Les historiens ont relaté en détail les différentes tentatives réalisées par les ennemis de Napoléon afin de mettre fin à ses jours. Cela va de l’acte individuel à la conspiration. Il existe un cas très particulier où le coupable, pourtant interpellé, n’a été ni condamné ni exécuté. Un témoin des faits a relaté les circonstances de cette affaire, consignée dans les mémoires du général Bigarré.
C’est dans les premiers jours de l’Empire que l’incident se déroule. La sécurité du palais des Tuileries est assurée par la Garde et c’est l’étiquette qui en règle le fonctionnement. Placée sous le commandement du « grand maréchal du Palais », le général Duroc, cette surveillance est assurée militairement par un ensemble de plus de cent cinquante personnes. Celles-ci sont réparties en quatre postes de garde : l’un d’eux occupe la salle des gardes au cœur-même du palais, les trois autres se tenant aux deux extrémités du bâtiment et à l’entrée du jardin des Tuileries. Ils comprennent, chacun, un capitaine, deux lieutenants, un sous-lieutenant, cinq sergents, huit caporaux et vingt-sept soldats. Chacune des grilles d’entrée du palais et du jardin des Tuileries est surveillée par un soldat, tandis que deux autres se tiennent dans le vestibule (1). Madame de Rémusat, épouse du préfet du palais et elle-même dame d’honneur de Joséphine, donc grande familière des lieux, écrit : « La police du palais était très bien faite ; on savait le nom de toutes les personnes qui y entraient. » Cependant un événement démontre qu’il n’est nul endroit que la ruse ne permette d’atteindre pour un homme déterminé.
Le témoignage de Bigarré
Bigarré relate dans ses mémoires : « Dans les premiers jours de janvier 1805, je me trouvais de garde au château des Tuileries (2) lorsqu’un individu couvert d’une redingote verte, ayant sur la tête un chapeau à trois cornes [sic], absolument de la forme de celui que portait ordinairement l’empereur Napoléon, pénétra jusqu’au salon où se trouvaient les officiers de service, sans avoir été aperçu par la sentinelle placée au haut du grand escalier, ni par aucun des domestiques du palais ; l’Empereur était allé ce jour-là à Saint-Cloud. Cet individu, m’approchant avec un air audacieux, me demanda si l’Empereur était dans son cabinet. Le ton et l’assurance avec lesquels il me fit cette question m’en imposèrent au point que je m’imaginai que ce ne pouvait être qu’un secrétaire particulier de l’Empereur, ou quelqu’un d’un très haut rang qui avait des entrées privilégiées au château. Mais comme cet individu avait, contre l’usage, conservé son chapeau sur sa tête, et que je remarquais dans ses manières quelque chose d’embarrassé, je me permis de lui faire observer que dans le palais de l’Empereur on devait avoir le chapeau bas. Sur cette simple observation, cet homme tira un sabre nu qu’il avait sous sa redingote, et se précipita sur moi avec une telle rapidité, que je n’eus que le temps de mettre l’épée à la main et de parer le premier coup de sabre que chercha à m’asséner sur la tête ce singulier personnage. Le voyant disposé à revenir à la charge, je n’hésitai pas à marcher sur lui, et le pressai de si près avec la pointe de mon épée, que je lui perçai la poitrine en l’adossant à une des murailles du Palais, et en lui tenant son bras droit de la main gauche. Voyant le sang jaillir de la blessure que je venais de lui faire, j’appelai la garde à mon secours, tout en continuant à le tenir en respect, car je vis que j’avais affaire à un homme furieux. Un caporal et trois chasseurs accoururent à ma voix ; à l’aspect de ces hommes, je retirai mon épée de la poitrine de ce malheureux et dis à la garde de s’en emparer et de le conduire au poste de la gendarmerie. Au moment où le caporal fut pour le saisir, ce diable d’homme, auquel maladroitement j’avais laissé le sabre à la main, en porta un coup au caporal qui lui coupa le pouce de la main gauche. Les chasseurs, voyant leur caporal blessé, le poursuivirent la baïonnette en avant ; ils lui en donnèrent un coup dans le bas-ventre, qui le fit tomber sans connaissance sur le tapis de la pièce où la scène venait de se passer. On le transporta de suite au poste de la gendarmerie d’élite où de prompts secours lui furent prodigués (3). Quand il eut repris l’usage de ses sens, on lui demanda qui il était et dans quelle intention il s’était introduit dans le château des Tuileries armé d’un sabre nu. Il répondit qu’il était maréchal des logis des chasseurs à cheval de la garde impériale, et