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Une énigme peut-être résoluel’aigle « inattendue » de Borisov identifiée

Depuis 1963, le musée de Borisov sur la Bérézina recèle dans ses trésors une aigle napoléonienne trouvée à quelques kilomètres de là et dont l’appartenance restait à ce jour incertaine. Les éléments réunis depuis plusieurs années de recherches ont permis d’aboutir à une hypothèse sérieuse sur le régiment ayant perdu son emblème.



Un soir du mois de juin 1963, un pécheur local, Nicolaï Alexandrovich Naoumovetz découvre dans la rivière Lochnitza, sur la route de Borisov, une aigle en relativement bon état, et – détail qui pourra avoir son importance – encore fixée à un débris de hampe, débris pourris mais ne présentant aucune trace de consumation. Quelques temps après, l’objet est remis au musée de Borisov, dirigé par Natacha Rakhovitch. L’emblème est entier, ne semble avoir été ni martelé ni fondu. En revanche, la dorure initiale a pour l’essentiel disparu pour laisser apparaître un beau bronze non oxydé. À en juger par les inscriptions et marques diverses qu’elle présente, l’aigle est authentique. Ses caractéristiques sont celles d’un modèle 1804 (1) et sur le caisson qui ne porte aucun chiffre, on constate plusieurs perforations.


Description : quelques indices

L’objet présente dès le premier regard des perforations sur les deux panneaux avant et arrière du caisson, au nombre de huit voire neuf, traces d’anciens numéros régimentaires. Deux de ces trous sont plus gros que les autres et situés au centre du caisson. Ceci fait dire à Pierre Charrié (2), spécialiste des aigles et drapeaux qui a examiné de près l’emblème, qu’il avait été utilisé deux fois, dont une première avec un seul chiffre. Rien d’étonnant à cela puisqu’en application du décret de février 1808 réduisant le nombre d’aigle à une par bataillon ou escadron, bon nombre de ces aigles surnuméraires ont été retournées au dépôt pour une éventuelle réutilisation. L’absence de chiffre ne permet pas l’identification du régiment. C’est là tout le mystère. Les gravures de chiffres romains et des symboles permettent d’authentifier l’aigle. En revanche, ces marques qui, sont selon les experts, seraient la marque de fabrique montreraient que les pièces constituant l’aigle auraient des origines différentes et que l’aigle aurait ainsi été « reconstituée ». La signification de ces chiffres romains que l’on retrouve sur d’autres aigles (3) reste à ce jour un mystère.


Procéder par élimination

Pour établir la liste qui suit, nous avons d’abord éliminé les corps de la Grande Armée qui, de par leur situation géographique excentrée, ne se trouvaient pas à la Bérézina. Ainsi les 10e (Macdonald) et 11e corps (Augereau), qui se trouvaient respectivement beaucoup plus au nord et en Allemagne. Ne sont pas non plus concernés les corps composés de troupes étrangères non dotées d’aigles françaises, comme les Polonais du 5e corps de Poniatowski ayant des aigles d’un modèle différent de celui qui nous occupe, ou les Bavarois du 6e corps de Gouvion, les saxons du 7e corps du général Reynier, le 12e corps autrichien de Schwarzenberg se dirigeant vers Minsk plus au sud, et les Westphaliens du 8e corps du roi Jérôme. Précisons que la Garde impériale n’a perdu aucune aigle durant la campagne.


C’est presque le cas du 1er corps du maréchal Davout, et de son 127e de ligne – mais c’était à Krasnoïe. Même exploit du 2e corps d’Oudinot qui, en dépit des très durs combats avec les troupes de Tchitchakov sur la rive gauche pour tenter de reprendre le pont de Borisov, puis sur la rive droite pour protéger la tête de pont de Studianka, n’a pas perdu d’emblème. Bien qu’il n’y ait aucune information sur le sort de l’aigle du 7e régiment de cuirassiers, il nous semble improbable qu’il l’ait perdue ou abandonnée alors qu’il présentait une force combattive importante qu’il opposera victorieusement sur la rive droite.


