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Napoleon: Une « bonne prise » de navire

Tout débute par une lettre datée du 16 mars 1811 rédigée par Jérôme Corsi, pilote du chebek algérien nommé l’Embark, et destinée à Louis Baraguay D’Hilliers, alors colonel général de dragons et commandant supérieur de la haute Catalogne. Le pilote demande à Son Excellence que justice lui soit rendue et que la vente de cette cargaison soit déclarée illégitime. Louis Baraguey d’Hilliers lui répond qu’il n’y a pas lieu à restitution étant donné que ce bateau algérien a touché un port insurgé occupé par les Anglais et qu’en conséquence il est déclaré de « bonne prise ». Et c’est ainsi que cet événement lié au blocus continental mène jusqu’à l’expédition d’Algérie en 1830...

Alain Kulam / historien

Quelles sont les raisons du refus de la restitution de cette cargaison ?

En France à la fin du xviiie siècle, l’hostilité à la Grande-Bretagne atteint des sommets. Les vaisseaux, même neutres, qui transportent des produits britanniques, sont considérés de « bonne prise », par une loi du 18 janvier 1798. La même loi réserve un sort identique à ces mêmes vaisseaux pour s’être seulement soumis à la réglementation anglaise. Les articles 4 et 5 de ce décret stipulent d’une part que tout magasin, toute marchandise, toute propriété, de quelque nature qu’elle puisse être, appartenant à un sujet de l’Angleterre, sera déclaré de bonne prise, et d’autre part que le commerce des marchandises anglaises est défendu; et toute marchandise appartenant à l’Angleterre, ou provenant de ses fabriques ou de ses colonies, est déclarée de bonne prise. À cela s’ajoute le décret impérial du 21 novembre 1806 relatif au blocus continental qui déclare que toutes les marchandises britanniques sont interdites en Europe.


Les causes du refus de Louis Baraguey d’Hilliers

Elles sont justifiées par l’application de la loi de 1798 relative à la « bonne prise », et du décret du 21 novembre 1806 relatif au « blocus continental ». Mais elles sont aussi liées au contentieux qui existe avec la régence d’Alger. Des bouleversements climatiques majeurs ont eu lieu en France en 1784, conséquences de l’explosion du volcan islandais Laki qui a entraîné des années de disette et de misère pour les populations paysannes en Europe. S’ensuit une demande très forte de blé en provenance d’Afrique du Nord. La régence d’Alger, dirigée par le dey Hussein, fournit alors à la France de grandes quantités de blé par l’intermédiaire de deux négociants juifs de Livourne, Busnach et Bacri, qui détiennent le monopole de fait du commerce des céréales de la régence d’Alger vers la Toscane et la France (1). L’urgence de ravitailler l’armée d’Italie dirigée par Bonaparte conduit à un premier traité commercial. Une seconde fois, les blés de la Mitidja sont destinés à l’armée d’Orient lors de la campagne d’Égypte. Ce second traité est signé par Talleyrand, moyennant une très importante « commission personnelle » avancée par la société Busnach-Bacri (2). « D’année en année, les dettes de la France envers ces deux familles enflèrent démesurément d’autant plus facilement que ces dernières se montraient très conciliables quant aux délais de paiement. Mais finissant par vouloir récupérer leur dû, et devant à leur tour payer des dettes au Dey d’Alger, ils convainquirent ce dernier de porter les deux affaires ensemble auprès de la France. »


Un premier projet d’expédition

Le dey d’Alger, Hussein, est turc. La régence d’Alger fait partie de l’Empire ottoman alors en déliquescence à cette époque. La dette française aurait pourtant été réglée en partie aux Bacri en plusieurs versements. Un premier versement en 1800 sur ordre du Premier consul de trois millions cent soixante-quinze mille francs et un second d’un million deux cent mille francs auraient été versés, grâce à l’intervention de Talleyrand à qui ces derniers auraient largement graissé la patte. Mais Bacri et Busnach ne versent aucune somme au dey qui s’impatiente... Les commerçants Livournais poussent même le dey d’Alger à monter le ton envers Bonaparte, en lui écrivant que leur argent doit être considéré comme le sien, et donc qu’il s’agit d’une question d’honneur qui pourrait dégénérer en affaire d’État ! Napoléon demande en avril 1808 à Decrès, son ministre de la Marine : « Méditez sur l’expédition d’Alger, tant sur le point de vue “mer” que sur le point de vue “terre”. Un pied sur cette terre d’Afrique donnera à penser à l’Angleterre... » Il instruit son ministre des renseignements que l’émissaire secret devrait obtenir « description d’Alger et de ses environs, choix d’un port de débarquement, rôle des fortifications avec le lieu et le mode d’attaque, notices et croquis des treize forts qui défendent la ville, temps nécessaire à l’expédition pour prendre Alger». C’est à Vincent-Yves Boutin, officier du génie, qu’est confiée la mission de relever la position des défenses algériennes et préparer un plan de débarquement. Dans son rapport très exhaustif, Boutin confirme que Sidi-Ferruch est le lieu idéal pour un débarquement. Il prodigue des conseils sur l’attitude à adopter vis-à-vis des indigènes, le respect des personnes et des biens. Ce rapport est complété par un atlas de quinze cartes et plans. C’est un véritable chef-d’œuvre dont Napoléon se déclarera très satisfait. Mais l’Empereur, absorbé par des affaires plus pressantes, doit renoncer à son projet et le rapport de Boutin reste classé aux archives de l’Armée.