qu’il était venu avec la volonté d’assassiner l’Empereur. Je fis de suite le rapport de cet événement à l’adjudant supérieur du palais, Renaud, qui en rendit compte au maréchal Duroc et celui-ci à l’Empereur. D’après tous les renseignements qu’on parvint à se procurer sur le compte de cet homme, l’Empereur reconnut en lui le maréchal des logis de ses guides à cheval qui, pendant la première campagne d’Égypte, avait constamment été chargé de porter sa longue-vue et ses cartes. Il ordonna qu’on le fit conduire sans délai à Bicêtre, et qu’on en eût le plus grand soin, et lorsqu’il apprit que c’était par suite d’un passe-droit (4) que l’on avait fait à ce militaire que ce malheureux s’était livré à un acte de désespoir, il ne voulut voir en lui qu’une victime de l’injustice de ses chefs, et recommanda de nouveau qu’on ne le laissât manquer de rien. L’Empereur chargea le maréchal Duroc de me dire de sa part qu’il avait été satisfait du zèle que j’avais mis à remplir mes devoirs dans une circonstance aussi difficile ; ce dernier me fit entendre que ne je tarderais pas à en être récompensé, et m’engagea à ne point donner de publicité à une affaire qu’il disait être de famille. Je n’ai jamais su depuis ce fâcheux événement ce qu’était devenu ce maréchal des logis ; étant parti deux mois après pour assister à Milan au couronnement de l’Empereur et ayant été nommé major dans le quatrième régiment de ligne (5) j’oubliai son nom et le perdis entièrement de vue. »
Narration par Frédéric Masson
Dans son ouvrage Napoléon chez lui, publié en 1894, Frédéric Masson relate une aventure semblable trait pour trait à celle vécue par le Belle-Îlois. Ce dernier fait état des premiers jours de 1805, mais Masson, qui ne cite nullement le nom de Bigarré, place l’événement dans le cours de l’an xi, soit entre septembre 1802 et août 1803. La mémoire a-t-elle fait défaut à Bigarré ? Doit-on faire confiance à Masson ? Voici ce que dernier relate : « Dans la journée, adjudants, adjoints ou fourriers, faisaient dans les parties inhabitées du palais, des rondes fréquentes. Ils n’entraient pourtant pas dans l’appartement ordinaire que suffisaient à garder les officiers de service. On pourrait croire que ceux-ci n’eurent point à agir de leur personne : cela ne serait pas exact. En l’an xi (6), un homme, en habits bourgeois, s’introduit dans la première antichambre. Interpellé par l’officier de garde, un capitaine aux voltigeurs, sur ce qu’il a conservé son chapeau sur sa tête, il sort brusquement de dessous sa redingote, un sabre avec lequel il veut tuer l’officier. Celui-ci se met en garde et cloue l’énergumène contre le mur. On accourt, on s’empresse : on reconnaît l’homme pour un ancien maréchal des logis des guides auquel une injustice avait été faite et qui, exaspéré, affolé, était venu pour tuer le Consul. On le soigne, on le guérit, on étouffe l’affaire, et Bonaparte fait une pension à son assassin. »
La comparaison des deux textes est intéressante. Bigarré est capitaine de chasseurs à pied de la Garde impériale ; l’officier cité par Masson serait un capitaine de voltigeurs. Or, les voltigeurs ne sont apparus dans la garde que bien plus tard ; toutefois, il faut relever que les éléments formant ce nouveau corps sont issus des tirailleurs-chasseurs et des conscrits-chasseurs ! Il n’y a donc pas loin de l’un à l’autre, lorsque près de cent ans séparent les faits de la narration. Par ailleurs, les circonstances de l’incident sont communes aux deux auteurs. Le lieu : le palais des Tuileries ; l’erreur de protocole : le chapeau conservé sur la tête ; la qualité de l’agresseur : un ancien guide de l’armée d’Orient ; les raisons : un litige entre l’intrus et l’administration et enfin les suites données : le militaire a été confié aux médecins et l’affaire est étouffée, Napoléon montrant la même clémence envers un vieux « compagnon » de combat.
Entre deux versions
Bigarré fixe d’une manière relativement précise la date de l’événement. Il indique, d’une part, les premiers jours du mois de janvier 1805 et, d’autre part, qu’environ deux mois après, une partie de la garde avait quitté la capitale pour gagner Milan où devait se célébrer le sacre de Napoléon roi d’Italie. Effectivement, sur un ordre du 14 janvier, des compagnies de grenadiers et de chasseurs à pieds quittaient leurs casernements parisiens pour se rendre à Lyon avant de gagner Milan. Quant au départ de Paris de l’Empereur pour cette circonstance, il est indiscutablement fixé au 2 avril 1805.