À la tête de son 3e corps, nous connaissons les exceptionnelles qualités de chef dont fit preuve le maréchal Ney lors de la retraite, en particulier depuis Krasnoïe où il fut encerclé et où il perdit la moitié des maigres effectifs lui restant, avec le passage du Dniepr, jusqu’à sa jonction avec le gros de l’armée à Orcha. Étonnamment, seuls trois régiments sur dix perdirent leur aigle : deux à Krasnoïe (le 4e chasseurs à cheval et le 18e de ligne), une à la Bérézina (11e hussards) conservée à Saint-Pétersbourg. Le 129e de ligne, créé en 1811, était doté d’une aigle modèle 1812. Quant au sort malheureux des régiments du 4e corps, examinons-le de plus près.


Le cas des aigles du 4e corps

Après les batailles de Maloïaroslavets et surtout de Krasnoïe, le 4e corps d’Eugène de Beauharnais avait particulièrement souffert, et les effectifs diminué d’environ trois mille hommes, soit une perte de 30%. Certains régiments devenus squelettiques auraient pu craindre de perdre leur enseigne au prochain affrontement sérieux. Il faut préciser que seuls douze régiments composant le corps au début de la campagne sont français : la 13e division (Delzons) est composée du 8e léger (4), du 84e de ligne (1re brigade), du 92e de ligne et du 106e de ligne (2nde brigade). Selon un procès-verbal des régiments en 1813 : le colonel Pegot du 84e de ligne obéit aux ordres mais conserva la plaque portant l’inscription « un contre dix », une « inscription honorable que S.M. avait fait placer sur cet aigle, en récompense de la belle conduite » ; le 92e de ligne (colonel Lagnier) détruisit son aigle au bivouac du 18 novembre à Lyadi sur ordre du général Mejean, aide de camp d’Eugène de Beauharnais ; l’aigle du 106e (colonel Bertrand) fut détruite dans la nuit du 17 au 18 novembre entre Lyadi et Orcha.


En ce qui concerne le 9e de ligne, sous les ordres du colonel Vautré, le témoignage du lieutenant Meunier, porte-aigle du régiment à la Moskova, coupé de ses camarades et entouré par l’ennemi, mérite l’attention : « Blessé dans la même de deux coups de baïonnette, je tombai, mais j’étais à même de faire un effort pour empêcher que l’aigle ne tombe entre les mains de l’ennemi. Quelques Russes se précipitèrent sur moi et m’entourèrent, mais me remettant debout, je réussissais à lancer l’aigle, la hampe et le drapeau, par-dessus leurs têtes, en direction de quelques-uns de nos soldats, que j’apercevais heureusement tout près et qui essayaient de se frayer un passage pour sauver l’aigle. C’est tout ce que je pouvais faire avant de tomber à nouveau et d’être fait prisonnier. » (5)


Il s’agit d’aigle et de drapeau modèle 1812. L’officier rentra en France en 1814 et retrouva quelques anciens compagnons de son régiment qui avaient survécu à la campagne de Russie et qui avaient ramené l’aigle en France. L’aigle fut ensuite remise au ministre de la guerre et détruite. Mais selon le rapport du 4e corps, « l’aigle a été détruit et brisé en petits morceaux et jeté dans le Dniepr à Orcha, le 19 novembre 1812, par ordre de S.A.I. le prince vice-roi. L’attestation en a été donnée par tous les officiers, rentrés des bataillons de guerre. » (6) Le 15 juin 1813, le régiment reçoit son aigle et son drapeau, également d’un modèle 1812, avant le retour du lieutenant Meunier de captivité (7).


Un doute subsiste pour le 18e léger. Non pas de savoir si ce régiment comme tous ceux de l’infanterie légère avait leur emblème. Il est établi qu’en 1804, le régiment en avait reçu trois. En vertu d’un ordre de l’Empereur du 27 mars 1807 stipulant que les régiments d’infanterie légère n’auraient pas d’aigle à l’armée, les aigles excédentaires sont renvoyées en 1812 au dépôt de Genève. Le régiment aurait-t-il néanmoins gardé une aigle en service (modèle 1804) ? Si c’est le cas, on peut logiquement penser qu’il s’agirait d’une première utilisation.

Quant à celle du 35e de ligne, elle a bien été capturée à Krasnoïe en dépit des indications très vagues fournies par le procès-verbal du 12 mai 1813. Mais nous parlons du drapeau car l’oiseau et la cravate sont conservés en Russie. On peut les voir aujourd’hui dans la cathédrale Notre-Dame de Kazan.


