion, c’est un exploit. Pour les ennemis de la course, les éloges sont absents. Mais Napoléon est un combattant. Un soldat immense devenu aujourd’hui le deuxième personnage du monde le plus connu car le plus cité après le Christ.
Napoléon le reçoit donc à Paris. Les officiers de Marine du roi ont émigré en masse en 1792 : plus de 1 200 sur les 1657 qui étaient en service au 1er janvier 1789 (en fait 1 656, mais on ignorait encore la mort de La Pérouse). Ils sont partis, ni par goût, ni par choix. Mais à Toulon, Brest et Paris, la situation n’est absolument pas tenable pour eux. La Révolution a du reste débuté à Toulon le 1er mars 1789. Puis, au fil des émeutes et des jugements, rapides et succincts, du Tribunal révolutionnaire, le comte d’Estaing, héros de l’indépendance américaine, est monté à l’échafaud comme son « frère » le duc d’Orléans, officier général de la Marine dont la tête n’a pas été épargnée malgré ses titres de maçon et de Philippe Égalité.
Le vice-amiral de Rohan-Montbazon a lui-même été guillotiné « non pour avoir fait le mal, mais parce que susceptible de pouvoir en faire »… Napoléon voudrait confier la flottille de Boulogne à Surcouf pour débarquer des troupes outre-Manche : c’est le vieux rêve de Choiseul sous Louis XV que seul Guillaume le Conquérant a réussi pour le malheur d’Harald et les angoisses de la reine Mathilde.
Le temps des honneurs
Napoléon fait Surcouf chevalier de la Légion d’honneur à la première promotion de l’ordre (dès 1804). Mais ce dernier veut rétablir la fortune de son grand-père. Il refuse d’entrer dans la Marine impériale. Il n’est entré ni dans celle de Louis XVI, ni dans celle de la Révolution. Il n’a pas été à Aboukir (1798), ne sera pas à Trafalgar (1805). En luttant dans l’océan Indien contre le commerce britannique, Surcouf s’enrichit considérablement et épouse la fille du maire de Saint-Malo, anobli par Louis XVI en 1786. Sa famille est heureuse, sa vieille mère notamment qui mourra peu avant lui, veuve depuis 1813 seulement. Son frère devient baron (1823). Et Surcouf lègue à ses enfants une fortune immense égale à quatre fois le prix du château de Combourg : des manoirs bretons un peu partout et normands dans le village même du Bas-Cotentin d’où le premier Robert était parti avec les autres Nus Pieds en 1640 ; une vraie revanche sociale.
À ses enfants, il lègue 800 ha ; ses immenses plantations de tabac, les plus grandes de Bretagne. Sous l’Empire, puis sous Louis XVIII et Charles X, Surcouf n’est plus un corsaire, un baroudeur grand et musclé de vingt-cinq ans. Il a pris sa retraite à trente-cinq ans comme Duguay-Trouin. Embarqué à quatorze, il totalise près de vingt-cinq ans de navigation dans les conditions dures de l’époque qui « ruinent » les santés.
Surcouf devient un quinquagénaire obèse. On le voit à Paris, chez son pharmacien, en train d’acheter des ceintures à ventre pour soutenir un tour de taille incroyable ; il fréquente les traiteurs et les épiceries fines, achète de bons vins et des andouillettes, des pâtés et de bons chocolats. Il meuble ses manoirs et châteaux : belle argenterie, petites cuillères à café, ménagères et couteaux de table, horloges d’albâtre avec leurs candélabres de cheminée. Il a son fils au collège à Paris, et fait donner des leçons de piano à sa fille Eléonore.
Le corsaire s’est transformé en riche notable balzacien et en armateur malouin bien assis. La fibre est bonapartiste. Il donne le nom de Napoléon à l’un de ses navires et de Pérignon à un autre. À la différence du frère de sa femme (fils d’anobli de 1786), il boude plutôt la Restauration en fidèle discret de l’Empereur. Il regrette l’Empire en 1814 puis en 1815, lorsque l’arrêt des combats sur terre met fin, avec la paix, aux combats sur mer alors qu’il voudrait que ses capitaines-corsaires sortent et continuent à sortir (malgré la paix) pour « faire des prisesé (son obsession), ce qu’ils refusent, voulant bien être corsaires (en temps de guerre) mais ne voulant pas devenir des pirates (en temps de paix) et être « pendus haut et court » à la plus haute vergue de leur navire. Seuls les corsaires en effet sont faits prisonniers de guerre ; les pirates, eux, sont pendus.
Aux origines de sa richesse
Cette fortune de Surcouf vient du commerce avec les Antilles (Saint-Domingue) mais aussi de la traite. L’Europe d’après 1750 consomme en effet du café. Beaucoup. Il est amer. On y ajoute du sucre. Le café au lait est né sous Louis XV et ce petit-déjeuner remplace la soupe aux choux du matin, mélangée de lait au nord de la Loire, ou de vin rouge au sud ; Madame Palatine, à Versailles, prenait vers 5 ou 6 h du matin une bonne choucroute avec de la bière !
Le café, le sucre, le tabac, les vêtements légers en coton séduisent toute l’Europe comme le guéridon ou table-bouillotte, devenue nécessaire pour poser au milieu du salon des objets chauds que l’on ne peut tenir à la main : cafetière, chocolatière en argent au manche en bois d’ébène, tasses et soucoupes en faïence ou porcelaine. Les ébénistes mettent deux roulettes sous les pieds avant des fauteuils légers (les cabriolets) pour s’approcher de ces guéridons et « tables de milieu », nos futures tables basses de salon. Les orfèvres, porcelainiers, faïenciers, ébénistes, les cigarettières des manufactures de tabac du Havre qui roulent le tabac dans du papier très mince, les ébénistes du faubourg Saint-Antoine à Paris, tous vivent de la traite et Pascal Paoli lui-même, au centre de son île, offre du chocolat chaud à l’Écossais Boswell reçu en Corse et non du vin muscat.
La place de Saint-Malo
Lorsque Surcouf naît, la Bretagne est française depuis 1532. Ses ancêtres ont appareillé du port en 1534 avec Cartier qui y a écrit : « [Au Canada] j’ai vu un ours si vieux qu’il était tout blanc. » Inscrit au xvie siècle dans les Grandes Découvertes, le port devient la cité-corsaire au xviie avec un cousin de Surcouf : Duguay-Trouin. Brest n’est alors, selon Colbert, qu’« une gueuserie » de 2 000 habitants. Dans les années 1760, les cousins de Surcouf naviguent avec Bougainville jusqu’aux Malouines. Marin comme Cartier, corsaire comme Duguay-Trouin, esprit éclairé comme Bougainville, ce compatriote de Chateaubriand est la synthèse de trois siècles d’histoire malouine et française. Lui-même a vu huit régimes : Louis XV, Louis XVI, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire, Louis XVIII et Charles X et en a apprécié un seul : l’Empire (A).
Responsabilité collective
Déboulonner la statue de Colbert à cause du Code noir ou de Surcouf, décapiter celle de Joséphine n’a pas de sens. L’esclavage fut une longue tragédie. Ce n’était pas un homme, ni une femme, Joséphine ou l’arrière-grand-mère de Surcouf, qui en étaient individuellement responsables. C’était une civilisation, collectivement. Un peu comme nous qui utilisons des portables fabriqués par des enfants asiatiques pour des salaires de misère. Comment serons-nous « jugés » dans trois cents ans ? D’où l’intérêt de relire Caton l’Ancien : « Il est pénible d’avoir à rendre compte de sa vie à des hommes d’un autre siècle que celui où l’on a vécu. »
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