À la chute de l’Empire

En 1814, la dette de la France est de 14 millions de francs-or, mais ce montant est contesté. Aussi une transaction aboutit-elle à une convention le 28 octobre 1819 qui arrête le solde à 7 millions de francs. La Chambre des députés en autorise le paiement le 24 juillet 1820. Bacri et Busnach touchent en France 4,5 millions et le solde est versé à la Caisse des dépôts et consignations en attendant les main-levées officielles. Cependant, Bacri et Busnach, qui ont perçu la somme en France, jugent plus prudent et probablement plus rentable de ne pas retourner en Algérie. Le dey ne cesse de réclamer son dû et demande vainement à la France l’extradition des deux protagonistes.

L’État français a manqué de prudence. Mais le problème est désormais situé entre le dey et ses mandants. Lors de son passage-éclair à la présidence du Conseil (9 juillet-26 septembre 1815), Talleyrand a nommé Pierre Deval, relation ancienne de ses affaires, consul général français d’Alger. Bacri et Busnach s’entendent parfaitement avec ce consul à la réputation sulfureuse qui n’est apprécié ni par le dey, ni par les résidents européens d’Alger.


Les conséquences

Plusieurs autres manquements de la France à sa parole donnée, par l’intermédiaire de son consul général, ont fini par irriter Hussein Dey. La France a obtenu la concession d’un entrepôt commercial, situé sur le littoral à La Calle (à quelque 500 km à l’est d’Alger, à proximité de la frontière actuelle qui sépare l’Algérie de la Tunisie). Cet entrepôt a été fortifié en dépit de l’engagement de la France représentée par Pierre Deval à ne pas le faire. L’affaire est grave. Exprimant sa volonté d’avoir des explications à ce sujet, le dey ne recueille du consul que des réponses évasives et du dédain. Celui-ci, ayant demandé au ministre des Affaires étrangères français le rappel de son consul, n’obtient que son maintien. Il rédige trois lettres qu’il adresse cette fois au roi Charles X en personne. Il reste en attente de la réponse du roi, lorsque le dey Hussein accorde une audience le 30 avril 1827, lors des fêtes du Baïram ou fêtes du sacrifice.

Le consul français Pierre Deval, retors et obséquieux, croit bon de se joindre aux autres consuls pour complimenter le dey conformément aux usages. Mais cette présence ne peut être ressentie que comme une provocation. En effet, ce consul ne se soucie guère de hâter le remboursement de la dette de la France, et encore moins de fournir des réponses claires aux questions qui lui sont posées. L’insolence du consul fait sortir le dey d’Alger de ses gonds. Hussein Dey s’approche de Deval et lui donne un coup de chasse-mouches au visage, le menaçant de le faire arrêter et de le mettre en prison.

Le gouvernement français envoie alors deux missions navales, l’une chargée d’évacuer le consul Deval et les nationaux français, l’autre pour lancer un ultimatum au dey. Les négociations de l’été 1827 échouent et les relations diplomatiques sont rompues. Diverses échauffourées ont lieu dont l’affaire de la chaloupe de la frégate Duchesse de Berry, l’équipage ayant été capturé et décapité. La réaction française est l’envoi du bateau la Provence le 3 août 1829 au large d’Alger, qui est attaqué par les Ottomans. Le 14 juin 1830, le général de Bourmont et l’amiral Duperré arrivent en vue d’Alger avec une puissante flotte composée de vingt-sept mille marins. Trente-cinq mille hommes de troupes débarquent du 14 au 17 juin près de Sidi Ferruch, à 20 km d’Alger, à l’endroit même où vingt-deux ans plus tôt Boutin, l’espion de l’Empereur, avait conseillé le débarquement. De cette situation va naître une présence française en Algérie durant cent trente-deux années.

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