Toujours selon un procès-verbal des régiments en 1813, l’aigle du 53e de ligne (colonel Grosbon) fut détruite sur ordre à Orcha le 18 novembre (8).


Les autres régiments de ces deux divisions étaient soit croate, soit espagnols et n’avaient donc pas d’aigle. Idem pour la 15e division qui comptait des régiments italiens et dalmates. Les 9e et 19e régiments de chasseurs à cheval formaient la 12e brigade de cavalerie légère. Concernant les étendards modèles 1812 de ces deux régiments français, si nous connaissons quelques détails de leur état avant l’entrée en campagne, il y a néanmoins peu d’indices sur les conditions de leur disparition en Russie.


En résumé, on peut s’interroger sur le destin de quelques emblèmes du 4e corps : les 8e et 18e légers, les 9e et 19e chasseurs à cheval. Mais la probabilité que l’aigle de Borisov soit celle de l’un de ces régiments est très faible si l’on considère le parcours du corps d’Eugène qui ne sera pas impliqué dans la bataille et passera bien au nord de Lochnitza, lieu de la découverte.


Mythe ou réalité : des aigles françaises ont-elles été délibérément détruites ou brûlées ?

À la fin de la campagne de Russie, force est de constater qu’en certain nombre d’enseignes ont disparu sans que l’on sache ce qu’elles sont devenues. Certains témoignages de source française, et de témoins directs, rapportent une destruction quasi générale des aigles sur ordre de l’Empereur, quelques jours avant les journées cruciales de la Bérézina. Cela ne manque pas de nous interpeller.


Distinguer le mythe de la réalité devrait nous permettre quelques hypothèses sur l’identité de l’aigle de Borisov. Constant raconte : « […] Cependant on tint conseil. Il fut résolu que l’armée se dépouillerait de tous les fardeaux inutiles qui pouvaient entraver sa marche. Jamais il n’y eut plus d’union dans les avis. Jamais délibération ne fut plus calme ; c’était le calme des gens qui s’en remettent une dernière fois à la volonté de Dieu et à leur courage. L’Empereur se fit apporter les aigles de tous les corps ; elles furent brûlées ; il pensait que les fuyards n’en avaient que faire. Ce fut un spectacle bien triste que ces hommes sortant des rangs un à un et jetant là ce qu’ils aimaient plus que leur vie. Je n’ai jamais vu d’abattement plus profond, de honte plus durement sentie. Car cela ressemblait fort à une dégradation générale de tous les braves de la Moskova. L’Empereur avait attaché à ces aigles un talisman. Alors il fit trop comprendre qu’il n’y avait plus foi. Il fallait qu’il fût bien malheureux pour en venir là. Du moins ce fut une consolation pour les soldats de penser que les russes n’en auraient que la cendre. Quel tableau que celui de l’incendie des aigles, surtout pour ceux qui comme moi avaient assisté à la magnifique cérémonie de leur distribution à l’armée au camp de Boulogne, avant la campagne d’Austerlitz ! » (9)


La peinture de W. Kossak, célèbre peintre polonais, illustre le propos de Constant, qui reprend – presque mot pour mot – le récit du comte de Ségur (10). Elle montre un Napoléon abattu, perplexe, méditatif, découragé peut-être. Bref, dans un état d’esprit de défaite. Ces témoignages, considérés aujourd’hui comme infondés, furent repris en écho par les autorités russes pour alimenter se propagande et on les trouve même encore aujourd’hui dans des ouvrages français récents (11).