Par ailleurs, Bigarré déclare avoir rendu compte de l’événement à l’adjudant supérieur du palais « Renaud », qui lui-même en rendit compte au « maréchal » Duroc. Ceci amène plusieurs réflexions. D’abord, l’officier que Bigarré désigne sous le patronyme de Renaud est, en réalité, le futur général Hilaire-Benoît Reynaud. Reynaud, fait chef de bataillon le 4 juillet 1797, est passé à la garde des consuls comme chef d’escadron adjoint le 22 février 1800. Il est nommé adjudant commandant le 27 août 1803. Il est enfin désigné colonel du 15e de ligne, le 6 avril 1804… mais en conservant toutefois son emploi d’adjoint au grand maréchal du palais, entre temps devenu « impérial » (7).
Ensuite, si Duroc n’a jamais été maréchal ainsi que le dit Bigarré, en revanche, l’aide de camp de Bonaparte a été fait général de division le 27 août 1803. Par ses nouvelles fonctions, il a détenu le titre de « grand officier du palais de l’Empereur » à partir du 10 juillet 1804, devenu « grand maréchal du palais impérial » le 2 février 1805. Sa capacité à recevoir le rapport de Reynaud se trouve donc envisageable à partir du 10 juillet 1804. Ce qui écarte, en conséquence, la datation de Masson. Par ailleurs, ce dernier fait état d’un capitaine de voltigeurs et non de chasseurs. Or, les voltigeurs ne sont apparus dans la Garde qu’à partir d’un décret du 30 décembre 1810. Cependant, il est intéressant de relever que les éléments qui ont contribué à la formation de ce nouveau corps sont issus des tirailleurs-chasseurs et des conscrits-chasseurs. D’où, peut-être, une confusion dans l’esprit de la « narratrice », comme on le découvrira plus loin, et celui du rédacteur.
La version de Bigarré emporte donc notre adhésion. Nos recherches ne nous ont pas permis d’établir l’identité du maréchal-des-logis en question. Rien qui soit en rapport avec cette affaire, pourtant d’importance, n’a pu être retrouvé dans les différentes archives ou militaires ou de l’Assistance publique (hôpitaux de Charenton, Bicêtre, etc.). Il semble donc que le souhait de Napoléon ait été bien respecté. La question se pose alors : comment Frédéric Masson a-t-il pu avoir à en connaître ? La réponse est simple.
Au cours de l’année 1812, se trouvant dans la capitale, Bigarré, devenu général, fait la connaissance d’une jeune femme alors âgée de vingt-trois ans. Alexandrine est la fille de Nicolas Lebon, un avocat qui a eu son heure de célébrité au temps de la Révolution en défendant l’abbé Brotier, accusé de conspiration dans l’affaire dite « de l’Agence de Paris », officine royaliste à la tête de laquelle l’ecclésiastique se trouvait. Or, Alexandrine avait, antérieurement, été mariée à Jean-Claude Masson, avoué au tribunal de première instance de la Seine (8). De cette union, elle avait eu, notamment, en 1811, un fils, François ; et du mariage de celui-ci, en 1837, a découlé la naissance de Louis-Claude-Frédéric Masson le 8 mars 1847. C’est sur ce dernier que nous nous attardons parce qu’il est devenu l’immense Frédéric Masson, historien, secrétaire perpétuel de l’Académie française.
Ainsi, Alexandrine Bigarré était la grand-mère du spécialiste de Napoléon. Né en 1847, Frédéric Masson n’a pu rencontrer Bigarré, décédé en 1838. En revanche, il est assuré qu’il a tenu de la bouche même de son aïeule l’événement qu’il narre dans son ouvrage. L’on sait qu’il était très proche d’elle : le funeste soir du 11 avril 1877 où Alexandrine, renversée par une voiture dans une rue de Rennes, agonise, son petit-fils Frédéric est là, près d’elle pour l’assister dans ses deniers moments. Sa signature figure d’ailleurs au bas de l’acte de décès de sa grand-mère comme principal déclarant.
La seule différence entre les deux relations des faits survenus aux Tuileries porte donc sur la date de ceux-ci. Il est regrettable que l’académicien, désireux de préserver de tout pillage son terrain de recherches, n’ait jamais cité, dans un seul de ses ouvrages, les sources auxquelles il a puisé pour la rédaction de son œuvre. Toutefois, il est certain qu’ici sa source, introuvable chez d’autres auteurs ni même dans les archives, soit de bon aloi : Alexandrine Bigarré s’est faite l’interprète de son époux, décédé, auprès de son petit-fils.
(1) Pierre Branda, Napoléon et ses hommes, Fayard, 2011 ; « Le grand maréchal du Palais : protéger et servir », Napoleonica, La Revue, vol. 1, n°1, 2008, pp. 2-44.
(2) Mémoires du général Bigarré, aide de camp du roi Joseph, 1775-1813, Ernest Kolb éditeur, [1893] (rééd. en 2002 aux éditions du Grenadier, avec présentation et notes de Michel Legat).
(3) La gendarmerie d’élite faisait partie de la Garde. Elle avait son rôle à tenir dans la sécurité des lieux où séjournait l’Empereur.