Or une telle scène a-t-elle pu avoir lieu ? L’Empereur aurait-il donc pu, quelques jours avant la Bérézina, ordonner la destruction de ses aigles ? Dans quelles conditions ? Certains historiens comme F. Beaucour refusent de le croire (12). D’autres officiers auraient-ils été amenés à donner cet ordre ? Ces questions ont créé la polémique. Difficile en effet d’imaginer Napoléon se résignant à faire détruire l’emblème impérial, et ce pour plusieurs raisons. L’Empereur n’était pas homme à céder à la résignation. Ce n’était pas dans sa nature ni dans son rôle de chef. La phrase qu’on lui attribue en 1813 lorsque les alliés lui proposent une paix et un retour aux frontières de 1702 – « Les alliés seraient sur les hauteurs de Montmartre que je ne cèderais pas la Belgique » – la résume assez bien. D’autre part, comme chef il s’interdisait toute faiblesse apparente liée au doute ou au découragement. Ce ne fut le cas que très rarement, et seulement dans son entourage très immédiat pas au milieu de ses soldats. Enfin, l’aigle, symbole sacré, était pensée comme le lien indéfectible entre les hommes d’un régiment qui faisaient corps autour d’elle. Ordonner sa destruction aurait été un sombre message à l’ensemble de la Grande Armée sur sa situation dramatique, et aurait donc porté un coup terrible au moral des hommes.


En outre, les témoignages de Ségur (sur lesquels Gourgaud émet des réserves), Constant, le récit de Castellane notamment sont contredits par les faits, comme le reconnaît l’historien I. Groutso : si un tel ordre a été donné par l’Empereur, il ne fut pas exécuté car un certain nombre d’aigles furent néanmoins capturées, détruites ou perdues, après le passage de la Bérézina. Les drapeaux ont pour beaucoup été pris dans des combats – ce qui prouve la réactivité des troupes napoléoniennes – ou sur des cadavres…


D’autre part, le ravitaillement se faisait encore, et les corps de Victor et d’Oudinot venaient renforcer l’armée en retraite. Enfin, de source russe, les isbas de Studianka ont été démolies pour construire les ponts sauf celles où bivouaquaient Napoléon et « les gardes des aigles où se trouvaient également les aigles » (13).


En revanche, si un régiment disparaît ou ne constitue plus une réelle et efficace unité combattante, l’aigle perd sa raison d’être. De même, une aigle prise par l’ennemi signifiait le déshonneur pour le régiment. Son commandement devait alors se justifier, invoquer des « circonstances honorables » auprès de l’Empereur pour obtenir son (éventuel) remplacement.

Comme on l’a vu, la garde de l’aigle était confiée à des soldats et sous-officiers triés sur le volet pour leur esprit de sacrifice et leur valeur au combat. Ils étaient prêts au sacrifice suprême. La sauvegarde de l’Aigle, qui ne devait en aucun cas tomber aux mains de l’ennemi, est donc moralement et symboliquement primordiale, sous peine de déshonneur. Néanmoins, les circonstances amenèrent quelquefois ces hommes et leur hiérarchie à prendre des décisions difficiles, voire surprenantes, pour éviter ce déshonneur. Grâce aux témoignages et aux archives, nous connaissons quelques-unes de ces circonstances. Mais le cas du 4e corps et de ses régiments mérite d’être examiné.


Quels régiments sont susceptibles d’avoir perdu leur aigle modèle 1804 dans la Lochnitza ?

Nous savons que, le 23, l’amiral Tchitchakov envoie le général Pahlen en direction de Lochnitza et Bobr, entre les armées de Koutouzov et Wittgenstein pour barrer la route de Borisov et de sa tête de pont qu’il avait pris deux jours auparavant, afin de l’écraser. À 13 h, l’avant-garde de Pahlen est repoussée devant Lochnitza par les soldats de la 6e division du général Legrand. Culbutée, elle doit faire une retraite précipitée sur Borisov, les hommes d’Oudinot sur ses talons. De tous les régiments participant à ce succès, seules les aigles des 3e et 24e chasseurs à cheval, de la 9e division du corps d’Oudinot manqueront à l’appel à la fin de la campagne. Mais une question se pose : peut-on penser que ces deux régiments – ou même un seul – aient pu perdre ou abandonner leur emblème alors qu’ils étaient en position de vainqueurs et à la poursuite de russes uniquement soucieux de fuir ?


Le 9e corps de Victor

Il reste à passer en revue les régiments du 9e corps du maréchal Victor dont le rôle dans cette mémorable bataille fut déterminant pour le sauvetage de la Grande Armée. Il y a la 26e division du général Daendels comprenant l’infanterie de Berg, l’infanterie hessoise, et l’infanterie badoise. Donc pas d’aigle. Puis viennent les Polonais de la 28e division, avec des emblèmes différents, et la 12e division sous les ordres du général Partouneaux.

Comme ceux du 2e corps d’Oudinot, les hommes de Victor ne sont pas allés jusqu’à Moscou mais ont stationné en chemin, constituant en quelque sorte une seconde ligne, un soutien en cas de repli. Ils n’ont donc pas été aussi éprouvés que « ceux de Moscou ».


Ces deux corps, dans un état physique et moral de relative combativité, vont jouer un rôle très important dans le déroulement des opérations : le premier en défendant la tête de pont sur la rive droite contre Tchitchakov, après avoir franchi la Bérézina en premier dès le pont amont terminé, le second en combattant en arrière garde sur la rive gauche pour contrer l’avancée de Wittgenstein.


Le rôle dévolu à la 12e division, après s’être positionnée à l’aile sud du front français, est de retarder l’avance des russes de Wittgenstein sur la rive gauche jusqu’à l’ultime limite, lorsque l’essentiel des forces combattantes ayant franchi la Bérézina, le général ferait à son tour passer ses hommes, en extrême arrière-garde, le 28 en toute fin de journée. Alors qu’une nuit noire est déjà tombée depuis plusieurs heures, rendant les communications difficiles, et après un enchaînement d’événements malheureux dont nous épargnerons le détail au lecteur, le général Partouneaux entame un repli mais se dirige vers des campements russes qu’il prend pour les campements français. Complètement désorienté, encerclé dans une zone plus ou moins marécageuse, épuisé, il doit se rendre dans la nuit au 29 novembre.


Au sein du 9e corps, la 12e division du général Partouneaux, dont le nom restera associé au scénario de la Bérézina, compte trois brigades et aligne huit régiments français. Certains, comme les 10e d’infanterie légère, les 36e, 51e et le 55e de ligne, n’ont qu’un bataillon (celui du 55e sera d’ailleurs le seul à échapper à la captivité). Leurs colonels respectifs – Luneau, Métrot, Taillé et Schwiter – sont en Espagne avec le reste de leur régiment et donc accompagnés de leur aigle.


Les 44e et 126e de ligne vont avoir leur aigle capturée à la Bérézina alors que celle du 125e de ligne sera sauvée par le commandant Fremanger. Nous en arrivons à l’hypothèse du 29e léger.


Pourquoi le 29e léger ?

À la fin de cette désastreuse campagne, fin décembre 1812-début 1813, on dresse le bilan. Concernant les aigles, les régiments sont priés de confirmer s’ils sont toujours en leur possession.


Parmi les régiments n’ayant pas répondu figure le 29e léger. Reprenons rapidement l’historique du régiment et rappelons qu’il participait dès 1796 à la manœuvre de Montenotte qui marque les débuts de la campagne d’Italie menée par Bonaparte, par le mouvement de diversion sur Salo. Sous le Consulat, le régiment fait partie de l’armée gallo-batave commandée par le général Augereau, futur maréchal. La demi-brigade est dissoute en septembre 1803 et ses effectifs renforcent ceux de la 16e légère. En juillet 1802, un détachement est envoyé vers l’île de France (actuelle île de La Réunion), dans l’océan Indien, pour rejoindre un bataillon de la 18e demi-brigade légère ; l’effectif restant est caserné à Rennes. Après la capitulation devant les forces anglaises en 1810, une partie des effectifs du régiment dit désormais de l’Isle-de-France revient en métropole, les bataillons étant casernés pour partie dans l’île de Ré, pour partie à Brest. C’est en mars 1811 que Napoléon reforme le régiment et les quatre bataillons doivent rallier Paris, ainsi qu’un cinquième, après que l’on en ait exclu « les déserteurs invétérés et les mauvais sujets » (14). Ce dernier bataillon ne partira pas en Russie.


Le 29e léger est incorporé au 9e corps du maréchal Victor, 12e division (Partouneaux), 1re brigade (Billard). En début de campagne, son effectif théorique est de 2 741 hommes et compte quatre bataillons. Il est commandé par son colonel Chrysostome Bruneteau de Sainte-Suzanne, son chef historique depuis l’océan Indien. Rappelons que c’est le seul régiment complet de la division avec ses quatre bataillons.