(4) La notion de « passe-droit » n’était alors pas celle qui existe de nos jours. Le Littré donne comme signification : « Injustice faite à quelqu'un en lui préférant une personne qui a moins de titres que lui. » Même si l’on ignore l’importance de l’injustice commise à l’égard de l’inconnu des Tuileries, il est évident que son geste est démesuré et qu’il relevait plus du domaine médical que criminel.
(5) Bigarré a été nommé major dans le 4ème régiment de ligne le 6 février 1805.
(6) Ce qui est très imprécis car cela fixe les faits entre le 23 septembre 1802 et le 23 septembre 1803.
(7) SHD, 8 Yd 1161, dossier individuel du général Hilaire-Benoît Reynaud, 1772-1855.
(8) Alexandrine Lebon, lors de son mariage avec Jean-Claude Masson le 28 octobre 1805, était âgée de seize ans.
Les autres tentatives
À l'origine des différentes tentatives d'assassinat contre Bonaparte puis Napoléon, on trouve des politiques, des opportunistes et aussi des « illuminés ». Les uns ont voulu renverser le pouvoir afin de le rendre à la royauté, comme Georges Cadoudal ; il y a des jacobins, comme Alexandre Chevalier, chimiste piégé par Fouché ; d’autres ont voulu se débarrasser du personnage pour des raisons très personnelles : ce fut le cas des Allemands Frédéric Staps, guidé par des « visions surnaturelles », et Ernest von der Sahala resté connu sous le nom de La Sahla, un jeune étudiant, saxon comme le précédent, âgé de dix-huit ans, nourri des prophéties de l’Ancien Testament. D’autres ont tenté, très simplement, d’exploiter les circonstances, comme le général Malet qui voulut faire entendre aux Parisiens que l’Empereur avait péri en Russie. Tout cela ne demeura que tentatives. La police ou même le hasard – sa « bonne étoile » – n’ont cessé de veiller sur l’homme le plus puissant du monde. Mais, pour les uns comme pour les autres, la punition a été sévère. Ils périrent soit sous le couperet de la guillotine, soit sous les balles d’un peloton d’exécution. Seul La Sahla fut « embastillé » à… Vincennes. Napoléon avait ainsi émargé le rapport de Savary : « Il ne faut point ébruiter cette affaire… », en ajoutant le pourquoi : « […] afin de ne point être obligé de finir avec éclat […]. Laissez faire le temps. » Les Prussiens tireront La Sahla de son cachot en 1814.
Le général Bigarré
Né à Belle-Île-en-Mer le 1er janvier 1775, après avoir servi comme mousse dans la marine, Auguste-Julien Biggaré a été reçu sous-lieutenant au 9e régiment d’infanterie, unité alors en garnison sur son île natale. Le début de sa carrière a été marqué par les guerres dans l’Ouest contre les Chouans – il a été blessé dans l’affaire du débarquement des émigrés à Quiberon. Il est successivement lieutenant à la 17e demi-brigade de bataille puis capitaine à la 1re légion des Francs, corps qu’il a été chargé de mettre sur pied pour assister à la seconde expédition d’Irlande que les mauvaises conditions météorologiques ont fait tourner au fiasco mais où il s’est distingué particulièrement lors du dramatique retour sur les rivages bretons. Cette légion prit bientôt une nouvelle appellation et Bigarré se trouva ainsi capitaine de carabiniers à la 14e demi-brigade d’infanterie légère. Au cours de l’été 1801, une heureuse rencontre aux bains de Luxeuil va transformer le cours de son existence. Un soir, il est invité à la table de l’épouse du Premier consul. « Un jeune officier comme vous, s’exclame Joséphine, a sa place dans la garde personnelle de mon cher mari… » Vive émotion chez Bigarré. « Écrivez-lui personnellement. » Même si, par un incroyable manquement au protocole – la demande est faite en toute hâte sur du papier rose –, Bigarré est, le 1er mars 1802, nommé capitaine aux chasseurs à pied de la garde consulaire. Doit-il son nouveau poste uniquement à la bienveillance de Joséphine ou ne profite-t-il pas plutôt, pour intégrer les rangs de la Garde, de la nouvelle organisation de cette dernière ? (A) Les deux événements concoururent probablement à son bonheur. Ce dernier est affecté à la tête de la 5e compagnie du 2e bataillon, casernée à Rueil. Il va demeurer au sein de cette force d’élite jusqu’au 6 février 1805, jour où il passera, avec le grade de major, au 4e régiment d’infanterie de ligne, unité dont Joseph Bonaparte est le colonel en titre. Ce qui signifie que Bigarré est bien plus que major mais plutôt chef de corps du 4e, les occupations du frère de l’Empereur l’éloignant des occupations d’un colonel ordinaire.
Comments