Le 29e léger avait bien une aigle

Les dispositions impériales du 27 mars 1807 et le décret de février 1808 prévoyaient que l’infanterie légère ne serait dotée d’aucune aigle. On pourrait donc objecter que le 29e léger n’en avait aucune durant la campagne de Russie. Outre le fait que le régiment en soit bien doté en août 1811 – d’une aigle modèle 1804 qui sera d’ailleurs remise en mars 1812, ainsi que l’étoffe modèle 1812 –, la réponse à cette objection se trouve Service historique de la Défense dans deux documents de correspondance : le premier est une lettre de la direction de l’administration de la guerre au ministre de la Guerre, le duc de Feltre, datée du 9 janvier 1812, qui confirme que le 29e léger, tout comme les 127e, 128e et 129e d’infanterie de ligne, sera bien doté d’une aigle. Le second document est une réponse datée du 1er avril 1812 du ministre à l’Empereur qui lui reproche que le régiment ait reçu son aigle directement sans l’avoir lui-même remise en mains propres comme il l’avait décrété : le ministre répond respectueusement qu’il s’agit en réalité, non d’une nouvelle dotation, mais d’un échange avec l’aigle lorsque le corps servait dans l’océan Indien sous le nom de régiment de l’Isle-de-France. Cela confirme que le régiment a bien son aigle dès le début de la dramatique campagne de 1812, contrairement aux régiments nouvellement créés qui devront faire leurs preuves au feu, comme le 127e qui ne recevra le précieux symbole qu’après la bataille de Valoutina.

Le parcours du 29e, qui existait déjà antérieurement à la création des aigles en 1804, mais dissout en 1803 puis reconstitué en 1811, explique qu’on lui ait attribué une aigle modèle 1804 provenant des réserves d’aigles excédentaires et donc les diverses perforations sur le caisson.


Le régiment avait bien évidemment un porte-aigle et nous en avons retrouvé la trace aux archives de Vincennes. C’est un certain François Pelisson. Il est né en 1789 dans le Tarn, mesure 1,69 m et a les yeux gris (!). Il vient du dépôt du 115e de ligne, comprenant surtout des réfractaires et est incorporé en mars 1812 à la 1re compagnie du 2e bataillon. À noter que les contrôles de troupes du 29e léger pour 1811 et 1812 mentionnent majoritairement des éléments provenant des dépôts des 114e, 115e et 118e de ligne, c’est-à-dire des réfractaires et des déserteurs. Notre homme est fait prisonnier le 28 novembre à la Bérézina. Il ne s’est pas fait tuer pour défendre son aigle. Il rentrera en France en 1814.


Dernier indice : l’initiative du colonel Bruneteau de Sainte-Suzanne

On a prétendu que le colonel de Sainte-Suzanne avait réussi à sauver l’aigle de son régiment à la Bérézina et l’avait rapportée en France après sa captivité. La preuve en est une lettre (non datée) adressée pendant la Restauration par le général Duvivier, gendre du colonel, au ministre de la Guerre, pour le remercier d’avoir fait graver le nom de son beau-père sur l’Arc de Triomphe. Le courrier reprend les principales étapes de la carrière militaire de l’intéressé, et en particulier « […] Le colonel de St Suzanne fait prisonnier au passage de la Bérézina avec les faibles débris de son régiment qui avait soutenu, à l’extrême arrière-garde, la retraite de l’armée, parvint toutefois à sauver l’aigle de son régiment, en la tenant constamment cachée sous ses vêtements et la rapporta en France » signée le maréchal de camp commandant le département de la Mayenne Duvivier au maréchal de France, ministre de la Guerre (15).


Dans ce contexte, le mot « aigle » désigne-t-il l’oiseau en bronze ou le drapeau ? Ce n’est pas précisé. La distinction n’est d’ailleurs pas tout à fait claire durant l’Empire. Mais on peut penser qu’il était plus facile à l’officier de cacher une étoffe sous ses vêtements et la dissimuler durant des années, comme cela a été rapporté dans d’autres circonstances par le docteur de Roos : « À la première halte, les drapeaux, heureusement conservés jusque-là, furent confiés aux plus forts parmi les grenadiers. Les uns préféraient les enrouler autour de leur corps, les autres les plier dans leur sac. Comme au départ de Viazma, le général en chef me recommande de veiller sur les hommes. » (16)


Étude des perforations sur le caisson

Les perforations sur le caisson, nombreuses et de grosseurs différentes, ne sont pas d’un grand secours pour l’identification. Elles montrent à l’évidence un réemploi de l’emblème, ce qui complique les choses. De plus, le style des chiffres pouvait varier d’un régiment à l’autre, de même que le nombre et l’emplacement des rivets. Ainsi le chiffre 2 présentait en général deux trous de fixation, il pouvait également en présenter trois quelquefois, comme pour le 23e de ligne.

Rien cependant ne contredit cette hypothèse qu’il s’agit bien de l’aigle du 29ème régiment d’infanterie légère.


Un scénario cohérent proposé

Dans un de ses courriers adressés à Pierre Charrié, l’historien Fernand Beaucour soulève deux arguments qui mettent en doute le fait que le 29e léger se soit débarrassé de l’emblème dans la Lochnitza. Le premier est la localisation du régiment lors de sa capture : entre le corps du maréchal Victor et Borisov, c’est-à-dire à environ 20 km à l’ouest de la Lochnitza, on imagine difficilement ces soldats se dirigeant plein est sur une aussi longue distance. Le deuxième argument est que ces soldats perdus, conscients d’une capture ou d’une mort presque certaine, auraient pu faire disparaître leur aigle bien avant, dans la Skra, rivière plus proche de Borisov. L’hypothèse soutenue par Pierre Charrié est plus logique : lorsque la division Partouneaux est capturée, c’est vers l’est, en direction de la captivité, que les prisonniers reprennent la route et repassent la Lochnitza. Cela explique le lieu de la découverte.

Avec tous les éléments que nous avons examinés et qui concordent, un scénario cohérent se dessine. Dans la nuit du 28 au 29 novembre, les débris des trois brigades, les généraux de brigade Camus, Billard, Blamont et ce qu’il leur reste d’effectif, cernés de toutes parts, à l’exception d’un bataillon du 55e de ligne, sont fait prisonniers à une dizaine de kilomètres à l’est de Borisov. Seul le 29e léger possède encore l’aigle, le drapeau et le porte-aigle. Arrivés au bord de la Lochnitza, sur le chemin de la captivité, François Pelisson se débarrasse sur ordre de l’aigle dans la rivière. Quant à l’étoffe, le colonel Sainte-Suzanne la conserve par devers lui et la gardera cachée jusqu’à son retour en France en 1814.


Ces conclusions ne prétendent évidemment pas renfermer la vérité absolue sur cette énigme et l’avenir nous apportera peut-être des éléments qui viendront infirmer ou conforter notre hypothèse. Nous les soumettons néanmoins à la sagacité du lecteur.


Le lieu de la découverte : la Lochnitza

L’emblème est découvert à une dizaine de verstes (soit entre 10 et 11 km) à l’est de Borisov, dans une petite rivière du nom de Lochniza ou Locjnitza, qui serpente du nord au sud sur quelques kilomètres seulement, pour rejoindre la Zamojana, affluent de la Bérézina. L’été, la rivière est presque à sec, comme durant cet été de 1963. Pour comprendre l’importance du lieu de la découverte, il faut le replacer dans le plan plus général de cette bataille de la Bérézina qui dura trois jours dans des conditions dantesques.


Le colonel de Sainte-Suzanne

Issu de la petite noblesse champenoise, Chrysostome Bruneteau de Sainte-Suzanne (à ne pas confondre avec son frère Pierre Antoine) entre en 1789 au régiment d’Anjou, comme cadet gentilhomme. Puis c’est la Révolution, le départ pour les armées du Rhin, puis de l’Ouest, des Vosges et de Nord, des Pyrénées Orientales, d’Italie et de l’Ouest. En 1803, il part pour l’île de France dont il devient gouverneur, puis colonel du 29e léger. En juillet 1810, après une résistance acharnée face aux Anglais, il doit capituler et part en captivité jusqu’en février 1811, date de son retour en métropole où il retrouve son régiment comme colonel. Au passage de la Bérézina, le 27 novembre 1812, il est fait prisonnier, et ne rentrera en France qu’en juin 1814 (ou juillet selon les états de service).

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